Le chanteur Charles Aznavour et plusieurs personnalités ont appelé à venir commémorer le génocide arménien à Istanbul ce jeudi 24 avril.
Or, se rendre en Turquie ne va pas de soi pour les Arméniens de la diaspora. Il s’agit d’un dilemme, d’une question quasi-existentielle même, pour la plupart d’entre eux.
Leur désir, qui tourne parfois à l’obsession, de connaître la terre de leurs ancêtres se heurte au fait que l’Etat turc et une large partie du peuple turc nient toujours que ce qui s’est passé en 1915 constitue un génocide avec la mort ou l’exode de centaines de milliers d’Arméniens et l’islamisation forcée, la dépossession de centaines de milliers d’autres.
« Il y a quelques années, rappelle l’éditeur Jean-Jacques Avédissian, quand on disait qu’il fallait appeler les Arméniens de la diaspora à se retrouver à Istanbul pour le centenaire du génocide, ça passait pour de la provocation. »
Même si les positions se sont assouplies ces dernières années, existent un certain nombre d’Arméniens pour lesquels ce voyage est hors de question, en particulier du fait de leur engagement militant.
Ara Toranian, président du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF), explique, de Paris :
« Je ne suis pas pour l’instant preneur d’un voyage en Turquie. L’hostilité générale de ce pays à l’égard des Arméniens ne me le rend pas attirant, même si je salue les changements qui sont en train de s’y opérer, dans certains secteurs de la société civile et parmi ses élites démocratiques. »
Quant à Sarkis Shahinian, de Berne, même la mort de sa mère ne l’a pas convaincu à faire le voyage de Turquie. En janvier 1981, celle-ci, qui vivait en Suisse, décide d’aller se reposer à Kinali, une île au large d’Istanbul. Sans doute sait-elle qu’elle vit ses derniers mois, et veut mourir dans la maison paternelle.
« On a discuté avec mon père sur l’éventualité d’aller à Istanbul pour l’enterrement. Mais cet instinct qu’on a eu, qu’il soit de survie, de grande méfiance, de peur, notamment à cause du fait que mon père était connu pour ses activités au sein de la diaspora et de mes activités politiques pour la reconnaissance du génocide, nous a freinés. »
Donner un « quitus » au gouvernement turc ?
Le président d’honneur de l’association Suisse-Arménie –qui a joué un rôle clé dans la condamnation pour négationnisme en Suisse du turc Dogu Perinçek, laquelle a été retoquée par la Cour européenne des Droits de l’Homme– considère même que ce serait encore plus difficile pour lui de se rendre en Turquie aujourd’hui qu’il y a quelques années.
« A la suite d’un débat que j’ai eu au Salon du livre de Genève avec un intellectuel turc en 2011, ce dernier avait essayé de me convaincre de venir à Istanbul pour “parler aux Turcs, pour qu’ils entendent un autre son de cloche”, disait-il. Mais comment y aller quand je vois les autorités turques jouer de façon assez subtile des divisions au sein de la diaspora ou entre celle-ci et l’Arménie, quand j’entends cette déclaration du Premier ministre turc, mercredi 23 avril, qui tout en présentant ses condoléances aux petits-fils des Arméniens tués en 1915 [1] ne prononce toujours pas le mot génocide, ça sent l’hypocrisie et la récupération politique et me laisse sceptique. »
Et de préciser :
« Il ne s’agit pas que d’une histoire d’instinct de survie. Il y a un discours de haine et de marginalisation qui rouvre de profondes déchirures en moi et me ramène à mon enfance entre un père survivant du génocide et une mère, arménienne de Turquie, qui a été élevée selon les directives négationnistes de l’État turc. »
Une tragédie familiale à laquelle le réalisateur suisse Werner Weick a consacré un documentaire, Armenia, ferita aperta (RSI, 2007).
Et puis, disent ceux qui s’y refusent, aller en Turquie serait donner un quitus au gouvernement dont le message résumé par l’historien Raymond Kevorkian dans la Revue arménienne (septembre 2009), semble dire :
« Acceptez des excuses incomplètes, faites votre deuil, tournez la page et venez passer vos vacances en Turquie, en quête de vos racines familiales. »
Le pire est « si l’un d’entre nous allait en Turquie, en touriste, parce que c’est une destination à la mode, avec loukoums et bain de mer ; en revanche se rendre à l’est du pays pour tenter de retrouver son village d’origine, ou visiter ce qu’on appelle l’Arménie historique, ça c’est admis et c’est même valorisant, comme un acte de courage », distingue Jean-Jacques Avédissian.
L’écrivain arméno-américain William Saroyan fut le pionnier dans les années 1960. Plus proche de nous, côté français, le réalisateur Serge Avedikian a lancé le mouvement avec son film sorti en 2008 « Nous avons bu la même eau » dans lequel il raconte son retour dans le village d’origine de sa famille, à l’ouest de la Turquie, à Sölöz près de Bursa et sa prise de contact avec les habitants.
Les images des fameuses croix de pierre arméniennes réemployées à des fins utilitaires, pour monter un mur par exemple, avaient troublé les spectateurs arméniens de la diaspora française.
Une démarche qu’Isabelle (le prénom a été changé) exclut encore :
« Pourtant, je suis née en France et mes parents n’ont jamais été des des gens bornés, dit cette enseignante, mais je refuse absolument d’apporter en Turquie un seul euro de l’argent de mon travail ou du travail de mon défunt père. Et puis il y a la peur viscérale, que je ressens déjà à Roissy lorsque je passe près du comptoir de la Turkish Airlines. »
Une peur physique, dès l’aéroport
La « peur ». Tous les Arméniens que j’ai pu rencontrer et interviewer évoquent ce sentiment. Près d’un siècle après que leurs aïeux ont vécu les massacres et la déportation, leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants ont toujours « peur » de venir dans un pays tout à la fois inconnu et omniprésent dans la mémoire familiale. Mais le mot peut avoir un sens assez différent pour chacun.
Il y a la peur très physique, de se faire arrêter parce qu’Arménien. A la fin des années 1990, début des années 2000, j’avais essayé de convaincre une amie peintre de venir nous rendre visite à Istanbul. Sa tante adorée, la comédienne Alice Sapritch, qui avait quitté Istanbul à l’âge de 12 ans, y était retournée soixante ans plus tard en compagnie de la productrice Mireille Dumas. Cela avait donné un joli film, aux images soignées dans lequel l’actrice pesait chaque mot, sur le mode de la nostalgie plutôt que sur celui de la colère.
La perspective de découvrir la ville natale de sa tante n’avait pas suffi. Malgré une certaine curiosité, notre amie n’est finalement jamais venue :
« On ne sait jamais ce qui peut arriver, là-bas, je n’ai pas confiance... »
La peur est amplifiée lorsqu’il s’agit de partir loin d’Istanbul, sur les lieux du drame, où les Arméniens ont longtemps été assimilés en bloc à des traîtres, passés du côté russe. C’est l’une des raisons pour laquelle en 2009, dans leur Dialogue sur le tabou arménien (Liana Levi, 2009), le philosophe français d’origine arménienne, Michel Marian [2], confiait à l’économiste turc Ahmet Insel qu’il avait « encore peur d’aller à Erzurum (ville d’origine de sa famille) mais l’envie d’aller là-bas est extrêmement forte », ajoutait-il.
Ara Kebapcioglu, Arménien expatrié en France au moment du coup d’état de 1971 qui a renoncé à la nationalité turque, raconte :
« J’avais une voisine arménienne à Bourg-la-Reine qui était quasiment persuadée qu’elle allait être mangée tout crue à peine la frontière traversée. Il y a quelques années, nous avons enfin réussi à la convaincre de venir, ce ne fut pas facile, mais elle a été ravie de ce qu’elle y a vécu ! »
« Celui d’entre nous qui dit qu’il n’a jamais eu peur ment », juge Seta Papazian, présidente du Collectif VAN (Vigilance arménienne contre le négationnisme), qui est venue en 2013 avec une délégation de l’European Grassroots Antiracist Movement (EGAM) pour commémorer le 24 avril 1915 à Istanbul.
« Le fait que je vienne en groupe, avec des militants des droits de l’homme et dans un cadre bien défini m’a rassurée ; et puis il s’agissait aussi d’un soutien aux militants turcs et kurdes qui portent ce combat en Turquie : je n’avais pas le sentiment de donner “un quitus” aux autorités turques. »
Aller en Turquie, d’accord, mais en y mettant certaines formes. Pour Seta Papazian, il fallait que ce soit dans la continuité de son engagement militant.
Jean-Jacques Avédissian n’avait pas du tout prévu son premier voyage en Turquie. Comme si le planifier, c’était le banaliser. En visite à Erevan, en 2007, il tombe sur la pub d’un tour operator local, achète illico deux billets de bus et pénètre en Turquie deux jours plus tard par la petite porte, via la Géorgie.
Inscrire le voyage dans une démarche militante
Loin des circuits touristiques, il suit les traces de son grand-père, Onnig Avédissian. Celui-ci, originaire de Van où il avait conservé de la famille, a combattu dans la région d’Ourmia. Son petit-fils a d’ailleurs publié le récit de son grand-père (Du gamin d’Istanbul au fédaï d’Ourmia, Mémoires d’un révolutionnaire arménien, éditions Thaddée, 2010) quelques années après ce premier voyage :
« On ne connaît pas la Turquie et pourtant on éprouve une sorte de peur atavique, sans doute parce que nous sommes précédés par les récits terrifiants de nos aïeux. »
Plus rarement, certains interlocuteurs ajoutent sans vouloir être cités nommément qu’à cette peur, s’ajoute souvent un « certain malaise parce qu’on sait que sur le long terme, l’Histoire n’a pas été complètement blanc/noir, qu’il y a eu aussi du côté arménien des violences même si ce n’est pas à la même époque et qu’en termes d’échelle et de nature, c’est incomparable ».
A l’essayiste et traductrice Janine Altounian, il aura fallu attendre d’avoir mis fin à ses 40 ans de collaboration aux Œuvres complètes de Freud pour sauter le pas en octobre 2013 :
« J’ai enfin pu comprendre d’où venait ma peur, ça n’était pas tant celle d’être assassinée mais, à l’occasion de ce voyage entrepris en fidélité au Journal de déportation de mon père, Vahram Altounian (Mémoires du génocide arménien, transmission traumatique et travail analytique, PUF 2009), j’ai pris conscience que c’était la crainte que la nostalgie ne s’éveille, la peur de découvrir que la Turquie était aussi mon pays. »
Ce ne fut pas le cas, au contraire, la Turquie n’a pas plu à Janine Altounian :
« J’étais venue à Bursa avec l’acte de propriété de ma grand-mère, mais j’ai vite compris que chercher quoi que ce soit parmi ces maisons abandonnées, effondrées n’avait aucun sens. Je voyais dans une sorte d’hallucination comment on avait chassé les Arméniens, ma famille, hors de ces maisons et je me trouvais dans un paysage fantomatique, non dans un monde de vivants. J’ai été très affectée par l’effacement dont je connaissais pourtant l’existence dans cet État négationniste. J’ai aussi profondément ressenti ce que c’était que d’appartenir à une minorité discriminée, c’est en fait ne pas se sentir “chez soi” là où l’on vit. »
La confrontation entre un passé tragique mythifié et la réalité prosaïque de la Turquie contemporaine est cependant en passe, chez beaucoup d’Arméniens de la diaspora, de supplanter la peur.
Certes, celle-ci est toujours présente, mais elle s’effrite. Cela a commencé lors des manifestations qui ont suivi l’enterrement du journaliste arménien Hrant Dink, assassiné en 2007 par un ultra-nationaliste turc devant le journal Agos. « Nous sommes tous des Arméniens », lisait-on sur les pancartes brandies dans le cortège de dizaines de milliers de personnes au cœur d’Istanbul. Cet élan populaire fut une révélation pour la diaspora arménienne qui découvrait, à des milliers de kilomètres, que tous les Turcs n’étaient pas des « ennemis ».
« La donne a changé à ce moment-là ; depuis lors, de plus en plus de gens font le voyage de Turquie et ce mouvement devrait culminer le 24 avril 2015 pour le centenaire du génocide », pronostique Ara Toranian aux yeux duquel l’appel de Charles Aznavour et du collectif fait cette année figure de test.
« Jusqu’il y a environ cinq ans, le voyage en Turquie n’était même pas concevable, note Jean-Jacques Avedissian. Ç’aurait été comme donner une absolution à la Turquie, on se serait sentis coupables à l’égard de la mémoire de nos victimes, c’est-à-dire traitres à notre identité arménienne. »
Un nouveau sentiment tend désormais à s’imposer, celui de la restauration d’une continuité historique.