Vous avez dit que la mobilisation actuelle à Istanbul incarnait la « nouvelle Turquie » et que le Premier ministre incarnait, quant à lui, la « Turquie ancienne ». Pouvez-vous nous décrire cette « nouvelle Turquie » ?
Ahmet Insel La nouvelle Turquie est en quelque sorte le résultat des mesures politiques et économiques adoptées depuis dix ans par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Il y a ainsi sur la place Taksim aujourd’hui des jeunes qui n’ont pas vraiment d’inquiétudes quant à leur avenir sur le plan économique. La plupart sont à l’université ou travaillent déjà. Certes, il y a en Turquie du chômage, des pauvres et surtout une inégalité dans la répartition des revenus.
Mais il s’agit là de problèmes classiques qui se posent dans le cadre d’une économie capitaliste développée et normalisée. Par ailleurs, après de longs combats, l’élite militaire et bureaucratique, qui exerçait une tutelle sur la société, n’est plus aussi forte en Turquie. C’est ainsi que, à la différence de ce qui s’est passé en 2007 [lors des meetings de l’opposition protestant contre l’élection d’Abdullah Gül, issu de l’AKP, à la présidence de la République], il n’y a plus personne, ni sur la place Taksim, ni à Ankara, ni à Izmir, qui appelle l’armée à renverser le gouvernement. Bien sûr, certains slogans allant dans ce sens ont été entendus ça et là, mais ceux qui les criaient se sont toujours retrouvés isolés parmi la masse des manifestants. C’est cela, la nouvelle Turquie.
Qui trouve-t-on parmi eux ?
Le combat pour la dignité mené à partir de Taksim et du parc Gezi [que le gouvernement turc veut raser pour construire un centre commercial, cette décision ayant déclenché l’actuelle protestation] a pu prendre une forme pacifique et joyeuse tout en mettant en avant le concept de liberté, parce que la perspective d’une paix sur la question kurde paraît désormais à portée de main, et ce d’ailleurs grâce au courage dont a fait preuve le Premier ministre sur ce dossier. Il y a un an, une telle situation aurait été inimaginable, tant les réflexes violents dominaient la rue turque. Cela aussi, c’est un élément d’une Turquie nouvelle où les camions antiémeute de la police sont désormais envoyés de Diyarbakir [grande ville à majorité kurde du Sud-Est anatolien] vers Ankara, et non plus l’inverse.
On a vu aussi sur la place Taksim et dans le parc Gezi des femmes turques d’âge moyen, votant vraisemblablement pour le Parti républicain du peuple [CHP, kémaliste et nationaliste], danser avec de jeunes Kurdes sympathisants du Parti pour la paix et la démocratie [BDP, prokurde, proche du PKK], qui considèrent Abdullah Öcalan comme leur leader. Dans ce contexte, lorsque Erdoğan et certains lieutenants de l’AKP, avec des médias complètement acquis à la cause de l’AKP, cherchent derrière ces événements des forces occultes, des mains étrangères ou une action du réseau Ergenekon [célèbre réseau mafieux turc], ils trahissent une façon de parler et de penser qui se distingue par un recours aux valeurs, à la vision politique et aux codes de l’ancienne Turquie.
Les chercheurs de l’université Bilgi à Istanbul ont dressé dans une enquête réalisée à chaud auprès de trois mille jeunes le portrait de la jeunesse qui se trouve aujourd’hui dans la rue. On y apprend ainsi que ceux-ci sont mus par un idéal de liberté, qu’ils n’ont pour la plupart que des liens organiques très faibles avec les partis politiques et qu’ils utilisent abondamment et très efficacement les réseaux sociaux. Ils réagissent contre le moralisme et sont respectueux des différences, raison pour laquelle ils réclament que l’on respecte aussi leur propre différence. Il s’agit d’une jeunesse qui a un sens de l’humour très développé, qui rejette la violence, mais qui ne se laisse pas impressionner par celle-ci. Ces caractéristiques permettent donc de déterminer le profil type du jeune luttant pour sa dignité.
Que veut cette jeunesse incarnant donc la nouvelle Turquie ?
Elle veut la liberté. Elle veut que les pouvoirs publics, le Premier ministre, les recteurs et les professeurs d’université, les directeurs de lycée et les patrons soient respectueux à son égard. Nous sommes maintenant face à une nouvelle génération qui, comme par le passé, ne reçoit plus de coups et ne se fait plus réprimander par ses parents. Ces jeunes ne veulent plus subir la violence physique ou symbolique des autres. Et ils veulent qu’on les consulte à propos des problématiques qui les concernent.
Qu’est-ce qui a le plus fâché les gens ?
Que le Premier ministre se mêle de tout, depuis les questions concernant un maire de quartier jusqu’à celles relevant de la compétence d’un président de la République. Son empressement excessif à intervenir, à organiser et à sanctionner, et l’attitude orgueilleuse et méprisante qu’il affiche face à ceux qui ne le soutiennent pas ont provoqué une exaspération. Les gens ont alors exprimé leur ras-le-bol face à ses projets pharaoniques, en particulier ceux d’Istanbul, dont il se considère comme le sultan.
L’image du Premier ministre a-t-elle été écornée par tous ces événements ?
Le mur de la peur s’est en tout cas fissuré. Tous les aspects de la brutalité, de l’orgueil, de la soif de pouvoir et des projets de formatage de la société du Premier ministre ont été exposés. S’il poursuit la même politique en gardant cette même attitude, on lui rappellera systématiquement ce qui s’est passé au parc Gezi. Les nouvelles générations ont pris goût au souffle de liberté qui émane depuis plus d’une semaine de la place Taksim et de ses alentours. Maintenant, la tâche du Premier ministre sera beaucoup plus compliquée.
Le Premier ministre a parlé des 50 % de la population qu’il aurait derrière lui…
Ces propos en disent long sur l’archaïsme de sa conception de la démocratie. Il a ainsi, par ces paroles, créé de lui-même un bloc de 50 % opposé à son bloc de 50 %. Mais son bloc de 50 % n’est pas plus grand que l’autre. Par ailleurs, il est possible de douter qu’il dispose encore de ces fameux 50 %.
Cette mobilisation va-t-elle s’arrêter ?
Tout dépendra de l’attitude du Premier ministre. Toute la responsabilité des événements qui vont se produire repose en tout cas désormais sur les épaules de Recep Tayyip Erdogan.