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La loi sur les génocides : une loi hypocrite

vendredi 30 décembre 2011, par Eric

La loi récemment votée à l’Assemblée nationale ne nomme pas explicitement le génocide arménien. Mais, la pénalisation de la négation de la Shoah étant déjà inscrite dans la loi, c’est bien la négation des évènements de 1915 qui en est l’objectif.

Soutenue par l’importante minorité arménienne en France, cette loi, d’après son instigatrice la députée UMP Valérie Boyer ne vise pas un Etat, et n’est pas “dirigée contre la Turquie” [1]. Devant le tollé majeur provoqué en Turquie, à tous les niveaux, on ne peut que constater que le message n’est pas passé.

Cette loi est une loi contre-productive, car ses effets provoqués, et attendus, sont précisément l’inverse du but affiché : aider à la reconnaissance du génocide arménien. Les réactions étonnées de Valérie Boyer, “stupéfaite par le niveau de réactions des Turcs” [2] face à la violence du ressenti en Turquie, sont, au mieux la preuve d’une tendre naïveté soit plus surement, celle d’une cynique hypocrisie.

On peut aisément comprendre la colère et l’impatience de la population arménienne de France, qui se bat depuis maintenant des décennies pour faire reconnaître à la Turquie le drame vécu par ses grands-parents, en 1915, qui a conduit à la déportation massive et à l’extermination d’une population qui représentait une profonde richesse, à la fois économique, et culturelle, pour l’Anatolie.

On comprendra moins le choix des députés français, dont le rôle ne devrait pas être de jouer sur l’émotion et se plier aux influences des lobbies, mais au contraire, d’adopter une position pragmatique pour favoriser un contexte favorable à la reconnaissance du génocide en Turquie.

Le problème de la création de la République de Turquie est connu. Depuis 1923, une amnésie collective autour du passé pré-républicain s’est mise en place. Changements d’Etat, de langue, d’alphabet, d’habillement, de mode de vie, d’éducation, de noms de famille, des noms des villes,… tout fut entrepris pour mener une rupture sans précédent avec l’Empire Ottoman. Le but : oublier un passé multiethnique, jugé responsable de son effondrement. La nouvelle Turquie sera mono-ethnique et laïque : le Turc, sera un homme nouveau, calqué sur le modèle de l’Europe Fasciste des années 1920 [3]. Un modèle figé, alors que l’Europe, elle, a évolué depuis, comme le remarque Baskın Oran dans son article « Plein ou creux, ce nationalisme d’Atatürk ? » [4].

La racine du problème n’est donc pas la négation du génocide arménien. Cette dernière est seulement l’un des symptômes d’une ignorance à plus large échelle, de ce qui précède la République de Turquie. Pour le Turc, l’Empire Ottoman est associé, de par sa fin tragique, à la honte, la défaite, le passé rétrograde, alors que la République représente la victoire, la liberté et la modernité, la fierté d’avoir enfin “prouvé au monde que nous sommes une civilisation moderne et civilisée” [5] .

Le visiteur en Turquie sera surpris, de la méconnaissance des Turcs de l’Histoire de leur ancien Empire, son apprentissage à l’école se faisant sur la base de dates et de faits basiques appris par cœur, et sur lesquels les tentative de réflexion ou de questionnement sont limitées, “réciter un simple refrain chronologique déversant de simples faits”, résume Baskın Oran [6].

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Turcs-Arméniens le temps du dialogue
Le Monde

Pourtant, depuis le début des années 2000, qui coïncide avec la prise du pouvoir de l’AK Parti, la Turquie commence à reprendre conscience de son histoire Ottomane. Le regain d’intérêt pour l’Islam n’y est évidemment pas pour rien, même si l’identité Ottomane ne se limitait pas qu’à l’Islam.

A la télévision, via les feuilletons suivis par des millions de téléspectateurs, relatant la vie de Soliman le Magnifique [7] ou la cohabitation en Macédoine Ottomane entre Chrétiens et Musulmans [8], ou les multiples documentaires diffusés sur la télévision nationale sur les anciens Sandjaks de l’Empire, par la mode, via les créateurs et joaillers, et dans la politique, les références et le regain d’intérêt pour le passé Ottoman se multiplient depuis quelques années.

Ce phénomène a même trouvé un nom : “l’Ottomania”, décrit dans un article du Figaro en 2010 [9] ; par ricochet, cette tendance à s’intéresser de nouveau à ce passé auparavant refoulé a aussi un impact sur l’intérêt pour la question arménienne.

Dans le domaine de l’art, les initiatives s’y intéressant ont en effet été nombreuses. En 2006, le projet Merhabarev exposait les travaux de photographes turcs, partis à Erevan, et arméniens visitant Kumkapi, un ancien quartier arménien d’Istanbul [10]. En 2008, Osman Köker publiait de son côté une collection de cartes postales rappelant l’importance passée de présence arménienne en Turquie “Armenians in Turkey 100 years ago” [11].
Par ailleurs, en 2010, une exposition au musée d’Art Moderne d’Istanbul s’intéressait aux grandes familles d’Architectes Arméniens à Istanbul [12] et leur apport majeur à l’occidentalisation de l’architecture et plus largement de la culture en Turquie. Cette année encore, Antoine Agoudjian, photographe Français d’origine Arménienne, exposait “Burning Eyes”, sur les traces du génocide” [13], des photographies prises à Van, Erzurum, Bitlis, Diyarbakir et Harput.

Côté Littérature, en 2006, Elif Şafak, évoquait largement la question génocide dans La Batarde d’Istanbul [14], son best-seller pour lequel elle eut à s’expliquer lors d’un procès. En 2003, Fethiye Çetin, dans son roman Le Livre de ma grand-mère, relatait déjà l’histoire de sa grand-mère, Arménienne rescapée du génocide élevée cachée dans une famille turque [15]. Une histoire similaire est racontée dans le film En Attendant les Nuages [16], sorti en 2006, de la cinéaste turque, Yeşim Ustaoğlu, à propos du destin d’Elena, Grecque Pontique, autre minorité touchée par les déportations à la fin de l’Empire Ottoman, sauvée par une famille turque.

Les manifestations de centaines de milliers de personnes dans Istanbul [17], après l’assassinat de Hrant Dink, journaliste arménien, en 2007 avec des slogans tels que “Nous sommes tous des Arméniens”, “Hrant Dink : la 1.500.001e victime” sont la preuve que la question ne laisse pas indifférente une frange importante de la population. Le projet “Özür Diliyoruz” (Nous demandons pardon) [18] lancé par des intellectuels turcs sur internet pour demander pardon aux Arméniens, a également marqué les esprits.

Rappelons encore que le 24 avril 2010, jour de commémoration du génocide arménien dans le monde entier, le Figaro félicitait une “Prise de conscience turque” [19], après un important hommage aux victimes organisé par des associations turques a Istanbul.

Dernièrement, Osman Baydemir, maire de l’agglomération de Diyarbakır, rappelait récemment dans un discours [20] la richesse perdue de ce qui était encore le troisième centre économique d’Anatolie en 1907, avant le départ des Arméniens. Car du retard de développement l’Anatolie intérieure, des villes comme Sivas, Elazığ, Van ou Diyarbakir, l’exil des Arméniens qui en faisaient la richesse n’est sans doute pas étranger. Une conclusion qu’avait peut-être aussi faite en son for intérieur le Premier Ministre Recep Tayyıp Erdoğan en 2004, quand il expliquait dans une interview la nécessité pour Diyarbakir de retrouver sa grandeur perdue d’antan [21].

Un Premier Ministre qui a ouvert une brèche dans le mur, il y a quelques semaines, vers la reconnaissance de la Turquie de son passé, en présentant ses excuses au nom de l’Etat, pour les massacres de Dersim en 1937 commis par l’Etat turc [22] : une grande première dans l’histoire de la jeune République.

La sensibilisation de la population à l’apport majeur de la présence des Arméniens en Anatolie est un préalable indispensable à toute avancée sur la question du génocide. Pour la résoudre, le débat devra obligatoirement venir en Turquie de l’intérieur. Après 90 années d’amnésie collective, il est évidemment difficile d’avancer autrement que par tâtonnement. Lorsque l’on veut aborder ces thèmes, on se heurtera souvent aux réactions négatives et violentes de la masse, sans compter les procès intentés en justice. Les progrès se faisant par les élites, c’est en tendant la main à ces gens, que la France pourra aider à la Turquie à se tourner vers son passé

Au contraire, en votant cette loi, la France raidit la position turque et renforce l’orgueil national. La reconnaissance du génocide est ainsi interprétée de plus belle comme un mensonge imposé de l’extérieur par les puissances étrangères, “le génocide arménien est un mensonge impérialiste” [23] pouvait-on ainsi lire sur une banderole du Parti Ouvrier turc (İşci Partisi) cette semaine devant le consulat de France à Taksim). Par ailleurs, cette loi complique la tâche ceux qui se battent en Turquie pour plus de liberté d’expression, qui auront tendance à être vus comme des ennemis au soutien de l’Etranger.

Y-avait-il vraiment besoin d’une loi pour pénaliser la négation du génocide arménien ? La réponse est non. La Loi Gayssot en France, était d’abord un outil de lutte contre l’Antisémitisme, la négation de l’Holocauste étant utilisée à cette fin par les milieux antisémites, “[un discours (…) « anti-historique », (étant) avant tout, un discours antisémite.” [24]. Le cas arménien est bien différent : en France, le racisme anti-arménien n’existe pas, aucune affaire de racisme anti-arménien n’a été recensée ces dernières années dans les médias français.

L’argument turc appelant la France à “se mêler de ses affaires” [25] est de son côté mal venu. Peuplée par une importante minorité arménienne, rescapée du génocide, elle a évidemment son mot à dire dans le débat. Mais si elle veut avoir une influence, c’est par des initiatives constructives et réfléchies, qu’elle contribuera à ce que la boite de Pandore s’ouvre en Turquie.

La prise de conscience de son passé trop longtemps refoulé est en marche pour la Turquie, mais elle prend du temps. Car la loi est plus facile à changer, que les mentalités.

“Mieux vaut allumer une bougie que maudire les ténèbres”, affirmait déjà Lao-Tseu il y a 26 siècles de cela. La France devrait préserver ces bougies qui s’allument un peu partout dans cette Turquie de 2012 plutôt que de maudire en vain les ténèbres de 1915…

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