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Après la libération de Büşra Ersanlı, quel avenir pour l’Etat de droit en Turquie ?

samedi 21 juillet 2012, par Jean Marcou

Le tribunal de Silivri où s’est ouvert le procès du KCK, depuis le 2 juillet (cf. notre édition du 6 juillet 2012) a finalement ordonné, vendredi 13 juillet, la libération Büşra Ersanlı. Arrêtée en novembre 2011, cette universitaire de renom, membre du BDP et de la commission conciliation qui prépare actuellement, au sein du parlement, la nouvelle constitution, aura passé 8 mois en prison, sur la base d’accusations fragiles, la soupçonnant de faire partie du KCK, ce qu’elle a toujours démenti. En réalité, comme elle l’a expliqué elle-même, le 9 juillet, lors de l’une des audiences de son procès, Büşra Ersanlı a probablement payé très cher son engagement d’intellectuelle turque en faveur d’un règlement politique de la question kurde. L’acharnement dont elle a été victime est d’autant plus préoccupant et décevant qu’au cours des dernières années, les nouveaux dirigeants turcs ont souvent annoncé leur volonté d’aborder la question kurde autrement que leurs prédécesseurs. Le procès du KCK et le qualificatif rédhibitoire de « terroriste » appliqués à une intellectuelle turque, qui essaye de promouvoir le dialogue, incitent à penser hélas qu’il n’en est rien…

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Büşra Ersanlı

Quelques jours avant sa libération, l’un de ses ex-collègues de l’Université de Marmara (Istanbul), le professeur Ahmet Davutoğlu, a affirmé qu’il ne pouvait sérieusement croire que Büşra Ersanlı soit une « terroriste ». On peut penser que le chef de la diplomatie turque parle en connaissance de cause, lui qui connaît bien cette universitaire pour avoir bénéficié à plusieurs reprises de son soutien à une époque où il était, un peu comme elle peut l’être aujourd’hui, un intellectuel dissident potentiellement exposé au courroux d’autorités un peu trop promptes à voir des « terroristes » dans ceux dont le seul crime est de penser différemment. On appréciera que l’ex-professeur de relations internationales ait fait preuve en l’occurrence d’une solidarité digne des meilleures traditions universitaires, mais on se réjouirait encore plus si la libération de Büşra Ersanlı ouvrait une ère nouvelle dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire en Turquie.

Car, le cas de Madame Ersanlı constitue l’illustration même des dérives de la période de grands procès que vit la Turquie depuis quatre ans. Motivée au départ par des préoccupations légitimes, qui visaient à mettre un terme aux agissements de « l’Etat profond » et aux activités séditieuses d’un certain nombre d’individus et d’institutions plus ou moins occultes, cette opération mani pulite à la turque a vite dérapé dans l’excès, conduisant à l’arrestation de journalistes, d’universitaires et de dissidents, dont le profil est à l’opposé de celui des barbouzes et des factieux qui devaient être initialement la cible de cette offensive judiciaire. L’emballement de cette machine infernale n’est pas la conséquence de simples bavures, il révèle en fait un dysfonctionnement grave et presque congénital de l’État de droit en Turquie.

Depuis 2007, le pouvoir judiciaire a été l’enjeu d’une polarisation politique exacerbée opposant les anciennes élites kémalistes aux nouveaux gouvernants. Alors que la hiérarchie judiciaire et les hautes cours tentaient d’endiguer, par tous les moyens, la conquête par le parti au pouvoir d’une haute administration qui lui avait échappé en partie entre 2002 et 2007, une justice de plus bas étages a été mobilisée pour allumer un contre-feu contre l’ancien establishment, en utilisant principalement les procédures et juridictions d’exception créées en 2005 pour traiter d’affaires où la sécurité de l’Etat est en jeu. Le résultat de ce recours abusif et systématique à l’exception est aujourd’hui la prison de Silivri, son tribunal et ses procès à grand spectacle, qui constituent en eux-mêmes une négation de l’État de droit.

Il reste à savoir si la libération de Büşra Ersanlı et surtout si le vote du 3e paquet de réformes judiciaires, le 1er juillet dernier, au parlement, sont le signe d’un changement de fond. Les réformes en question comportent en effet un certain nombre de garde-fous, qui risquent de maintenir dans les faits le recours habituel à des procédures d’exception. Le HSYK (Haut Conseil des juges et des procureurs) vient néanmoins de procéder à un important mouvement de magistrats pour mettre en place les juridictions qui doivent prendre le relais des cours à compétence spéciale, abrogées par le 3e paquet de réformes judiciaires. Seuls 9 procureurs, sur les 80 qui étaient membres de ces juridictions d’exception, ont été renommés dans les 13 juridictions nouvelles destinées à leur succéder. On observe notamment que Sadrettin Sarıkaya et Bilal Bayraktar, procureurs qui s’étaient illustrés dans l’affaire du MIT (cf. notre édition du 24 février 2012 « “L’affaire du MİT” et les évolutions en cours du système politique turc. ») et Hüseyin Ayar, le procureur de l’affaire Balyoz, ne figurent pas dans les nouveaux effectifs… Il semble donc qu’un tournant soit en train d’être pris. Mais, pour que l’Etat de droit profite véritablement de ces réformes et de ces nominations nouvelles, il faudra que celles-ci parviennent à rétablir une ambiance de sérénité et d’objectivité dans les prétoires, sans laquelle aucune justice véritable ne peut être rendue. Cette exigence est d’emblée mise à l’épreuve alors que le maintien en détention de Sevil Sevimli, une étudiante Erasmus franco-turque accusée elle-aussi de collusion avec des milieux « terroristes », fait déjà penser malheureusement aux déboires de Büşra Ersanlı, au cours des derniers mois.

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Sources

Article orignal publié sur le site de ’l’OViPoT le 20 juillet 2012 sous le titre « Après la libération de Büşra Ersanlı, quel avenir pour l’Etat de droit en Turquie ? »

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