Ces jeunes gens sont « coupables » d’avoir assisté à un concert du Grup Yorum, et d’avoir procédé à la vente de billets pour ce concert ; d’avoir assisté à la projection de Damında Sahan, un film sur Güler Zere (opposante de gauche décédée d’un cancer non soigné en prison), projection organisée par l’Association des juristes contemporains (Çagdas Hukukçular Dernegi) ; enfin d’avoir participé à un pique-nique collectif lors de la manifestation du 1er mai.
Sevil Sevimli, 19 ans, née en France, était venue à Eskisehir dans le cadre du programme Erasmus. A l’audition de l’acte d’accusation, elle a été très étonnée, ignorant que les faits évoqués soient considérés comme criminels...
Selon le site Cumhuriyet (Türkiye’yi Fransa sandı !) daté du 1er juin, Sevil Sevimli aurait déclaré : « J’ai grandi en France et j’ai toujours été de gauche ; j’ai cherché à lire des ouvrages d’auteurs étrangers, mais il est difficile en France de trouver des livres d’auteurs turcs. En arrivant en Turquie, j’ai voulu me procurer des livres d’écrivains turcs de gauche, en rapport avec mes centres d’intérêt. Je me suis fournie tout à fait librement dans les librairies, les magasins, les bibliothèques publiques. Au cours de la fouille qu’ils ont fait chez moi [les policiers] ont confisqué un exemplaire du Manifeste du Parti Communiste et l’Alphabet socialiste [de Leo Huberman], et deux revues. J’ignorais que ces livres et revues avaient été retirés de la vente. Bon, il y a une censure, maintenant je le sais ! »
Les parents de Sevil travaillent en France, et n’avaient pas les moyens d’envoyer leur fille en Turquie. « Je savais qu’ils avaient très envie que je connaisse la Turquie, c’est pourquoi j’ai fait une demande de programme Erasmus. J’ai pensé que je pourrais mener en Turquie la même vie qu’en France. Et je suis partie. Je ne pensais pas qu’il pouvait exister là-bas une telle censure, qu’on pouvait interdire des livres. Je suis profondément de gauche, j’ai grandi dans cet esprit, et en France je pouvais lire tout ce que je voulais. En Turquie, je me suis bien sûr intéressée à la campagne des étudiants qui militent pour un enseignement gratuit, car j’ai connu moi-même des difficultés économiques. Un jour, à l’école, j’ai confectionné moi-même une affiche revendiquant la gratuité de enseignement. Ce n’était pas interdit ! Je suis une simple étudiante, je n’appartiens à aucune organisation. »
Son avocat, Engin Gökoglu, a déclaré : « Les faits qui lui sont reprochés ne tombent pas sous le coup de la loi. D’ailleurs Güler Zere, avant d’être terrassée par le cancer, avait été amnistiée par le président de la république lui-même. Si ces faits sont criminels, moi aussi, j’ai participé à de telles actions quand j’étais étudiant. D’après les critères de la Cour européenne des droits de l’Homme, le maintien du secret sur ce dossier durant l’enquête, ainsi que la manière dont on a procédé aux interrogatoires en cours de détention sont contraires aux droits de l’Homme. »
L’avocat Gökoglu a commenté ainsi les faits au nom desquels sa cliente est inculpée :
- « “Assister à la projection du documentaire Damında Sahan Güler Zere” : le ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu avait déclaré à l’époque : “Güler Zere est notre fille”. Elle a été atteinte du cancer alors qu’elle était en prison, où elle n’a pas pu être soignée. Alors qu’elle était mourante, le président de la république l’a amnistiée. Elle est décédée en liberté. Le documentaire ne comporte absolument rien qui soit condamnable au regard de la loi. »
- « “Placarder une affiche réclamant la gratuité de l’enseignement”. Si cet acte peut être blâmable, il n’est pas en soi délictueux. Tant que l’affiche en question ne contient rien de répréhensible, on ne peut admettre que cet acte le soit. »
- « “Assister à un concert du groupe Yorum” à Istanbul : le 15 avril 2012, ce concert s’est produit devant un public estimé à 350 000 personnes. Ces gens venaient de toutes les catégories de la population, pour répondre à “un appel pour la Turquie indépendante”. On ne peut comprendre que la participation à un événement artistique soit érigé en un fait délictueux et condamnable. »
- « “Participer à la fête officielle du Premier-Mai” : Ce jour du Premier-Mai, dans la plupart des pays du monde, est la Fête du travail et des travailleurs. Désormais [en Turquie], ce jour est devenu également une fête officielle et chacun peut y participer librement. »
- « “Participer à un pique-nique précédant la fête du Premier-Mai” : il n’y a pas de preuve que des délits aient été commis au cours de ce pique-nique organisé par les étudiants. »
« Nous avons examiné toutes les charges alléguées et il est clair que l’ensemble des faits concernés sont du ressort d’activités entièrement légales et démocratiques. »
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Pour ma part, de 2003 à 2007, j’ai enseigné quelques semaines par an l’histoire du nationalisme turc à l’université de Galatasaray (Istanbul). J’avais un groupe d’une trentaine d’étudiants d’origines diverses, surtout turcs, et toujours cinq ou six français, venus eux aussi dans le cadre du programme Erasmus. C’était une joie pour moi d’enseigner à ces jeunes. Les Français me disaient souvent comme ils étaient heureux d’avoir choisi la Turquie comme lieu d’études, tellement plus intéressant que Londres ou d’autres capitales européennes demandées par la majorité des boursiers !
Devons-nous maintenant déconseiller aux étudiants de se rendre en Turquie ? Je ne crois pas ! Une Turquie sans étrangers, c’est sûrement ce que souhaitent les nationalistes turcs prêts à nous dire : « Vous voulez des données sur la Turquie ? Rentrez donc chez vous, nous vous enverrons de la documentation ! ». Il faut y aller, être discret, observer, rendre compte, écrire sans complaisance, par amitié pour les Turcs victimes de la répression.
Mais aussi, avant de partir, savoir dans quoi on va mettre les pieds... Enseignants des universités, briefez vos étudiants !
Lire également : « Présumés coupables », rapport de la Ligue internationale des droits de l’Homme sur les violations en Turquie
Lire également les articles sur les autres cas de répression :
- l’historienne Büsra Ersanlı,
- l’éditeur Ragıp Zarakolu,
- la traductrice Ayse Berktay,
- l’anthropologue Müge Tuzcuoglu,
et toutes les atteintes aux droits de l’homme :
Cliquez sur : « Le Modèle turc » dans la barre des menus au-dessus de l’article le plus récent, ou dans la colonne de droite.
Pour mesurer l’ampleur de la menace, lire les déclarations ahurissantes du ministre de l’Intérieur