Il y avait longtemps que la communauté des journalistes de ce pays n’avait plus reçu de nouvelle aussi réjouissante. Les journalistes Nedim Sener et Ahmet Sik, ainsi que Coskun Musluk et Sait Cakir viennent enfin d’être libérés. C’est évidemment une bonne nouvelle. Que ces journalistes recouvrent leur liberté [ils comparaîtront libres dans un procès où ils encourent quinze années de prison pour « complot contre le gouvernement » : ils sont accusés d’appartenir au réseau Ergenekon, une organisation ultranationaliste qui serait, d’après les procureurs, à l’origine de plusieurs conspirations contre le gouvernement AKP (Parti de la justice et du développement) du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan] est en soi un tournant dans l’évolution de notre pays.
Mais le développement d’un véritable Etat de droit est encore freiné par de trop nombreuses atteintes à la démocratie et à la justice. Les journalistes Mustafa Balbay et Tuncay Özkan sont en prison depuis déjà trois ans sans avoir été jugés. On évalue ainsi à cent le nombre de journalistes emprisonnés en Turquie. Huit députés, élus avec les voix du peuple [issus du Parti pour la paix et la démocratie, BDP, prokurde] sont toujours en prison. Et n’oublions pas l’éditeur Ragip Zarakolu et la professeure Büsra Ersanli, emprisonnés dans le cadre de l’enquête sur le réseau KCK [structure faisant le lien entre le mouvement kurde PKK et ses relais civils en Turquie].
Outre ces arrestations, un autre scandale vient de se rappeler à notre bon souvenir, celui du procès du massacre de l’hôtel Madimak à Sivas. [En 1993, un hôtel de la ville de Sivas abritant la réunion d’un groupe d’artistes et d’intellectuels en majorité alévis (chiites hétérodoxes) était assiégé par une foule d’islamistes en colère qui incendièrent l’hôtel, provoquant la mort de 37 personnes] Un véritable crime contre l’humanité fut alors commis. Et voilà qu’un tribunal vient de décréter qu’il y avait prescription pour une partie des personnes inculpées dans ce crime. C’est une honte ! D’autant plus que les problèmes que connaissent encore aujourd’hui nos frères alévis dans ce pays sont loin d’être terminés.
Il y a quelques jours, des maisons de la ville d’Adiyaman [Sud-Est] ont été marquées à la peinture, non sans provoquer de l’inquiétude ! [La Turquie a connu des pogroms antialévis très meurtriers à la fin des années 1970.] Le chemin vers la démocratie, le respect des droits de l’homme et la primauté de la justice est donc encore très long.
C’est dans ce contexte que le Conseil supérieur de la magistrature a jugé bon d’organiser un séminaire consacré à la liberté d’expression à destination des juges et des procureurs, afin de leur expliquer la jurisprudence émanant des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Que le ministre de la Justice, Sadullah Ergin, ait demandé aux juges et procureurs turcs qu’ils tiennent désormais compte des décisions de cette Cour est déjà en soi une démarche positive.
Et d’autant plus que depuis 1959, date de la création de cette cour, la Turquie est le pays qui a enregistré le plus grand nombre de violations de la Convention européenne des droits de l’homme. La Turquie ne tient donc pas compte des décisions de la CEDH et ne prend aucune mesure pour que ces violations cessent. Une grande partie de ces violations viennent notamment des trop longues périodes d’incarcération et du caractère très ambigu de la définition de la notion de terrorisme utilisée abondamment pour restreindre la liberté des journalistes.
Comme l’a bien souligné l’orateur qui a ouvert ce séminaire, « la Turquie ne pourra pas assumer le rôle qui lui incombe aujourd’hui uniquement grâce à son économie et sa politique extérieure. Cela ne sera en effet possible que si elle se transforme en un véritable Etat de droit, ce qui passe forcément par l’adoption des normes juridiques européennes. »