Le grand rabbin de Turquie est inquiet. Il n’est pourtant pas homme à sur-réagir. Mais lorsque le vice Premier ministre Besir Atalay a désigné la « diaspora juive » derrière la révolte qui a agité la Turquie en juin, Izak Haleva s’est fendu d’un communiqué, le 2 juillet, sur les « conséquences » qu’une telle « généralisation » peut entraîner. Un modèle de prudence et de précaution ce communiqué (Declaration on Deputy Prime Minister Beşir Atalay’s statement), mais un communiqué quand même. Rarissime.
« On ne peut plus se cacher la vérité, nous sommes l’un des bouc-émissaires du pouvoir. Il y a eu les propos du Premier ministre Erdoğan contre “le lobby du taux d’intérêt”, puis ceux du maire d’Ankara évoquant “le jeu du lobby juif”. Avec Besir Atalay, on est passé à un degré supérieur », raconte Nesim [1], 25 ans, issu et bon connaisseur de la communauté juive d’Istanbul, qui a participé aux manifestations de juin 2013. Le vice Premier ministre a d’abord nié avoir tenu ces propos, puis, dit Nesim, ses explications ont été pires :
« Confronté à la vidéo qui avait été prise, Besir Atalay s’est enfoncé en expliquant qu’ils ne visaient pas tous les juifs mais seulement ceux qui avaient de l’argent. »
La communauté juive de Turquie est l’une des rares survivantes –et la plus importante– du monde arabo-musulman. Et la Turquie est souvent présenté comme un pays qui aurait « sauvé le judaïsme européen ». Un « mythe » selon Nora Seni, historienne française d’origine juive stambouliote :
« S’il est vrai que la Turquie a accueilli un petit contingent d’intellectuels juifs fuyant l’Allemagne nazie, il est tout aussi vrai qu’elle a dénaturalisé des juifs turcs vivant en Europe pendant la guerre (ce qui les rendait “déportables”) et fermé ses frontières. »
Nora Seni en sait quelque chose : venant de Salonique, 34 membres de sa famille ont été refoulés à la frontière et déportés à Treblinka, où ils ont péri.
Après 1948, la moitié des quelque 82.000 juifs qui vivaient en Turquie aux débuts de la République sont partis s’installer en Israël que la Turquie fut le premier État musulman à reconnaître, dès 1949. Durant un demi-siècle, les relations turco-israéliennes ne sont pas mauvaises, elles peuvent même être très bonnes dans les années 1990 : elles font partie du « domaine réservé » de l’armée turque, composante essentielle de l’Otan.
Les juifs de Turquie bénéficient de cette relation stratégique. Ils n’ont pas été épargnés par les émeutes anti-minoritaires de 1955, mais ont été globalement plus protégés que les Arméniens et les Grecs. Résidant essentiellement à Istanbul, avec un gros millier d’entre eux à Izmir, les juifs turcs sont plutôt aisés, une bourgeoisie de commerçants, chefs d’entreprise, industriels pour l’essentiel. Leur carte d’identité porte la mention « juif » [2]. Et quoique le Traité de Lausanne (1923) garantisse aux ressortissants turcs non-musulmans le libre accès aux emplois publics, de nombreux hauts postes leur sont de facto fermés : dans la magistrature, l’armée, la diplomatie. Aucun député, ni ministre n’est juif. « Sauf s’il travaille dans les affaires, et éventuellement dans le domaine artistique ou universitaire, un jeune n’a pas d’avenir ici, il sait qu’il sera barré à un certain niveau de sa carrière », regrette Nesim, qui est en train de monter son « propre business » et surfe pour cela sur le développement du secteur de la sécurité.
Du scepticisme au vote AKP
Si l’on regarde les chiffres de près, on s’aperçoit que ces dix dernières années, de 2002 à 2012, la communauté (17.000 âmes actuellement) a perdu 8.000 de ses membres. Et cela ne s’explique pas seulement par le nombre de décès. Les départs aussi sont nombreux. Des départs en partie liés à la funeste année 2003 avec, en août l’assassinat du dentiste Yahia Yasef – « parce qu’il était juif » dira son auteur– et en novembre le double attentat, perpétré contre deux synagogues, Neve Shalom et Beth Israël, qui ont fait plusieurs dizaines de morts. Pour la première fois, les auteurs de ces attentats étaient des Turcs, avec un Syrien proche d’al-Qaida selon les autorités, ce qui n’était pas le cas des attentats précédents contre des synagogues. Ce fut donc un traumatisme important pour les juifs de Turquie et le déclencheur d’une alyah pour certains, déjà « sceptiques » lors de l’arrivée au pouvoir un an auparavant du Parti de la Justice et du développement (AKP, islamo-conservateur).
En effet de nombreux cadres de ce nouveau parti sont issus de la mouvance Milligörüs (Vision nationale) aux accents antisémites. « Or dès le début, la direction de l’AKP a précisé que le parti s’était détaché du Milligörüs. Si certains responsables de l’AKP font la distinction entre lsraël et les juifs, la base elle n’a pas suivi », selon Nora Seni, universitaire française d’origine juive stambouliote qui a écrit sur le Milligörüs et la « rhétorique de l’islam politique » dans La Turquie entre trois mondes (Harmattan, 1988).
Pourtant, par la suite, les réticences des juifs de Turquie à l’égard de l’AKP s’amenuisent. La charia n’est pas au programme de l’AKP, se rassurent-ils, et la laïcité turque est une garantie. Ils n’ont rien contre l’ultralibéralisme économique pratiqué par le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, les exportations vers les marchés européens et américains augmentent, le nombre de touristes se multiplie et la stabilité politique s’accompagne d’une certaine démocratisation. Enfin, le gouvernement a commencé à restituer aux Fondations (sortes d’ONG qui gèrent les biens d’une communauté) certains immeubles qui avaient été confisqués aux minorités alors que le Parti républicain du peuple (CHP, opposition), la Cour constitutionnelle et le président de la République, Ahmet Necdet Sezer, toujours très kémalistes, s’y opposaient.
Résultat, selon Igal Aciman, juif turc stambouliote, jeune entrepreneur dans le domaine médical et qui écrit pour le Jérusalem Post (Turkish Jews fearful after politician links diaspora to protests ) :
« En 2007, beaucoup de juifs votent pour l’AKP, ce qu’ils n’avaient pas fait en 2002. »
Ce soutien avait d’ailleurs beaucoup étonné un haut responsable français. De passage à Istanbul, écoutant l’universitaire turc Soli Ozel, il m’avait interrogé, en aparté :
« Comment peut-il soutenir l’AKP, il est juif non ? »
Et puis, sans parler de « lune de miel », Nora Seni n’hésite pas à parler d’une « convergence d’intérêts » entre les juifs de Turquie et l’AKP.
« Ce sont des alliés objectifs, le gouvernement turc a besoin du soutien des juifs de Turquie pour convaincre les organisations juives américaines de bloquer au Congrès américain la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Et les juifs sont directement concernés et engagés avec la Turquie au sein du Projet Aladin de l’Unesco qui vise à faire circuler des informations objectives sur la Shoah, les relations judéo-musulmanes et la culture juive. »
Mais depuis 2009, et en contradiction avec cette « convergence d’intérêts », le gouvernement de l’AKP a adopté une rhétorique anti-israélienne dont il fait l’un des axes essentiels de sa politique étrangère et la « marque de fabrique » du Premier ministre.
La détérioration des relations avec Israël
Cela commence après l’opération Plomb durci à Gaza que dénonce le Premier ministre turc lors de son fameux « One minute » face au Président israélien Simon Peres au Forum de Davos de janvier 2009.
Ce « One minute », c’est aussi un aveu d’échec : le Premier ministre turc n’a pas réussi à jouer les intermédiaires entre Syriens et Israéliens comme il en avait rêvé. Et il n’a pas réussi à convaincre Israël, l’Union européenne et les États-Unis que le Hamas est un interlocuteur légitime. En revanche, en montant le ton face à Tel Aviv, il devient le héros de la rue arabe. Si la Turquie veut devenir un nouvel acteur régional dans un monde arabe qui ne garde pas toujours un très bon souvenir de la présence ottomane, alors c’est la carte anti-israélienne et pro-palestinienne qu’il convient de jouer, se disent les stratèges turcs.
Second tournant avec la mort de 9 ressortissants turcs lors de l’arraisonnement, en mai 2010, par des unités spéciales israéliennes, du Mavi Marmara, l’un des bateaux de la flottille pour la paix à Gaza. Les relations entre la Turquie et Israël se détériorent alors gravement. Pendant un mois, des milliers de manifestants se massent devant le consulat israélien d’Istanbul et dénoncent la politique israélienne, avec parfois des slogans antisémites. Le Grand Rabbinat de Turquie est alors sommé de se prononcer. Quelques heures après l’arraisonnement, il déclare :
« Nous partageons pleinement la réaction de notre pays, générée par l’arraisonnement, sous cette forme, de l’effort susmentionné [d’assistance] et notre chagrin est identique à celui de l’opinion publique. »
« L’incident du Mavi Marmara a ainsi démontré, une fois encore, que les médias et le public turcs perçoivent un antisioniste comme un bon juif et un pro-sioniste comme un mauvais juif », en conclut l’historien juif et turc Rifat Bali, répondant aux questions de Manfred Gerstenfeld (Op-Ed : Turkey’s Jewish Community : Future Unknown).
Ainsi voit-on depuis 2010 que ce n’est plus seulement Israël et sa politique à l’égard des Palestiniens que les caciques de l’AKP dénoncent mais aussi, lapsus ou dérapage contrôlé, le « lobby juif » ou la « diaspora juive ».
Quand il se trouve dans une position délicate (soulèvements arabes qui ne tournent pas à son avantage, confrontation avec l’Iran, tension avec l’Irak, impasse avec la Syrie, mouvements anti-AKP dans les grandes villes turques en juin 2013) à l’interne ou à l’international, le gouvernement AKP réagit parfois en s’en prenant à Israël ou en invoquant un supposé complot du « lobby juif ». De cette façon, il détourne l’attention et adopte une tactique plutôt payante en termes de popularité, en Turquie et dans le monde arabe. Au risque d’un amalgame dangereux.
« Le plus terrible c’est qu’aujourd’hui encore, même les intellectuels libéraux de gauche ne dénoncent pas les propos du gouvernement quand il dénonce un supposé complot juif, dit Rachel, la cinquantaine, active dans le monde associatif. Lorsque je fais la remarque à mes amis turcs musulmans, ils me répondent “OK mais quand même regarde ce que fait Israël”... »
Les juifs de Turquie ont conscience de ce durcissement. Plus que jamais tous ont en poche un visa en cours de validité : pour les États-Unis, l’Espagne, l’Italie ou Israël... Malgré cela, ils sont encore nombreux à minimiser les risques. Au café, à côté de la place Taksim, Nora Seni confirme mon impression. Elle a, me dit-elle, sa petite idée sur le pourquoi de cette tendance à minorer :
« Les Turcs n’ont pas vécu la Shoah ; ils ne sont pas vraiment sensibles aux signes avant-coureurs du totalitarisme... »