Le 27 août dernier, le gouvernement turc a annoncé aux communautés non musulmanes de Turquie la restitution des biens dont elles ont été spoliées en 1936. Spécialiste de ces questions, Baskin Oran commente cette dernière décision de l’AKP.
Je tiens à féliciter le gouvernement AKP pour ce qui est des non musulmans de Turquie. Sous ses mandatures successives, l’oppression que l’État-nation a infligé à ces gens depuis les années 1920 s’est considérablement allégée. Le dernier décret-loi en est l’ultime exemple. Mais - parce qu’il y a un mais - je tiens malgré tout à préciser aussitôt qu’il ne s’agit pas d’un genre de “révolution à un article”. Je vais ci-dessous citer l’article en question et expliquer par la suite les points qui posent problème en les numérotant : problème N°1, N°2, N°3, etc... [La syntaxe turque étant globalement inversée par rapport à la française, la numérotation sera donc plus ou moins décroissante, partant du N°6 pour aller au N°1 en passant par le N°7etc... NdE]
Le texte de l’article
“Article provisoire N°11 : selon les droits et les charges qui sont les leurs dans les registres cadastraux, si elles en font la demande dans les douze mois qui suivent l’entrée en vigueur de cet article, les fondations communautaires [Fondations censées gérer la vie religieuse et social des communautés non musulmanes de l’empire puis de la république de Turquie, NdE] se verront attribuer [problème N°6] par les autorités cadastrales concernées, et après décision conforme de l’assemblée de la Direction générale des Fondations (DGF) [problème N°5], les biens immobiliers suivants :
a) les biens immobiliers déclarés en 1936 mais pour lesquels la case “ propriétaire” est restée vide. [Déclaration de 1936 : en 1936 toutes les fondations, musulmans et non musulmanes, sont tenues de déclarer leurs biens immobiliers. Cette liste de biens immobiliers sera considérée par l’État comme étant la charte fondatrice des fondations non musulmanes, refusant par là de reconnaître l’ensemble des acquisitions et transmissions réalisées depuis 1936, qui seront retournées à leurs anciens propriétaires ou transférées à l’État sans indemnisations. NdE]
[1]
b) les biens immobiliers déclarés en 1936 et inscrits aux noms du Trésor, de la DGF, des administrations départementale ou municipale [problème N°2], hors opérations d’expropriation, de vente et d’échange - troc [Problème N°1],
c) Les cimetières et les fontaines [problème N°4] déclarées en 1936 [problème N°3] et inscrites au nom des institutions publiques.
Dans le cas de figure où ces biens auraient été achetés par les fondations communautaires, ou bien cédés ou transmis à ces mêmes fondations communautaires par testament ou par donation, et inscrits au cadastre au nom du Trésor ou de la DGF pour motif d’impossibilité d’acquérir des biens [problème N°7], et qui auraient par la suite été enregistrés au nom de tierces personnes [c-a-d, vendus par le Trésor ou la DGF à ces tierces personnes], ils seront indemnisés par le Trésor ou la DGF à la valeur actuelle déterminée par le ministère des Finances.
Les règles de fond et de procédure relatives à la mise en œuvre de cet article seront établies par un règlement ultérieur. ”
Venons en donc aux problèmes
Problème N°1 : Primo, on ne peut pas laisser les “expropriations” en dehors de la question. Parce qu’elles ont été réalisées sous la forme d’une sorte de saisie. On n’a pas du tout tenu compte de l’intérêt public, on a mis la main dessus, puis en dehors de toute finalité expropriatrice, on a bradé ces biens au public et au privé. Par exemple, sur le cimetière arménien de Pangalti (Surp Agop) s’élèvent aujourd’hui le bâtiment de la TRT (télévision d’État), le musée militaire, les hôtels Divan et Hilton, etc. Puisqu’il a été transféré à la mairie en 1934 sur décision de « justice », ce cimetière ne figure pas dans la déclaration de 1936 et ne peut donc pas bénéficier des dispositions de cet article.
Deuzio, on ne peut pas laisser la “vente” en dehors de la portée de cet article, parce que l’État avait saisi ces biens et les avait gratuitement retournés à l’ancien propriétaire [celui ou celle qui a fait une donation, qui a légué son bien à une fondation etc.], ce dernier a par la suite revendu le bien. Tout cela ne sera désormais plus enregistré au nom des fondations.
Problème N°2 : Les biens présents sur la déclaration de 1936, mais inscrits au nom d’une fondation ‘mazbut” [fondation dont l’administration est saisie et gérée par la DGF - NdE] ne pourront pas se prévaloir de cet article parce que l’assemblée de la DGF répondra : “ils ne sont pas inscrits au nom de la DGF mais au nom de cette fondation.” Pour se prémunir contre une telle difficulté, il aurait fallu ajouter juste ici “...et ceux inscrits sous le nom de fondations saisies.”
Problème N°3 : L’expression “inscrit dans la déclaration de 1936” est très problématique parce que l’important cimetière de Pangalti dont nous avons parlé plus haut n’est pas au nombre des biens inscrits en 1936. Cet article n’apporte aucune solution aux biens non déclarés en 1936.
Problème N°4 : Parfois les cimetières ne sont pas rangés dans la catégorie des biens et donc non enregistrés par les fondations. Il n’est donc pas de solution non plus pour ces biens-là avec ce nouvel article. İl n’en demeure pas moins que l’article 42 alinéa 3 du traité de Lausanne énonce la chose suivante : “Le gouvernement turc s’engage à accorder toute protection aux églises, synagogues, cimetières et autres établissements religieux des minorités précitées. ” Qu’ils soient ou non déclarés dans le document de 1936, cela ne change donc rien ; tant que Lausanne existe, on ne peut pas toucher à une seule pierre de ces cimetières.
Problème N°5 : En ce qui concerne l’enregistrement officiel au cadastre, il faut faire sortir l’assemblée générale de la DGF de la procédure. Le représentant non musulman à cette assemblée, Laki Vingas, vient de me dire qu’il est d’avis que cette assemblée est sur la bonne voie. Mais pensez un peu qu’un problème survienne dans nos relations avec la Grèce, et cette assemblée pourrait aussitôt se retourner. Il n’en reste pas moins que ses performances dans un passé proche relèvent de l’authentique calamité.
Problème N°6 : L’avocat spécialisé dans ces affaires avec lequel je me suis entretenu, Setrak Davuthan, me dit que depuis un certain temps, les directions cadastrales ne font pas de problème pour les enregistrements et qu’en outre, en dehors de la loi, elles font avancer les procédures sans recours à un arrêt de justice. C’est une avancée très importante. Mais on ne sait pas de quoi demain sera fait. Maintenant, ça va être au tour de la république chypriote (grecque) de prendre la présidence tournante de l’UE. Quelques débordements de sa part et c’est toute l’ambiance qui peut changer en Turquie. İl reste que, jusqu’à hier encore, les directions cadastrales se moquaient bien de ce que pouvait dire la loi et elles exigeaient un arrêt de justice pour toute demande de changement de propriétaire.
Problème N°7 : Cette expression “d’impossibilité d’acquérir des biens” est très problématique, parce qu’elle n’apporte pas de solution aux situations suivantes :
a) Aux biens enregistrés au nom de l’ancien propriétaire [celui ou celle qui a fait une donation, qui a légué par testament, etc.] par décision de justice. Par exemple, lorsqu’on a saisi le camp de Tuzla où fut élevé mon ami Hrant Dink, l’Etat l’a rendu gratuitement à son ancien propriétaire, et cette personne l’a revendue. C’est terminé !
b) Dans le cas où l’ancien propriétaire à qui a été rétrocédé le bien a disparu, que le bien a été transmis à un curateur et que dix ans après il est tombé dans l’escarcelle de l’Etat, là aussi c’est fini !
c) Les biens arrachés à leurs fondations en cas d’annulation d’un testament [testament par lequel une personne lègue ses biens à une fondation] par décision de justice. Là-dessus, l’article annoncé par l’AKP est très confus et très insuffisant. Dans certaines situations, l’Etat lance une procédure judiciaire contre l’inscription d’un bien au cadastre au nom d’une fondation des suites d’une transmission ; il demande à ce que le bien revienne à son ancien propriétaire. Si le tribunal va dans ce sens, le bien revient à son ancien propriétaire. Et dans ce cas, l’indemnisation peut devenir un rêve lointain.
d) Les biens saisis au motif que l’institution [Par exemple, une fondation non reconnue par l’État] était dépourvue de personnalité morale. Par exemple, les biens des fondations syriaques et catholiques. L’orphelinat grec pour garçons de Büyükada qui appartenait au patriarcat de Fener mais qui, comme Fener n’avait pas de personnalité morale, a été porté au nom d’une fondation est saisi, n’a pu être récupéré que suite à une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Le problème principal se tient dans la loi
Cet article provisoire 11 est en fait très loin de régler les graves lacunes de la loi de 2008, N°5737 sur les Fondations.
a) L’article 5.1 énonçant que “les nouvelles fondations seront fondées selon les prescriptions de la Code civil”, entrave la fondation de nouvelles fondations communautaires, parce que l’article 101.4 du Code civil précise “qu’on ne fonde pas de fondation dans le but de soutenir les membres d’une communauté précise qu’elle soit ethnique ou religieuse.”
b) L’article 7.2 interdit l’élection des dirigeants des fondations saisies. L’application de cette loi jusqu’à aujourd’hui a été la suivante : d’abord l’assemblée de la DGF s’est opposée aux élections de fondation, puis, au motif que des élections ne se faisaient pas, les fondations ont été saisies.
c) L’article 25.1 énonce que pour pouvoir entretenir des relations internationales, il faut que cela ait été prévu et écrit dans la charte de la fondation. Mais il ne peut être de charte des fondations non musulmanes ; elles ont été fondées sur décrets impériaux (ottomans) et selon l’article 101.4 du Code civil, on ne peut fonder de nouvelles fondations.
d) L’article provisoire N°7 : primo, l’expression des “biens sous possession” est très problématique, parce que les biens déclarés en 1936 et extorqués à leurs propriétaires ne sont plus en leur possession.
Deuzio, l’expression de “ne pas pouvoir acquérir de bien” est très problématique, parce que s’il est directement passé à la propriété de l’État, il peut entraîner une indemnisation ; mais si entre temps un autre propriétaire s’est immiscé dans l’affaire [Par exemple, au cas ou le bien a été retourné à son ancien proprietaire], alors il est impossible de toucher quelque indemnisation que ce soit.
Conclusion
Je le redis encore une fois, je tiens à féliciter l’AKP pour ses efforts sur le sujet. Mais la loi sur les fondations a été modifiée en 2002 et 2003, et on en a refait une en 2008. Et comme toutes ont aussitôt subi les assauts de l’interprétation, et de la bureaucratie et de la magistrature, elles en sont toutes arrivées à l’état qu’on leur connaît. Maintenant, c’est au tour de la loi de 2008 d’être amendée. Et cet amendement est lui aussi confus, lui aussi particulièrement disposé à être “interprété” selon la conjoncture politique.
Mais attendez, qu’en sera-t-il des revenus et des loyers de toutes ces années de pillage ? C’est un sujet que je n’ai même pas encore abordé.