Les Etats-Unis ont une frontière. La Chine a une frontière. La Russie, même après l’explosion de l’Union soviétique, a une frontière. L’Europe n’en a pas, ou, du moins, si elle en a une, ses dirigeants n’en parlent pas, et ses citoyens ne la connaissent pas !
Cette situation est d’autant plus étrange que les Européens se sont battus avec acharnement sur le tracé de celles-ci. Les querelles à propos de la frontière franco-allemande ont engendré deux conflits, et provoqué la Première Guerre mondiale. La fixation des limites de territoire entre l’Empire austro-hongrois, la Prusse et la Pologne a donné lieu à d’interminables affrontements.
Les Européens, si attachés à protéger leurs frontières nationales, seraient-ils indifférents au contour du nouvel ensemble politique auquel ils appartiennent, qui est l’Europe ?
Pourtant la réponse à cette question n’est pas neutre !
Les décisions prises sur les frontières détermineront l’identité historique et culturelle de l’Europe, et affecteront la nature même du « projet » européen, c’est-à-dire le choix entre une Europe identitaire, et une vaste zone à vocation strictement économique. Et comment pourrait-on espérer développer une citoyenneté européenne dans une Europe dépourvue de frontières ?
La difficulté vient en partie du fait qu’on utilise le mot Europe sans lui donner de sens précis. Il désigne tantôt une entité géographique, et tantôt le lieu d’une civilisation qui s’est formée au cours des deux derniers millénaires.
Les références historiques ne fournissent pas de réponses satisfaisantes. L’Empire romain était essentiellement méditerranéen. Il comprenait l’Afrique du Nord, mais ne s’étendait pas en direction de l’est de l’Europe et de la Scandinavie. Quant à l’Empire napoléonien, il se limitait, en fait, aux pays fondateurs actuels auxquels on peut ajouter la Pologne, mais il était âprement combattu par la Grande-Bretagne et ses alliés.
Le Général de Gaulle a proposé une définition brillante et visionnaire : « de l’Atlantique à l’Oural ». Il entendait affirmer la vocation européenne de la Russie. Mais sa formule se heurte à deux obstacles : la Fédération de Russie comprend la Sibérie, et l’Europe devrait-elle s’étendre de l’Atlantique au Pacifique ? Et elle est muette sur la partie de la Russie située au nord du Caucase : l’Europe peut-elle contenir la Tchétchénie ?
Pour serrer la réalité de près, il faut imaginer que les frontières de « l’Europe européenne » doivent répondre à un double critère : géographique et culturel. Géographique pour qu’il y ait une homogénéité du territoire, du « sol » de l’Europe, et culturel pour que les citoyens européens puissent un jour se reconnaître comme membres d’un même ensemble.
Sur le plan géographique, les atlas indiquent depuis toujours trois des frontières du cap que constitue l’Europe : la mer du Nord au nord, l’Atlantique à l’ouest, et la Méditerranée au sud. C’est vers l’est que le tracé est plus incertain. Compte tenu des flux et des reflux de l’histoire, et de la situation particulière de la Russie, à cheval sur deux continents, la frontière se situe au voisinage d’une ligne qui s’inscrit dans le prolongement de la rive occidentale de la mer Noire, pour aboutir à la frontière entre la Finlande et la Russie. L’Europe territoriale s’identifie alors comme un triangle dont les trois sommets se situent au voisinage du détroit de Gibraltar, du Cap Nord, et du Bosphore. On la repère aisément sur une carte. Et elle est entourée de trois grands voisins : la Russie à l’est, la Turquie au sud-est, et le rivage méditerranéen du continent africain au sud.
C’est sans doute l’élément historico-culturel qui donne la définition essentielle de l’identité européenne, et donc de ses limites. Le projet de Constitution la définit comme provenant de trois héritages : culturel, religieux, et humaniste. L’héritage culturel a pour origine la civilisation gréco-romaine. L’héritage religieux se fonde principalement sur les racines chrétiennes, catholiques, protestantes et orthodoxes, ainsi que sur la référence juive tirée de la Bible. Quant à l’héritage humaniste, il résulte du bouillonnement des idées philosophiques, et de l’approche rationnelle du XVIIIe au XXe siècle. Ces héritages ne sont pas exclusifs les uns les autres, mais se combinent de manière à donner une perception relativement homogène de l’identité culturelle européenne. Il est nécessaire d’en partager au moins deux pour ressentir son appartenance à l’Europe !
Nous voici placés devant les frontières géographiques et culturelles de « l’Europe européenne ». On constate qu’elles s’appliquent effectivement à l’Europe actuelle des vingt-cinq Etats membres, ainsi qu’à la Bulgarie et à la Roumanie. Elles ont vocation à englober les Etats des Balkans, à partir du moment où ils auront réussi à éliminer leurs affrontements internes. La Norvège et la Suisse se trouvent placées à l’intérieur de ces limites. Au-delà de ces frontières l’Europe européenne s’arrête, et commence l’espace du voisinage européen.
Sur un long parcours historique, il arrive que les frontières se déplacent. Dans le cas de l’Europe, celle-ci ne cherchera pas à les étendre, car elle a définitivement exorcisé ses vieux démons impérialistes ! Et pour que ses grands voisins puissent venir un jour s’insérer dans son ensemble, il faudrait qu’ils donnent définitivement la préférence aux valeurs de l’Europe sur celles qu’ils se sont eux-mêmes forgées, et qui imprègnent leur culture et leur mode de vie. On a peine à en apercevoir la vraisemblance.
Les Européens sont en train d’organiser un continent. Ils font, pour employer une expression contemporaine, du « continent building ». Ils lui ont déjà donné un Parlement et une monnaie, et s’apprêtent à le doter d’une Constitution. Il est temps pour l’Europe d’identifier ses propres frontières, telles que la géographie, l’histoire, et la culture les ont tracées.
C’est alors que les citoyens pourront commencer à ressentir leur appartenance à l’Europe, en mesurer l’utilité, et en éprouver la fierté.