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Les militaires égyptiens appliquent-ils le modèle du « soft coup » turc ?

mercredi 27 juin 2012, par Ariane Bonzon

En 1997 et en 2007, l’armée turque s’est confrontée au pouvoir islamiste sur la désignation du Premier ministre ou du chef de l’Etat. Une manœuvre qui a réussi la première fois, pas la seconde.

Serait-ce au tour de l’armée égyptienne de prendre pour modèle l’armée turque ? (« Le modèle turc des généraux égyptiens ») Toutes deux ont récemment mené des manœuvres communes en Méditerranée. Et en procédant eux aussi à un soft coup d’État militaire, les généraux cairotes semblent emboiter le pas aux généraux turcs.

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Des dignitaires de l’armée turque le 23 avril 2007 au Parlement, dont Yasar Buyukanit (à droite).
REUTERS/Yumit Bektas.

En Turquie, les militaires, seconde armée de l’Otan en terme d’effectifs, se sont longtemps considérés comme les seuls véritables défenseurs de la laïcité. Ils ont également représenté un vrai pouvoir économique et gardé la main sur la politique étrangère ainsi que sur la lutte contre les « ennemis de l’intérieur » –kurdes ou islamistes. Cet interventionnisme politique les a conduit à procéder à trois violents coups d’Etat (1960, 1971 et 1980) et deux soft coups (1997, 2007).

Un soft coup, c’est ce à quoi l’armée égyptienne vient à son tour de procéder en faisant intervenir, à la mi-juin, des juges suprêmes acquis à sa cause pour provoquer la dissolution du Parlement dominé par les islamistes et réduire à rien les pouvoirs du nouveau président. En agissant à la veille de l’élection présidentielle qui devrait voir la victoire du candidat des Frères musulmans, les militaires égyptiens veulent éviter que les islamistes prennent le contrôle total du pouvoir politique.

Or, avec deux soft coups à son actif – le « coup d’Etat post-moderne » de 1997 et le « e-coup » (via internet) de 2007 –, l’armée turque possède une longueur d’avance sur l’armée égyptienne. Mais les gradés d’Ankara ont appris, eux, qu’un soft coup peut mal tourner.

En 2007, la pierre d’achoppement entre l’armée et le gouvernement AKP (parti de la justice et du développement, islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002) se situe également, comme en Egypte aujourd’hui, dans l’élection du président de la République. En 1997, c’était plutôt la question de la désignation du chef du gouvernement. Dans les deux cas, la confrontation fut vive entre militaires et politiques islamistes [1]

Succès du « coup d’Etat postmoderne » de 1997

L’islamiste Necmettin Erbakan dirigeait depuis juin 1996 un gouvernement de coalition avec le centre-droit et ses initiatives trop marquées par des motivations religieuses inquiétaient les militaires. Lorsque, le vendredi 31 janvier 1997, Bekir Yildiz (Refah, parti du bien-être, islamiste), le très actif, anti-israélien et pro-iranien maire de Sincan organise dans la banlieue d’Ankara une « soirée pour Jérusalem » (« Esquisses sur la Turquie des années 1990 (7) Les chars à Sincan »), il met le feu aux poudres.

Dans la salle de conférence, la tribune est tendue d’un drap vert sur lequel s’inscrit en arabe le nom d’Allah tandis qu’on a disposé une immense photo de la mosquée Al-Aqsa et les portraits des chefs du Hezbollah et du Hamas. Dans le public, femmes et hommes sont séparés. L’hôte d‘honneur est l’ambassadeur d’Iran en Turquie, devant lequel Bekir Yildiz prononce un discours enthousiaste en faveur de la charia.

La réaction de l’armée ne se fait pas attendre : le 4 février, une colonne de chars traverse ostensiblement la petite ville. Et le 28 février 1997, le Conseil national de sécurité, contrôlé par les militaires, présente au gouvernement une liste de dix-huit mesures anti-islamistes à prendre. Erbakan rechigne. Il sait qu’implanter ces mesures, c’est scier la branche sur laquelle il est assis, mais finit par s’incliner.

L’état-major mobilise ensuite le pouvoir judiciaire, les milieux d’affaires et les médias, et fait courir le bruit qu’un nouveau coup d’État militaire n’est pas exclu. Les généraux turcs font pression sur le parti DYP (parti de la Juste voie, centre-droit) jusqu’à ce que celui-ci quitte la coalition gouvernementale le 18 juin, entrainant la démission du Premier ministre islamiste.

L’armée encourage la nouvelle coalition (centre et droite) qui lui succède à purger la fonction publique des éléments supposés islamistes. Plus de cent sociétés proches du Refah sont boycottées, la presse laïque multiplie les articles de propagande, des centaines de cours coraniques privés sont fermés, des milliers d’étudiantes voilées sont renvoyées de l’université.

Enfin, le 16 janvier 1998, la Cour constitutionnelle ferme le Refah, accusé d’être « un centre d’activités contraires aux principes de la laicité ». Necmettin Erbakan, quatre députés et un maire, tous membres du parti, se voient interdits d’activités politiques pour cinq ans.

En privé, Yasar Büyükanit, le chef d’état major, estime qu’il faudra dix ans au mouvement islamiste pour se remettre sur pied. Le « coup postmoderne », ainsi que les Turcs vont le surnommer, a réussi sans usage direct de la force.

Echec de l’« e-coup » en 2007

Dix ans ? En 2007, lorsque la menace d’un nouveau soft coup apparaît à l’occasion de l’élection du remplaçant d’Ahmet Necmet Sezer à la présidence de la République, cela fait effectivement une décennie que celui de 1997 a « réussi ».

L’AKP, issu d’une scission de la mouvance islamiste, dispose de la majorité parlementaire depuis 2002. Il lui reste donc à conquérir la présidence de la République, ce que ne veut pas l’armée. L’état-major est alors dirigé par le général Yasar Büyükanit. A l’occasion de sa prise de fonction, en août 2006, celui-ci a tout de suite annoncé la couleur : « Protéger les principes fondamentaux de la République n’est pas une affaire de politique intérieure, mais le devoir de l’armée », déclare-t-il en direct à la télévision.

Jusque-là, l’armée avait maintenu la pression et assuré un certain équilibre des pouvoirs grâce au fidèle kémaliste président de la République, Ahmet Necdet Sezer, lequel n’avait pas hésité à s’opposer aux initiatives de l’AKP.

Mais le successeur d’Ahmet Necdet Sezer doit être élu par le Parlement. Le camp laïc et l’armée redoutent que le chef de l’AKP, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, ne soit choisi, permettant ainsi aux islamo-conservateurs de monopoliser l’appareil d’État. L’homme a été condamné en 1998 puis emprisonné pour avoir récité un poême « incitant à la haine religieuse », puis il a créé et dirigé l’AKP, avant d’accéder aux fonctions de Premier ministre. Erdogan est devenu une figure populaire nationale. Lorsqu’en coulisses, Yasar Büyükanit l’avertit de ne pas se présenter, ce dernier reste évasif.

Le Premier ministre turc redoute terriblement une confrontation avec les militaires, laquelle pourrait compromettre les chances de l’AKP de s’assurer un second mandat aux élections législatives toutes proches ; Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement gardent tous en mémoire le précédent de 1997. L’histoire peut se répéter, se disent-ils.

L’armée et le Premier ministre turc finissent donc par s’entendre sur un candidat de compromis, non issu des rangs de l’AKP. C’est sans compter avec le président de l’Assemblée nationale, Bulent Arinc, un « dur », qui menace de se présenter si le candidat n’est pas issu de l’AKP. Recep Tayyip Erdogan doit composer : il accepte que son ministre des Affaires étrangères et rival, Abdullah Gül, l’autre fondateur de l’AKP, postule.

Le 27 avril a lieu le premier tour de l’élection du président par le Parlement. Les députés de l’opposition kémaliste (CHP, parti républicain du peuple, centre-droit) boycottent le vote. Mais au troisième tour de scrutin, pour lequel une majorité moins forte suffit, la victoire d’Abdullah Gül sera assurée.

Durant la nuit, l’état-major met en ligne un mémorandum dans lequel il accuse le gouvernement de l’AKP de nourrir des sentiments islamistes radicaux, dénonce le candidat à la présidence de la République et avertit que l’armée n’hésitera pas à utiliser « le devoir que la loi lui donne » de protéger la laïcité. Une manière d’invoquer l’article 35 du Règlement intérieur des forces armées, celui-là même qui avait permis de justifier le coup d’État militaire, pas soft du tout celui-ci, de 1980.

Les craintes de l’AKP semblent se réaliser. Le lendemain du mémorandum, le parti de Recep Tayyip Erdogan dénonce l’intervention politique des militaires. Mais le 29 avril, un million de manifestants laïcs descendent dans la rue pour protester contre la candidature d’Abdullah Gül. C’est la plus grande manifestation de l’histoire turque.

Le 1er mai, c’est au tour du pouvoir judiciaire, téléguidé par l’état-major, de monter au créneau. La Cour constitutionnelle donne de la Constitution une interprétation assez fantaisiste selon laquelle, pour que l’élection du président soit valide, il conviendrait que deux tiers des députés participent au vote. L’AKP possède moins des deux tiers des sièges. En boycottant le premier tour de l’élection, le CHP l’a invalidée de facto.

Le 2 mai, l’AKP riposte et appelle à des élections générales qu’il remporte. Les électeurs lui savent gré de la stabilité économique du pays et de plusieurs réformes. Avec 46,6% des voix, soit 341 députés sur 550, le parti de Recep Tayyip Erdogan et d’Abdullah Gül ne peut toujours pas se prévaloir des deux-tiers des sièges mais le MHP (le parti d’action nationaliste, extrême-droite) donne consigne à ses 71 députés de participer au vote.

Le 28 août 2007, le candidat de l’AKP est élu au troisième tour grâce aux voix de 339 députés. Au grand dam du camp laïc, le onzième président de la République turque, l’islamo-conservateur Abdullah Gül, s’installe au palais de Cankaya avec son épouse, la très voilée Hayrunisa, qu’il a épousée alors qu’elle n’avait que 15 ans.

En 2007, les militaires n’ont pas seulement perdu une bataille mais la guerre. Les arrestations d’officiers, d’active et en retraite, accusés d’avoir comploté contre le gouvernement, se multiplient. En avril dernier, les auteurs du « coup postmoderne » de 1997 ont été mis en détention provisoire. Quant au chef d’état-major Yasar Büyükanit, il pourrait avoir à répondre bientôt de la rédaction du fameux e-memorandum de 2007. La peur a changé de camp.

L’initiative des généraux égyptiens permettra-t-elle de contenir la poussée islamiste ou au contraire s’avérera-t-elle, comme en Turquie, contre-productive sur la durée ? Même si la comparaison a ses limites, beaucoup dépendra de la manière dont les Frères égyptiens sauront user ou pas de l’appui populaire ainsi que l’ont fait leurs homologues turcs de l’AKP. Sans oublier il est vrai que face à l’armée, ces derniers avaient un allié de poids : l’Union européenne, qui a souvent dénoncé l’interventionnisme politique des militaires turcs.

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Sources

Article original publié sur Slate.fr le 20 juin 2012 sous le titre : « Les militaires égyptiens appliquent-ils le modèle du « soft coup » turc ? »

Notes

[1Le récit du « coup d’Etat postmoderne » de 1997 et de « l’e-coup » de 2007 a été rédigé d’après mes notes personnelles, ainsi que d’après le récit factuel qu’en font Gareth Jenkins dans Political Islam in Turkey (Palgrave Macmillan, 2008) et Etienne Copeaux sur son blog. Qu’ils en soient remerciés.

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