1. Avant l’arrivée d’Erdoğan : des intérêts convergents
Dans une première partie je dresserai un état des lieux des relations entre les deux pays. Puis dans la seconde partie j’aborderai la question de la communauté juive.
Dans les relations récentes entre Israël et la Turquie, il y a un « avant la flottille pour Gaza » et un « après la flottille pour Gaza ». Je parlerai surtout du « après », mais je souhaite quand même rappeler quelques points clés de l’« avant ».
On peut distinguer deux périodes : de 1949 [1] à 2002 et de 2002 à 2010 (2002 est l’année où le parti AKP de l’actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan est arrivé au pouvoir). Dans la première période, même s’il y a des hauts et des bas (souvent fonction des conflits entre Israël et les pays arabes), il n’y a jamais de rupture des relations, malgré les pressions arabes [2]. La Turquie est bien ancrée dans le camp occidental, membre de l’OTAN, alliée importante des États-Unis et les relations avec Israël sont tirées par des intérêts convergents.
Deux événements notables dans cette période illustrent bien les deux domaines d’intérêts convergents : août 1958, un accord secret est signé à Ankara entre Ben Gourion et son homologue turc pour une coopération entre le Mossad et le service des renseignements turc. Cet accord, intégrant également les iraniens jusqu’en 1979, prévoyait l’échange d’information (notamment sur la Syrie et l’Irak et à partir de 1993 sur l’Iran) et la formation des Turcs à l’espionnage par Israël. Septembre 1995, un accord militaire est signé permettant l’entraînement de pilotes israéliens dans l’espace aérien turc et l’échange des observations recueillies par les vols de reconnaissance sur la frontière turco-syrienne. Les bonnes relations avec Israël permettront à la Turquie d’avoir le soutien précieux des organismes de lobbying pro-israéliens aux États-Unis.
2. Les débuts de l’ère Erdoğan : ambivalence d’abord, hostilité ensuite
A partir de 2002 l’on commence à observer des tendances distinctes au niveau civil et au niveau militaire. Au niveau civil – mis à part les aspects commerciaux dont je parlerai plus tard – nouvellement élu, Erdoğan promet de continuer à développer les relations avec Israël.
Pourtant, il commence assez vite à adopter un langage très critique, voire hostile, envers Israël, qui va aller crescendo. Il qualifie de « terrorisme d’état » l’assassinat en 2004 du Sheikh Yassin. Il reçoit en 2006 à Ankara un leader du Hamas, à la suite des élections palestiniennes. Il affirme qu’Israël est « la principale menace pour la paix au Proche-Orient » suite à l’opération Plomb durci sur Gaza en 2008. Et enfin, il accuse Israël, en la personne du Président Shimon Pérès, de « savoir comment tuer » lors du Forum Économique Mondial à Davos en janvier 2009.
Pourtant au niveau militaire les échanges continuent « normalement » – tout comme les échanges ministériels, d’ailleurs : au début des années 2000, l’Israël Aircraft Industries signe son plus gros contrat, pour le renouvellement de la flotte turque d’avions de chasse. En septembre 2007, l’attaque aérienne d’Israël contre une installation militaire en Syrie passe par l’espace aérien turc sans aucun problème.
3. L’épisode de la « flottille pour Gaza » : on atteint le point le plus bas
Arrive ensuite l’épisode de la flottille. Fin mai 2010, une flottille de plusieurs bateaux, dont le Mavi Marmara, part de Turquie pour tenter de briser le blocus de Gaza. Lors de l’arraisonnement du Mavi Marmara par les commandos israéliens neuf activistes islamistes turcs sont tués. Ankara expulse l’ambassadeur israélien et retire le sien d’Israël. Les relations diplomatiques sont rétrogradées au niveau de second secrétaire. La Turquie présente trois revendications avant de restaurer les relations : des excuses, le paiement de réparations aux familles des morts et la levée du blocus (qui pourtant est reconnu parfaitement légitime par l’ONU). Israël rejette ces revendications, exprime ses regrets pour les morts et affirme que les soldats ont agi en état de légitime défense. A partir de 2011 les contrats de Défense militaire qui s’élèvent à plusieurs milliards de dollars sont suspendus et enfin le gouvernement turc poursuit en justice les israéliens qui ont dirigé ou participé à l’opération.
Entre 2011 et 2013 Erdoğan exploite à l’excès cette crise avec Israël et cultive cette image de leader d’un pays musulman « qui a su tenir tête à Israël ». Cela le rendra très populaire auprès des populations arabes musulmanes.
4. Une situation qui agace les États-Unis : reprise des contacts
Cette situation agace les États-Unis qui ne souhaitent pas voir deux de leurs principaux alliés créer de l’instabilité dans une région qui n’en a vraiment pas besoin. Ainsi, en mars 2013, lors de la visite en Israël du Président Obama, Netanyahu présentera, par téléphone, les excuses d’Israël à son homologue turc pour la mort des neuf Turcs. Je cite le communiqué israélien « Le Premier ministre Netanyahu a exprimé ses excuses au peuple turc pour toute erreur qui a pu conduire à la perte de vies et a accepté de mettre en œuvre l’accord d’indemnisation ». Ces excuses constituaient, du point de vue israélien, un pas énorme – et controversé à l’intérieur – et en tout cas elles étaient censées être suivies de l’annulation par la Turquie de toute poursuite judiciaire, en cours ou à venir, contre des israéliens. Mais finalement cela n’a pas été le cas et on n’a donc pas vu d’amélioration des relations.
Les négociations reprennent finalement en décembre 2013. A partir de février 2014 la presse israélienne et la presse turque révèlent les chiffres d’indemnisation en cours de négociation : la Turquie aurait demandé 30 millions de dollars, Israël en aurait proposé 15 et finalement le chiffre de 20 ou 23 millions aurait été arrêté [3]. Le 9 février, le Ministre des affaires étrangères turc Ahmet Davutoğlu annonce à la télévision que « les deux parties n’ont jamais été si proches d’un accord » [4]. De plus, il reconnaît, sans le dire, que le blocus israélien est de fait levé, l’Égypte ayant fermé sa frontière avec Gaza. A partir de ce moment, on peut penser que l’affaire est quasiment conclue.
Pourtant, 48 heures après cette annonce, Erdoğan contredit son ministre en annonçant que la normalisation des relations nécessite toujours la levée complète du blocus de Gaza [5]. Du coup, on apprend dans la presse israélienne que finalement Netanyahu n’a pas non plus accepté l’accord.
Toute cette « valse-hésitation » est avant tout liée aux considérations de politique intérieure des deux côtés, mais plus particulièrement du côté turc. En effet, Erdoğan se prépare à trois échéances électorales importantes : les municipales du 30 mars (qu’il vient de remporter), les présidentielles d’août prochain et les législatives de 2015. La stigmatisation d’Israël ayant toujours été un fonds de commerce électoral payant, soit il considérait une normalisation des relations comme un risque politique qu’il ne voulait pas prendre avant le 30 mars, soit il comptait présenter un éventuel accord avec Israël avant le 30 mars comme une victoire.
Toujours est-il que de son côté Israël n’était évidemment pas disposé à faire un cadeau à Erdoğan en faisant davantage de concessions et il n’y a donc pas eu d’accord politique avant cette date.
Ceci dit, on sait que les diplomates des deux parties continuent à travailler et il apparaît probable qu’elles ne vont pas attendre trop longtemps après les élections [6]. D’ailleurs on pouvait lire récemment dans la presse que David Meïdan, représentant de Netanyahu en matière d’énergie et de sécurité et ancien n° 2 du Mossad – et un acteur majeur de la libération de Guilad Shalit – était en visite secrète à Ankara le 24 mars pour discuter de la normalisation des relations après les élections municipales [7].
En tout état de cause, de l’avis quasi-unanime des observateurs, les deux parties auraient tout à gagner à normaliser leurs relations, ne serait-ce que pour rompre leur isolement diplomatique. Citons quatre raisons en ce qui concerne la Turquie :
- Les relations de la Turquie avec l’Égypte et la Syrie, mais aussi avec l’Irak et l’Iran, se sont nettement détériorées depuis que la Turquie a abandonné sa politique traditionnelle de neutralité au profit d’une politique sectaire pro-sunnite (soutien des Frères Musulmans et de Morsi en Égypte, du Hamas à Gaza et de l’opposition sunnite en Syrie). Cet isolement de la Turquie vient d’être exacerbé à la suite de son exclusion, avec le Qatar, du Haut Conseil des Affaires Islamiques qui s’est tenu fin mars au Caire. En effet, l’Arabie Saoudite se positionne, avec l’aide des États-Unis, comme soutenant une opposition « modérée » en Syrie alors que la Turquie et le Qatar sont affichés comme soutenant l’opposition extrémiste [8]. (Le véritable conflit sous-jacent étant le conflit « sunnito-sunnite » entre le Wahhabisme islamique prôné par les Saoudiens et la « démocratie » islamique prônée par les Turcs.)
- Le refus de la Turquie de participer aux manœuvres régionales de l’OTAN auxquelles Israël participe l’a isolée sur le plan militaire également.
- Le pays a besoin de meilleures relations avec les États-Unis et surtout avec le Congrès américain à cause de l’épineuse question arménienne [9].
- La Turquie dépend désormais du port de Haïfa pour ses exportations vers la région, depuis que les routes traversant ses frontières avec l’Irak et la Syrie ne sont plus sécurisées.
5. Débouchés pour l’exportation du gaz israélien : un potentiel « gagnant – gagnant » ?
Une raison prépondérante pour s’entendre est sans doute la question du gaz naturel israélien, dont je parlais en introduction. Voyons d’abord quelles sont les données factuelles sur le terrain. J’en nommerai cinq.
- La découverte en 2010 du gisement offshore Léviathan est la plus vaste découverte en exploration de l’histoire d’Israël. Selon les estimations, les réserves seraient suffisantes pour approvisionner Israël en gaz pendant 70 ans, sans compter le pétrole qui se trouverait en-dessous des strates de gaz [10]. A noter que le gaz c’est 40% de la consommation énergétique d’Israël et qu’il constitue un moyen de génération d’énergie bien moins polluant que le pétrole et le charbon.
- Israël a décidé en juin 2013 de réserver un peu moins de la moitié du gaz de Léviathan à l’exportation [11]. Dès lors, se pose la question de savoir à qui exporter le gaz et par quel chemin.
- Les gros besoins en gaz naturel [12] se situent en Europe, en Turquie et en Asie (particulièrement en Extrême-Orient). Pour l’exportation vers l’Extrême-Orient, deux débouchés maritimes seraient envisageables, mais nécessitant de liquéfier le gaz : canal de Suez ou le port d’Eilat, tous les deux problématiques. Le premier à cause de l’instabilité politique en Égypte, le deuxième à cause de la difficulté de transformer Eilat, qui vit du tourisme, en une plateforme d’exportation de gaz. Il reste donc la Turquie et les pays de l’Union européenne. Ceux-ci ont besoin de réduire leur dépendance vis-à-vis du gaz russe, a fortiori depuis la crise en Ukraine. La Turquie, dont les besoins en énergie augmentent de 4 à 5% par an, souhaite également réduire sa forte dépendance à la Russie qui lui fournit 60% de son gaz. De plus, elle achète le gaz russe à 442 dollars les 1000 m3 alors que le gaz israélien serait aux alentours de 350 dollars, soit 21% moins cher [13].
- La Turquie souhaite également devenir un acteur important du transport d’énergie vers l’Europe. Suite à un accord signé en décembre 2013, la Turquie disposera à partir de 2018 de gazoducs la reliant à l’Europe pour transporter du gaz de l’Azerbaïdjan – via la Géorgie et la Turquie – vers la Grèce, la Bulgarie, l’Albanie et l’Italie, créant ainsi une alternative intéressante au gaz russe et au gaz iranien [14].
- Pour Israël, le moyen le moins coûteux est la construction d’un gazoduc sous-marin reliant Léviathan à la côte sud de la Turquie, qui serait relié ensuite aux gazoducs prévus d’alimenter l’Europe. Le coût de ce gazoduc serait aux alentours de 3 milliards de dollars, à comparer avec l’autre moyen d’entrée vers les marchés européens, à savoir la construction d’une usine de liquéfaction en Chypre, qui coûterait entre 10 et 12 milliards de dollars [15]. Nous savons que des contacts ont déjà eu lieu entre le consortium exploitant les gisements en Israël (Noble Energy, Delek Drilling et Avner Oil, principalement) et plusieurs multinationales turques. Aux dernières nouvelles, le consortium serait déjà en train d’examiner les offres des sociétés turques reçues en réponse à l’appel d’offres (incluant la construction du gazoduc) [16].
- Si un gazoduc vers la Turquie doit être construit, il passera obligatoirement par la zone économique exclusive de Chypre, le passage par les eaux territoriales du Liban et de la Syrie étant, on s’en doute, très problématique. Or Chypre est une île divisée en deux parties, grecque au sud, turque au nord, depuis l’intervention turque au nord de l’île en 1974 (en réaction à un coup d’état visant à rattacher l’île à la Grèce). Aucun accord entre Israël et Chypre n’est possible sans que les parties grecque et turque ne se mettent d’accord. C’est justement pour cette raison qu’en février 2014 des pourparlers ont été relancés en vue d’une réunification des deux parties de l’île, grâce à une pression forte des américains.
Maintenant passons à l’analyse de ces données factuelles.
Israël se trouve dans un rapport de force favorable car elle seule possède d’importantes réserves avérées.
Sur le plan économique, un accord d’Israël avec la Turquie et avec Chypre, suivi éventuellement de contrats avec les pays européens, apparaît comme un scénario « gagnant-gagnant » pour Israël et pour la Turquie, ainsi que pour Chypre qui a besoin d’argent pour rembourser ses dettes vis-à-vis de l’Union européenne. Gagnant également pour les pays de l’Union européenne qui diversifieraient leur approvisionnement tout en le payant moins cher. Gagnant aussi pour les États-Unis qui ont tout intérêt à ce que ses alliés dans la région s’entendent a fortiori à un moment où les tensions avec la Russie augmentent.
On voit bien que tout cela dépend d’un accord entre les Grecs et les Turcs chypriotes. Un tel accord présenterait l’avantage supplémentaire de désamorcer les tensions entre deux membres de l’OTAN que sont la Turquie et la Grèce mais aussi les tensions entre l’Union européenne et la Turquie.
Cela dit, quand il s’agit du Proche-Orient il ne faut jamais exclure les scénarios moins réjouissants. On peut imaginer un échec des pourparlers chypriotes ; des incidents sur les frontières maritimes contestées entre Israël et le Liban ; une course aux armements qui déstabiliserait les équilibres existants (en effet, alors que la flotte israélienne monte en puissance pour protéger les réserves, les Turcs auraient commandé en décembre 2013 aux Espagnols la construction d’un porte-avions pour un milliard de dollars) [17]. Les risques sont bien présents.
La question est donc de savoir si le pragmatisme des intérêts économiques réciproques va prévaloir, malgré le manque de confiance politique qui se situe surtout au niveau des leaders (en effet, le courant n’est jamais vraiment passé entre Netanyahu et Erdoğan). On a le droit d’être optimiste, d’autant qu’un nouvel élément qui devrait lui aussi pousser à la realpolitik est récemment apparu, cette fois-ci dans le dans le domaine sécuritaire : le danger terroriste djihadiste en Syrie qui menace de plus en plus aussi bien la Turquie qu’Israël.
Notons enfin que selon un récent sondage 73,8% de la population israélienne estime qu’au vu de la situation au Moyen-Orient, il est important d’améliorer les relations avec la Turquie [18].
6. Pendant la crise, qu’en est-il du commerce et du tourisme ?
A noter que le commerce entre les deux pays, mis à part les contrats militaires et le tourisme, n’a pas été affecté par la situation de crise de ces dernières années. Il a même progressé. En effet, alors que le volume d’échange entre les deux pays était de 3,5 milliards de dollars pour l’année 2010, il est passé à 5,1 milliards de dollars en 2013. La Turquie serait, à fin 2013, le 6e partenaire commercial d’Israël [19].
Quant au tourisme, après avoir été significativement affecté par l’épisode de la flottille – alors que plus de 500 000 touristes israéliens (soit 1 israélien sur 13) s’étaient rendus en Turquie en 2008, ils n’étaient plus que 84 000 en 2012 – la tendance a commencé à s’inverser à partir de mi-2013, même si on est encore loin des chiffres d’avant 2010 [20].
Dernièrement, les syndicats israéliens ont annoncé qu’ils mettaient fin à leur boycott du tourisme en Turquie – il faut savoir que les syndicats en Israël subventionnent et promeuvent le tourisme – et selon la presse israélienne les réservations pour Pessah en Turquie auraient augmenté de 100% par rapport à l’an dernier [21]. La Turkish Airlines est le deuxième transporteur à l’aéroport de Ben-Gourion après El-Al. Enfin, on a récemment appris qu’El-Al reprendrait ses vols vers la Turquie dès cet été, après les avoir interrompus il y a six ans pour des questions de sécurité [22].
7. Et la communauté juive dans tout ça ?
Si on devait retenir une seule chose, c’est qu’il reste à ce jour environ 17 000 Juifs en Turquie (alors qu’ils étaient plus de 100 000 à la fin de la Première Guerre mondiale) [23] et que les projections démographiques montrent que la communauté va malheureusement disparaître d’ici 30 à 40 ans.
Les Juifs de Turquie sont à 95% les descendants des Juifs espagnols expulsés en 1492. Les 5% restants sont des Ashkénazes descendants des Juifs s’étant enfuis d’Allemagne au XVIIe siècle et de Pologne, d’Autriche-Hongrie et de Russie au XIXe siècle, ainsi qu’un très petit nombre de Karaïtes.
Une caractéristique invariante des Juifs de Turquie depuis la période ottomane est qu’ils sont toujours restés à la fois discrets et dociles vis-à-vis du pouvoir, beaucoup plus que les Grecs et les Arméniens (les deux autres principales communautés non-musulmanes). Ceci s’explique par le fait que contrairement aux Grecs et Arméniens qui pouvaient compter, éventuellement, sur le soutien des puissances occidentales chrétiennes, les Juifs n’avaient souvent personne sur qui compter. En tout cas, globalement, ils ont été plus protégés par le pouvoir que les Chrétiens.
En effet, les deux grandes tragédies en Turquie ont été subies : 1. par les Arméniens en 1915, dans les toutes dernières années de l’Empire ottoman (entre 600 000 et 1 500 000 tués lors de déportations massives et de massacres) et 2. par les Grecs en 1923 (1 300 000 contraints de partir en Grèce, dans le cadre de l’échange de populations décidée entre la Grèce et la Turquie).
D’autres tragédies de moindre ampleur ont, elles, touché également les Juifs. Il s’agit premièrement des « incidents de Thrace » de 1934 : une série d’incidents commençant avec le boycott des commerces tenus par des Juifs, suivis de menaces physiques, d’agressions, de viols et du meurtre d’un rabbin. Ces incidents ont déclenché la fuite vers Istanbul de plusieurs milliers de Juifs (3 000 selon la version officielle, plus de 10 000 selon toute vraisemblance), abandonnant tous leurs biens [24].
Deuxièmement : de 1942 à 1943 un impôt sur la fortune hautement discriminatoire (le Varlık Vergisi) d’un taux 10 fois plus élevé pour les non musulmans que pour les musulmans. Il y aura une vingtaine de morts et quelques suicides parmi ceux envoyés dans des camps de travail parce qu’ils n’avaient pas pu payer [25].
Troisièmement : les événements des 6 et 7 septembre 1955 : dans un contexte de fortes tensions avec la Grèce à cause de Chypre, une horde de casseurs organisée par des services secrets de l’État a saccagé à Istanbul des lieux de culte, des écoles, des milliers de commerces mais aussi des habitations appartenant aux Grecs – les premiers visés – ainsi qu’aux Juifs et aux Arméniens, faisant une quinzaine de morts et plus de 500 blessés [26]. Cet événement marquera le début de la fin d’Istanbul en tant que ville cosmopolite et multiconfessionnelle.
En réalité, derrière les deux premiers actes il y avait une volonté et une politique d’État de « turquifier », par l’expropriation, la richesse économique du pays détenue principalement par les minorités non musulmanes. Cette politique s’est servie, concernant les Juifs, des propagandes antisémites « classiques », importées – ou au moins inspirées – d’Europe et en particulier d’Allemagne dont on sait qu’elle a exercé dans les années 30 et 40 une influence considérable sur certaines élites turques nationalistes.
Cependant la Turquie avait réussi à rester neutre lors de la Seconde Guerre mondiale malgré les pressions allemandes et elle avait permis le passage en transit de Juifs, principalement Bulgares et Roumains, qui voulaient s’enfuir vers la Palestine.
Par ailleurs, durant l’Occupation en France, des diplomates turcs basés à Paris et à Marseille ont sauvé la vie d’un certain nombre de Juifs de Turquie qui avaient émigré en France dans les années 30. Une récente étude [27] a démontré qu’il s’agissait d’initiatives personnelles et non d’une politique officielle et que le chiffre réel est probablement plus proche de 600 personnes sauvées que du chiffre de plusieurs milliers cités par certaines sources turques. La même étude montre que la Turquie n’a pas été meilleure que plusieurs autres pays quant à l’accueil de réfugiés juifs : elle n’aurait accueilli qu’un peu plus d’un millième des réfugiés.
8. La moitié de la communauté qui est restée après 1948
Au total, au fil du temps, une bonne moitié des Juifs de Turquie sont partis après 1948 en Israël et aujourd’hui on estime à environ 100 000 les Juifs d’origine turque qui y vivent.
Pour les Juifs qui sont restés en Turquie, à partir de la fin des années 50, les actes anti-minorités organisés ou tolérés par l’État ne se sont plus reproduits. Le pays était entré dans une nouvelle période [28], beaucoup plus « calme » en tout cas en ce qui concerne les minorités non musulmanes.
Pourtant à partir des années 70, un nouvel acteur entre dans le paysage politique, à savoir l’Islam politique dont le fondateur était un certain Necmettin Erbakan. Ce mouvement, appelé « Milli Görüş » (Vision Nationale) a adopté un discours résolument anti-occidental, anti-européen, antisioniste et antisémite. Le parti AKP d’Erdoğan, au pouvoir depuis 2002, est issu d’une scission « moderniste » du parti d’Erbakan. Les propos racistes que l’on entend parfois chez certains dirigeants de l’AKP, répercutés et amplifiés par les médias proches du pouvoir, trouvent leurs origines dans cet antisémitisme islamiste, différent de celui des années 30 – 40 importé d’Europe.
Concernant les principaux actes antisémites de cette période, on dénombre deux attentats terroristes et deux meurtres. Lors du premier attentat, en 1986, deux terroristes de l’Organisation Abou Nidal tuent 21 Juifs lors du Shabbat à la grande synagogue de Neve-Shalom. En novembre 2003, plusieurs attentats synchronisés d’Al-Qaida contre deux synagogues, le consulat anglais et la banque HSBC font 31 victimes dont 6 Juifs. Un industriel juif, Üzeyir Garih, est assassiné en 2001 (probablement un fait divers plutôt qu’un meurtre antisémite) et un dentiste juif, Yasef Yahia, est assassiné en 2003. Concernant les propos antisémites, c’est surtout à partir de 2008 que les critiques d’Erdoğan ou de son entourage contre Israël se sont transformées en critiques du « lobby juif » ou de la « diaspora juive ». Ainsi, des propos ouvertement antisémites ont commencé à se glisser dans les médias proches du gouvernement, sans aucune réaction de la part de celui-ci. Cet état de fait a permis de répandre des sentiments anti-juifs dans la partie de la population turque peu éduquée et notoirement peu critique par rapport à « l’autorité ». Selon le Pew Research Center, les avis défavorables envers les Juifs en Turquie passaient ainsi de 49% en 2004 à 76% en 2008 [29].
Il existe une association [30] qui s’est donné comme mission de surveiller et de dénoncer tous les propos racistes et discriminatoires dans les médias. Cette association publie régulièrement des rapports très détaillés avec des constats précis, catégorie par catégorie, en citant nommément l’organe de presse et l’auteur des propos. Selon les deux derniers rapports, les Juifs figurent juste derrière les Arméniens dans la liste des communautés ciblées par les propos racistes [31].
Cette association se limite cependant à la presse écrite et elle a un impact faible. Il n’existe pas en Turquie d’organisme fort qui combat le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Une loi qui était attendue depuis longtemps pour mieux combattre le racisme et la discrimination a finalement été adoptée début mars mais elle s’est avéré très en-deçà des attentes [32].
9. Pronostics pour la communauté juive de Turquie, aujourd’hui et demain
Il reste que les Juifs de Turquie et leurs représentants sont généralement réticents à porter plainte en cas d’attaques racistes dans les médias et l’on ne peut pas dire non plus que les procureurs de la République fassent leur travail sur ce sujet.
En revanche, on observe des initiatives récentes qu’on n’aurait pas pu imaginer il y a quelques années : notamment, il n’est plus tabou de parler des massacres de 1915 et a fortiori des événements anti-minorités des années 30 à 50. Ainsi, des ouvrages, des colloques, des débats et des expositions foisonnent sur ces sujets.
En 2012, le film Shoah de Lanzmann a été diffusé sur une chaîne nationale de télévision, à l’initiative du Projet Aladin [33]. En octobre 2013, un groupe de 25 universitaires turcs a participé à un séminaire de formation organisé à Istanbul par le Projet Aladin, visant à former des spécialistes de l’enseignement de la Shoah dans les universités turques, une première dans le monde musulman [34]. Enfin, le 27 janvier dernier il y a eu une commémoration à Istanbul lors de la Journée Internationale de l’Holocauste. En clair, il existe depuis peu un mouvement mémoriel tiré par la société civile qui se fait entendre de plus en plus.
Il faut également noter le passage d’une loi en 2012 qui a permis la restitution des biens communautaires – confisqués par l’État à partir des années 20 – même s’il s’agit d’une restitution partielle [35].
Dès lors, est-il encore possible de parler « d’espoir d’amélioration » alors que la disparition graduelle de la communauté est inévitable à terme ? On peut en tout cas essayer.
On peut distinguer une amélioration « minimum indispensable » et une amélioration « souhaitable ». Le minimum indispensable serait que les propos antisionistes et antisémites des dirigeants cessent. Cela passera obligatoirement par le départ d’Erdoğan. Or Erdoğan ne quittera pas le pouvoir si vite, comme le démontrent d’ailleurs les résultats des élections municipales du 30 mars. Et même après le départ d’Erdoğan, il est probable que les préjugés et la haine mettent du temps à se résorber. Autrement dit, même le « minimum indispensable » n’est pas gagné. (Toutefois, une amélioration des relations avec Israël aurait un certain impact positif.)
Quant à l’amélioration « souhaitable » elle paraît plutôt utopique. En effet, elle consisterait à ce que les Juifs turcs, ainsi que les autres minorités, jouissent d’une véritable liberté et égalité, d’une citoyenneté entière comme on l’entend en Europe, dans les faits, et non seulement « sur le papier » [36]. Or il s’avère justement que les critères de Copenhague d’accession à l’Union européenne garantissent ces libertés et égalités. Mais on voit bien depuis quelques années qu’une perspective d’accession de la Turquie à l’Union européenne est hautement improbable dans un avenir prévisible (ce qui ne réjouit pas du tout les Juifs turcs). Il ne resterait donc que les dynamiques internes au pays.
Concernant les dynamiques internes il existe, schématiquement, une vision optimiste et une vision pessimiste. Selon la vision optimiste [37], les grandes manifestations de juin 2013 place Taksim à Istanbul constituent une mise en garde citoyenne du pouvoir, apparemment libérée des anciens réflexes paternalistes et militaristes du front laïque, une première dans l’histoire de la République turque. Si ce mouvement réussit à se libérer définitivement de ses références nationalistes et assimilationnistes (par rapport aux minorités) – et s’il arrive à s’organiser en mouvement politique – il serait en mesure de représenter une alternative politique sérieuse à l’AKP d’Erdoğan.
Selon la vision pessimiste, Atatürk a, certes, institué une citoyenneté turque censée englober tous les habitants du pays, quelque soit leur religion ou leur ethnie mais en réalité cela était trop demander et il n’a eu ni le pouvoir ni le temps de changer en profondeur la société turque (Atatürk est mort à 57 ans). Si bien que pour les successeurs d’Atatürk et pour une grande partie de la société l’identité « turque » est restée fortement associée à l’identité « musulmane » [38] et les Juifs turcs ont été considérés comme des « invités » censés rester éternellement reconnaissants aux Turcs pour les avoir accueillis en 1492
Toujours selon la vision pessimiste [39], plus fondamentalement il n’y a pas eu de « Renaissance » ni de « siècle des Lumières » en Turquie (qui est, certes, une république relativement jeune) ni dans l’Islam (qui n’a, certes, « que » 1 400 ans), qui aurait pu lui permettre de se rapprocher de l’humanisme, de l’émancipation de l’individu et des valeurs universelles de liberté et d’égalité. Ainsi, il resterait un long chemin à parcourir pour la société turque.
Dans tous les cas de figure, ce sera trop peu et trop tard pour les Juifs de Turquie.
Michel Alfandari - avril 2014