La façon dont Bernard-Henri Lévy a définitivement réglé son compte à Recep Tayyip Erdogan devrait faire frémir le Quai d’Orsay. En juin, alors que Erdoğan était hué par les manifestants, des instructions en interne avaient été transmises aux diplomates, universitaires et autres agents en poste en Turquie, leur demandant d’« éviter la focalisation sur le Premier ministre turc », autrement dit, de ne pas critiquer publiquement l’homme fort de Turquie.
Le flamboyant BHL vient de faire voler en éclats toutes ces précautions diplomatiques. Dans l’interview qu’il a accordée, samedi 24 août, au quotidien d’opposition kémaliste Cumhuriyet, [ Réponse de Bernard-Henri Lévy à Recep Tayyip Erdogan ] le philosophe ne se paye pas de mots pour qualifier de « potentat », de « paranoïaque », le « roi Erdoğan qui est nu », qui a « pété un câble » ou « fumé la moquette », un « personnage » dont la « bêtise » est fascinante et les explications « puériles », un « grand enfant » dont le « jouet s’est cassé » et qui ne serait au final rien d’autre qu’un « Sultan poutinisé » dont les Turcs devraient bien vite « tourner la page ».
Il faut reconnaitre que si Recep Tayyip Erdoğan n’a pas cherché cette volée de bois vert, c’est tout comme. Profitant d’un meeting devant des centaines de ses supporters en Anatolie, le Premier ministre turc a accusé Israël et l’intellectuel français d’être derrière le coup d’État militaire égyptien et la destitution de son « frère » Mohammed Morsi, avec pour preuve une vidéo de 2011, tournée à l’Université de Tel Aviv dans laquelle Bernard-Henri Levy dit, aux côtés de l’actuelle ministre de la Justice israélienne Tzipi Livi, le plus grand mal des Frères musulmans, dont il conviendrait d’empêcher l’accès au pouvoir « par tous les moyens ». Une version de la vidéo, avec sous-titres turcs, a même été postée sur YouTube.
Ciblé parce que juif
Atterré par ce nouvel épisode de complotisme et d’antisémitisme, on est tenté de très vite passer à autre chose : « Circulez, y‘a rien à voir ». Puis on se prend à respirer un grand coup et à se rappeler qu’il y a souvent à apprendre des dérapages verbaux —très contrôlés— de Recep Tayyip Erdoğan, pour ce qu’ils nous disent de la société turque et de celui qui les prononce. Avec cette fois-ci, en prime, la réponse de BHL, qui est elle aussi pleine d’enseignements.
D’abord pourquoi avoir choisi BHL, justement, pour cible ?
Parce qu’il est juif. Indéniablement.
Depuis 2010, quand ils se trouvent dans une position délicate en interne (la chute de la livre sur fond de contestation par la jeunesse et l’opposition, cet été) ou à l’international (la perte de l’allié égyptien et un isolement régional croissant), certains caciques du parti de la Justice et du développement (AKP), Recep Tayyip Erdoğan en premier lieu, réagissent en s’en prenant à Israël et en invoquant un supposé complot du « lobby juif ». De cette façon, ils détournent l’attention et adoptent une tactique plutôt payante en termes de popularité, en Turquie et dans le monde arabe, mais fortement schizophrénique alors qu’Ankara et Tel Aviv sont poussés à la réconciliation par l’allié américain.
Homme de Nicolas Sarkozy
Juif, BHL est aussi français et il est perçu en Turquie comme un homme de Nicolas Sarkozy, celui qui a poussé l’ancien président de la République à intervenir en Libye. Or, Nicolas Sarkozy est détesté en Turquie, à tel point que son effigie a été imprimé sur des rouleaux de papier hygiénique.
Cette haine à l’égard de Sarkozy est unanime, et pas seulement chez les électeurs de l’AKP. Elle traverse tous les partis. Nombre des propos de notre ancien Président ont humilié les Turcs, très nationalistes, et il est tenu responsable du rejet de la Turquie par l’Union européenne.
Et puis il y eut le rôle de BHL en Libye, qu’il décrit comme un engagement « au coude-à-coude avec les révolutionnaires libyens, [dans lequel il] met [sa] vie en jeu ». Or, la Turquie a d’abord été hostile à l’intervention en Libye avant d’accepter d’y participer essentiellement sur une base humanitaire. Ankara avait de gros intérêts économiques en Libye, des milliers de travailleurs turcs qu’elle a dû rapatrier d’urgence.
Lors de cette intervention, la Turquie a accusé la France de réagir en puissance colonialiste. Les critiques, les flottements, les volte-faces turques ont aggravé ses relations avec Paris et l’Otan.
Or, a posteriori, l’évolution sécuritaire chaotique et la militarisation de la Libye peuvent fournir un semblant de justification aux réticences du gouvernement turc. Et sur ce sujet, Erdoğan trouve un large écho dans un pays qui ne partage pas du tout le même engouement interventionniste que notre philosophe à chemise blanche.
« Version arabe du nazisme »
BHL a été utilisé par Erdoğan pour critiquer le renversement du président Morsi par les militaires en Egypte ; mais en donnant une interview à Cumhuriyet, BHL se retrouve tout autant instrumentalisé par le camp adverse pour cette fois critiquer Erdoğan. Le principal journal kémaliste et nationaliste d’opposition à l’AKP aurait eu bien du mal à trouver en Turquie un pourfendeur s’exprimant aussi radicalement que BHL, ne serait-ce que par peur d’être traduit en justice.
Dans l’interview que donne BHL, celui-ci se défend en critiquant violemment les Frères musulmans, des anti-démocrates, une « version arabe du nazisme » qui remonte à 1928 lors de la fondation du mouvement par El-Banaa. Comme Hitler et le Hamas, les Frères musulmans utiliseraient les élections pour détruire la démocratie. Les élections, c’est la volonté du peuple, s’exclame Erdoğan ; oui, mais la liberté est aussi une dimension essentielle de la démocratie, rétorque justement BHL, qui suggère curieusement la méthode algérienne, où l’armée a barré la route aux islamistes.
Un argument qui n’est plus, avec raison, très audible en Turquie, laquelle a connu trois voire quatre coups d’État militaires —et une dernière tentative en 2007. « Ni coup d’Etat militaire, ni charia », s’exclamaient les manifestants de juin 2013, dont se réclame donc à tort BHL.
Si Recep Tayyip Erdoğan se prétend musulman-démocrate, à l’image des chrétiens-démocrates, celui-ci tiendrait en vérité plutôt de l’islamiste dictateur, explique BHL, qui précise que cet adversaire de la démocratie a procédé à la « déconstruction de l’héritage kémaliste et de ses conquêtes de civilisation », n’a cessé de détourner la Turquie de l’Union européenne depuis douze ans et de s’opposer à la reconnaissance du génocide arménien.
Oublis regrettables
« Erdoğan, l’Egypte et BHL », titre Ara Toranian, influent éditorialiste d’une grande partie de la diaspora arménienne en France dans un article rendant compte de cela. « BHL, Erdoğan et l’opposition turque », pourrait-on également titrer, tant il est frappant de constater que cette opposition kémaliste, décidément oublieuse du passé, fait son beurre de la dénonciation de BHL en la reproduisant longuement.
BHL semble en effet oublier que le kémalisme des années 40 n’a pas été imperméable aux influences nazies et fascistes de l’époque —la communauté juive de Turquie en sait quelque chose— et que la démocratie turque a été mise à mal par plusieurs coups d’État militaire kémalistes. Et il paraît ignorer que, dans un premier temps, l’AKP a été le fer de lance d’une politique plus réformiste en matière de droits de l’Homme et des minorités (kurde et arménienne), qui a laissé pantois ses opposants les plus radicaux et lui a permis de conquérir les votes des libéraux dont ceux de la communauté juive.
Finalement, on se surprend à regretter que lorsque BHL évoque le siège de Sarajevo et la guerre en Bosnie et qu’il rend hommage aux Turcs, il oublie de constater sa complète convergence sur ce point avec l’actuel ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu, dont ce fut aussi la grande affaire.