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Turquie : Gezi en perspective

lundi 26 mai 2014, par Etienne Copeaux

Ils ne veulent être ni les instruments de la mondialisation, ni des pions dans un combat identitaire. C’est l’émergence d’une population préoccupée par des valeurs morales, d’acteurs sociaux non liés à une structure de pouvoir. Et c’est ainsi que Gezi est devenu rapidement un mouvement œcuménique, conforme au message clamé lors des obsèques de Hrant Dink.

[Ce texte est destiné à une manifestation toulousaine, « La Turquie de Gezi Parkı. Quatre jours pour comprendre le soulèvement populaire du printemps dernier », qui se déroulera du 27 mai au 1er juin 2014 à La Chapelle, 36 rue Danielle Casanova à Toulouse. Renseignements : www.atelierideal.lautre.net.]

Taksim, vendredi 14 juin 2013 au soir
Taksim, vendredi 14 juin 2013 au soir
Crédits : Photo E.C.

Je qualifiais volontiers la Turquie de la fin du XXe siècle comme un État de coercition où le citoyen, à la limite, pouvait devenir son propre gendarme, grâce à un contrôle social intense, efficace, régulé par la délation, l’autocensure, le conformisme assumé. Un état de fait que j’appelais le « consensus obligatoire », correspondant assez bien à la notion de « biopouvoir » de Foucault, un pouvoir de l’État sur la vie et les corps, intériorisé et garanti par la violence ou la simple menace de violence, une forme de dressage, dès l’enfance, par les rituels du culte d’Atatürk, les défilés, les cérémonies au drapeau, les immenses chorégraphies nationalistes dans les stades lors des fêtes commémoratives.

Pour les récalcitrants, l’État exerçait son « pouvoir disciplinaire » : la prison, la torture, la peine de mort, l’assassinat politique, la guerre (au Kurdistan) et toutes les formes de répression qu’elle est censée justifier. Ceux qui refusaient de se soumettre, comme les groupes radicaux d’extrême gauche ou le PKK, retournaient la violence contre l’État ; mais leurs organisations leur imposaient une autre contrainte sur le corps faite de discipline de parti, de hiérarchie, de contrôle des actes et des paroles, de défilés et de tenues para-militaires. Les violences se répondaient.

En vain puisque, au Kurdistan, la guerre s’éternisait, et le radicalisme révolutionnaire ne parvenait qu’à produire des « martyrs ».

Mais cet état de choses commençait à changer. Le triomphe de l’ultra-libéralisme et de la mondialisation, à la fin du siècle, a produit d’abord une course avide au bien-être matériel. La capture d’Öcalan, chef du PKK (1999), avait nourri un espoir de paix, tandis qu’on assistait à la montée d’une nouvelle société civile qui revendiquait et agissait d’une manière bien différente des mouvements révolutionnaires.

Le culte de la personnalité rendu à Atatürk restait un héritage des régimes totalitaires des années trente. Le kémalisme s’était formé comme une communauté fermée sur une langue et une histoire fabriquées, une nation construite sur le rejet, voire l’élimination des altérités. Il était figé, et le nationalisme outrancier du discours étatique, qui nourrit celui de l’extrême-droite, n’était plus crédible. Car, grâce à des témoignages de plus en plus nombreux, à des travaux d’histoire orale, le mensonge d’État sur le génocide des Arméniens se fissurait de plus en plus, et les crimes de la république naissante envers les Kurdes remontaient à la surface.

L’effet du travail obstiné d’une nouvelle génération d’intellectuels qui se sont mis à décortiquer, analyser, critiquer le discours, le fonctionnement et le mode de répression de l’État, et de la diffusion de ces travaux par le biais de certaines universités, de revues, des réseaux sociaux, commençait à se faire sentir. La guerre n’apportait aucune solution, créait sans cesse de nouveaux problèmes et nourrissait la haine. En « légitimant » l’état d’exception et la loi antiterroriste, elle détruisait la démocratie. Aussi, les partis pro-kurdes légaux successifs élargissaient leur audience dans les milieux démocrates non kurdes.

De nouveaux mouvements se développaient, résistant à la fois contre l’ultra-libéralisme destructeur de la convivialité urbaine, de la nature et de l’environnement ; des paysans se mobilisaient à Bergama en 1997-1998 contre la pollution provoquée par une mine d’or, ceux des vallées de la côte Pontique contre la construction de barrages ; en ville, nombreux étaient les combats contre la destruction de quartiers d’habitat précaire, pour la protection du patrimoine architectural, et plus récemment, contre des projets pharaoniques (le nouvel aéroport, le troisième pont sur le Bosphore). D’autres mouvements mobilisaient les femmes et les LGBT contre le machisme, forcément renforcé par la guerre, le militarisme et le nationalisme. On assistait depuis dix à quinze ans à une convergence, dans la lutte et les mobilisations, de mouvements apparemment hétéroclites mais qui avaient en commun d’être hors du contrôle des partis classiques, des syndicats et autres organisations de masse, car ils voulaient changer la vie et non prendre le pouvoir.

En même temps, durant ces dernières décennies, une mémoire se transmettait, celle des luttes des aînés durant les décennies 1960-1970 et de toutes les luttes anti-impérialistes dans le monde : l’icône de Deniz Gezmis, militant révolutionnaire exécuté en 1972, se voyait de plus en plus ainsi que celle du Che. Le souvenir de la Commune de Paris réapparaissait, Dieu sait par quels canaux.

Il n’est qu’à regarder la vidéo du concert du 25e anniversaire, en juin 2010, de Grup Yorum [1]. La longévité de ce groupe qui mobilise en faisant vivre la mémoire et la mythologie de gauche par la musique, est exceptionnelle, et son audience l’est plus encore. Ce concert, au stade Inönü d’Istanbul, qui rassemblait 55 000 personnes, anticipe étonnamment ce qui s’est passé trois ans plus tard à Gezi. Le temps d’une génération, Yorum a été à la fois passeur et acteur. Que ce groupe soit souvent la cible de la police n’est pas surprenant, car il joue un rôle clé dans le monde de la gauche non institutionnelle. Mais pour que son message soit favorablement reçu et relayé, il fallait qu’il corresponde aux aspirations de la jeunesse. Cela signifie que l’héritage porté par Yorum, la mémoire des luttes de gauche a encore du sens aux yeux de son public, alors qu’il a été « ringardisé » ailleurs.

Mais comment a pu survivre la mémoire de ce passé que les militaires et la droite croyaient avoir enterré en 1980 ?

(...) Lire l’article complet ici : Gezi en perspective

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Sources

Gezi en perspective
susam-sokak.fr - Étienne Copeaux - vendredi 23 avril 2014

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