Je ne suis pas turc. Je suis d’origine arménienne, revendiquée, aimée. J’ai toujours pensé que la France ne devait pas légiférer comme elle l’a fait. Bien sûr qu’il y a eu génocide. Les historiens en attestent et seule la version officielle de l’histoire de la Turquie le conteste. La présence de nombreux Arméniens en France et dans le monde en témoigne par le vif. Je désire ardemment que le génocide perpétré entre 1896 et 1920 soit reconnu par tous et par la Turquie. Mais les discussions et le vote de la loi en janvier m’ont dérangé à plusieurs titres.
D’abord, je trouve extrêmement délicat qu’un pays légifère sur l’histoire d’un autre. Le fait que la France ait accueilli nombre d’Arméniens dans les années 1915-1920 ou encore qu’elle ait été témoin (silencieux) des massacres ne lui donne pas le droit de ce vote. Au fond, nos législateurs ont commis un acte d’ingérence anormal et peu conforme au principe du droit international public, que les Sages viennent d’annuler. Le vote de la loi a été d’autant plus dommageable que la position de la Turquie sur la question du génocide progressait. Lentement ; peut-être trop lentement. Mais elle avançait néanmoins. Des archives s’ouvraient, des historiens turcs travaillaient la question, certains d’entre eux posant même le terme de génocide en lieu et place de celui de massacres. Des intellectuels s’emparaient de l’Histoire, y compris en relation avec des homologues européens. Cela se faisait peut-être lentement, mais cela se faisait. Et avec la loi votée en janvier qu’allait-il se passer ? Les autorités turques allaient-elles laisser les chercheurs travailler comme ils commençaient à pouvoir le faire ?
A vouloir forcer la Turquie à avancer dans la voie de la reconnaissance n’a-t-on pas pris le risque de porter un brutal et durable coup d’arrêt aux avancées en cours ? Qu’est-ce qui est le plus important : que la Turquie ne puisse plus nier par la force ou qu’elle accepte, par elle-même, de reconnaître, fut-ce dans plusieurs années ?
J’ai consacré une partie de mes études à la question de la reconnaissance par la France du génocide des Arméniens. Que constate-t-on ? Que cette question n’existe réellement en France qu’en périodes électorales. L’épisode de fin 2011 début 2012 n’aura pas échappé à la règle. Mais fallait-il que l’on prenne le risque d’une tension durable avec la Turquie pour quelques voix et un siège de député ? Comment peut-on pour de bien faibles résultats électoraux créer une tension forte avec un pays qui est un partenaire commercial important et avec lequel les échanges doivent et peuvent encore progresser ? Un pays qui occupe un espace géopolitique crucial. Un pays dont l’Arménie a besoin pour se développer. Un pays fragile politiquement et qui a besoin que nous le soutenions et non que nous le pointions d’un doigt accusateur, à même de renforcer les nationalistes et intégristes contre les tenants de l’ouverture et du progrès.
La Turquie est une pièce majeure d’une stratégie européenne de l’euro-méditerranée. Il faut construire avec elle et non contre elle. Je ne dis pas qu’il faille nier la question du génocide pour des raisons d’ordre économique et stratégique. Je dis qu’elle peut être appréhendée différemment et qu’en l’espèce le temps et la pression intelligente sont les alliés des descendants des victimes d’hier. C’est le travail des historiens qui a largement contribué à la reconnaissance du génocide par l’ONU, par l’Europe, par la France. C’est ce travail qui fera avancer la Turquie.
Le débat et le vote de la loi en janvier faisaient de la Turquie d’aujourd’hui et de son peuple mon ennemi, moi descendant de victimes du génocide des Arméniens. Or, les Turcs d’aujourd’hui ne sont pas mes ennemis et ceux d’hier ne sont plus. Si l’on veut que la Turquie progresse vers la reconnaissance du génocide, il nous faut aller vers elle et avancer avec elle et non simplement lui opposer notre frustration et notre colère. Le plus grand enseignement de mon grand-père, arrivé d’Anatolie orphelin à Marseille, est le pardon ; pas l’oubli, pas le renoncement, le pardon qui fait aller vers l’autre, qui fait progresser et grandir ensemble.
Une fois encore, sur la question du génocide des Arméniens, la courte vue électoraliste a failli l’emporter sur la stratégie nationale et internationale. C’est regrettable. Il est heureux que le Conseil constitutionnel redonne de la hauteur et un avenir à la question de la reconnaissance du génocide de 1915 par la Turquie.