La stratégie offensive du premier ministre Recep Tayyip Erdoğan lors de la campagne des municipales turques a payé. Son parti (AKP) est sorti vainqueur du scrutin du 30 mars avec 45 % des voix, un gain de 7 % par rapport aux élections précédentes. En but à des accusations de corruption visant le parti et le gouvernement, mais aussi engagé lui-même dans une lutte fratricide avec la puissante confrérie Gülen, Erdoğan avait choisi la contre-attaque. Transformant les municipales en enjeu national dramatisé à outrance, criminalisant l’ensemble des « autres » — opposants, société civile et pays tiers — il était allé jusqu’à présenter ces élections locales comme une nouvelle « guerre d’indépendance » [1].
Mais ce discours nationaliste a volontairement laissé de côté la minorité kurde. Or Erdoğan aura besoin d’eux pour satisfaire sa grande ambition : devenir en août prochain le premier président de la République turque élu au suffrage universel. Les Kurdes représentent 6 % de l’électorat et apparaissent comme la seule réserve de voix du premier ministre, qui aura du mal à rallier les électeurs du Parti républicain du peuple (CHP), kémaliste, ou ceux du Parti du mouvement nationaliste (MHP), ultra-nationaliste. Le même problème se posera à l’AKP lors des législatives de juin 2015. Et si l’on compare les résultats des municipales à ceux des dernières consultations nationales, force est de constater un effritement de l’AKP : le 30 mars, le parti d’Erdoğan a fait 5 % de moins qu’aux législatives de juin 2011, et 13 % de moins qu’au référendum de 2010 sur la modification de la Constitution.
Les Kurdes pourraient donc se retrouver en position de « faiseurs de rois ». Et replacer ainsi sur le devant de la scène politique l’avenir du processus de paix entre l’État et le mouvement kurde. Sans conteste, il s’agit là de l’une des fractures essentielles de la République turque depuis sa fondation.
Dialogue avec le PKK
Le gouvernement Erdoğan a entamé fin 2012 un dialogue avec Abdullah Öcalan, dirigeant du principal mouvement kurde, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), emprisonné depuis 1999. Ces négociations ont été dénoncées par l’opposition kémaliste et nationaliste. Le CHP avait opté aux municipales pour une stratégie d’ouverture vers la droite, voire vers l’extrême droite, résolument opposée au processus de paix avec les Kurdes. Bien qu’au niveau national cette stratégie soit discutable (le CHP n’obtient que 27 % des voix alors que l’objectif était de 30 %), elle semble payante à l’ouest du pays, notamment à Ankara. Ainsi, à la veille des échéances présidentielle et législatives, il est fort probable que l’aile droite du CHP pousse le parti à une plus grande ouverture vers la droite nationaliste — et par conséquent à une opposition plus féroce envers le processus de paix.
Les autorités, de leur côté, devraient faire au contraire un certain nombre de concessions aux Kurdes. Les pouvoirs locaux pourraient se voir renforcés, facilitant ainsi une autonomie limitée. Il y a aussi la question du statut d’Öcalan, partenaire central de l’AKP dans les négociations, toujours incarcéré dans l’île-prison d’Imrali. Il pourrait donner l’ordre de soutenir Erdoğan en échange de progrès significatifs dans le processus de paix, comme en témoignentles récentes déclarations de la députée Pervin Buldan, l’une des figures emblématiques du Parti de la paix et de la démocratie (BDP), le mouvement politique légal proche du PKK.
Une révolution culturelle silencieuse
La stratégie électorale des Kurdes reste cependant en partie à définir. Le double dispositif mis en place pour les municipales pourrait ne pas être reconduit. Dans le Kurdistan turc, dans le sud-est de la Turquie, le BDP a obtenu, seul, un triomphe exceptionnel. La carte post-électorale de la Turquie montre que toute la région est désormais administrée par des maires et équipes municipales kurdes. Il faut signaler que ces communes sont en train d’opérer une petite révolution culturelle silencieuse, en appliquant une stricte parité homme-femme avec l’élection de 103 maires femmes et la mise en place d’une communication municipale bilingue Kurde-turc, voire plurilingue, certaines municipalités ajoutant en outre l’arménien et le syriaque dans leurs documents et sur leurs panneaux de signalisation. Autant de signes d’une marche assurée vers l’« autonomie démocratique » réclamée depuis le début du processus. Si cette autonomie est réalisée de facto, à défaut de l’être de jure, l’opposition populaire dans l’ouest du pays risque de se durcir.
Dans cette partie de la Turquie, le mouvement kurde avait opté pour l’ouverture vers la gauche libérale et une partie de la gauche socialiste, mais aussi vers les écologistes, les féministes et d’autres mouvements issus de la société civile. Les résultats (4 à 6 % des voix selon les localités) ont montré les limites de cette stratégie. On peut craindre que le mouvement kurde n’estime que cette plateforme, baptisée Parti de la démocratie des peuples (HDP), n’apporte rien à la cause kurde et ne décide de faire cavalier seul. Une telle démarche priverait la Turquie d’une opposition démocratique à gauche (la seule peut-être) et entraverait l’évolution du BDP vers un positionnement comme parti national, et pas seulement comme parti des Kurdes.
Les mois à venir seront décisifs pour l’avenir du paysage politique de la Turquie. Au plan national, nous serons probablement témoins d’une islamisation du régime, utilisant de plus en plus un ton autocratique, voire dictatorial. Les accusations de corruption n’auront sans doute qu’un effet limité. L’opposition pourra accentuer son nationalisme et son souverainisme, devenus des nouvelles fractures sociétales. Sur le plan régional, les Kurdes sacrifieront-ils leurs idéaux de démocratisation de l’ensemble de la Turquie en soutenant Recep Tayyip Erdoğan pour obtenir une autonomie régionale ?
Quels pouvoirs pour Erdoğan ?
S’il est élu président, Recep Tayyip Erdoğan n’aura en principe que des pouvoirs limités. Une nouvelle Constitution instaurant un régime présidentiel n’a pas pu être votée car l’opposition parlementaire y était opposée. L’AKP n’avait pas la majorité des deux tiers nécessaire pour tout changement constitutionnel et il aurait fallu aller vers un référendum, ce qui était risqué.
Le charismatique leader de l’AKP aura cependant la possibilité de nommer un premier ministre observant un profil bas et détenir ainsi de facto tous les pouvoirs, comme ce fut le cas au début des années 1990 avec Turgut Özal. En outre, il pourra s’appuyer sur la nouvelle légitimité conférée par le suffrage populaire pour faire adopter une nouvelle Constitution par vote ou par référendum, afin de passer à un régime présidentiel ou semi-présidentiel.
Selon la Constitution de 1982 instaurée au temps de la junte militaire, le président, bien qu’élu par le Parlement, possède notamment le pouvoir de nommer directement des présidents d’universités, des juges de la Haute cour, des membres du CSA turc et de centaines d’autres institutions. Il possède aussi deux droits de veto successifs. Si un texte législatif revient du Parlement identique une troisième fois après ces deux vetos, il est cependant obligé de le signer. Mais on voit mal un pouvoir législatif quelconque résister à un président élu, et encore moins à Erdoğan.