« L’économie globale aujourd’hui est avant tout une économie de signes : il n’est plus un lieu sur terre qui puisse échapper à cette mousson des signes et des formes dominants, surtout pas la Turquie. Et leur propagation est aussi foudroyante que celle de certains virus. Ahmadinejad, Khamenei et, qui sait, Moubarak ne seront-ils pas les prochains prétendants au grand concours du plus beau coyote ? »
Le 15 avril dernier, TE évoquait le « syndrome de Tex Avery » : tout le monde a souvenir du coyote suspendu dans les airs et incapable de tomber avant de prendre conscience de sa situation. Cette allégorie nous permettait d’éclairer certains aspects de l’évolution du régime en Turquie. Des mutations qui, au regard de l’actualité récente sur le pourtour méditerranéen, ont semble-t-il dépassé le cadre de la seule Turquie.
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L’allégorie du coyote de Tex Avery est souvent reprise et commentée par le psychanalyste et philosophe slovène, Slavoj Zizek. Elle est à même d’éclairer certains pans de l’actualité politique et sociale turque.
Mais tout d’abord, Zizek lui-même : « A l’instar du personnage de dessin animé suspendu dans les airs, qui tombe uniquement quand il regarde en bas et prend conscience de sa situation, il suffit de rappeler à la forme morte qu’elle est morte pour qu’elle se désintègre. Le passage au nouveau s’accompagne d’une lutte passionnée qui prend fin dès que la force adverse constate que sa résistance même est déjà imprégnée de la logique de son adversaire. Quand par exemple, l’argumentation réactionnaire contre les Lumières s’appuie tacitement sur les prémisses idéologiques des Lumières. Nous retrouvons ce phénomène chez les télévangélistes contemporains qui sapent leur message dans le processus même de leur transmission : ils présentent dans leur prestation les procédés mêmes qu’ils critiquent si férocement chez leurs adversaires libéraux, de la complaisance narcissique au spectacle médiatique commercialisé. » La parallaxe, p323, Fayard, 2008.
Cette longue citation appelle maints commentaires. En voici certains, ramenés au terrain turc qui nous intéresse.
« Le passage au nouveau s’accompagne d’une lutte passionnée » : telle est la formule paradigmatique qui pourrait définir d’un trait ou du moins englober d’un geste l’ensemble des phénomènes sociaux, culturels et politiques chaotiques marquant la Turquie actuelle. Ce pays connaît un tel bouillon de bouleversements matériels mais aussi symboliques que son actualité en devient opaque, même aux observateurs les plus aguerris. Cette actualité se précipite, se périodise en phases historiques à une vitesse effarante. Sur les dix dernières années, il est d’ores et déjà possible à l’observateur de distinguer deux phases très distinctes : la phase des négociations pour le lancement du processus d’adhésion à l’UE, du début des années 2000 à 2007, et la phase de triple émergence depuis cette date : émergence de l’individu, émergence de la société civile, émergence dans le bouillon économique et symbolique global.
L’émergence de forces, de formes nouvelles dans la réalité turque implique ipso facto la lutte acharnée avec d’autres puissances plus anciennes, et victimes du syndrome de Tex Avery. Il est deux grands équilibristes en Turquie aujourd’hui :
L’armée plus son ombre idéologique et sociale en tout premier lieu. L’institution est la force. La forme, quant à elle, est cette idéologie unioniste héritée des dernières années de l’Empire ottoman, révolutionnaire, volontariste et nationaliste, fondée sur l’unité de la nation, la prééminence des fins à atteindre sur les moyens employés ainsi que la conviction bien établie d’une supériorité des élites incarnant cet unionisme.
Durant les années 2000, les outils institutionnels permettant à l’armée de projeter son influence sur la société turque ont été rognés les uns après les autres dans le cadre des paquets de réforme votés par le Parlement afin de conformer le régime turc aux critères européens dits de Copenhague. On retiendra surtout la suppression des pouvoirs étendus du Secrétariat permanent du Conseil de Sécurité Nationale qui agissait comme un véritable cabinet fantôme aussi bien dans la réécriture des règlements ou directives d’application administratifs que dans le contrôle « préfectoralisé » de l’opinion publique par le biais de ce qu’on nommait alors « guerre psychologique ».
Parallèlement, l’émergence de la société civile comme d’une incoercible impertinence civile, multiforme et contagieuse portée par la vague de ce que représente l’irruption du web2.0 dans la vie politique et sociale turque conduit l’unionisme à des actions d’arrière-garde et de portée aussi réduite que comique : le blocage vite contourné des accès au site Youtube, la publication, vite ridiculisée, d’un mémorandum sur le site Internet de l’état-major général en avril 2007, ce que la Turquie retiendra comme l’ultime version d’un coup d’Etat, une version web.
L’épidémie de rire, même nerveux, qui s’ensuivit prouva que l’armée jouait les funambules chez Tex Avery et remuait déjà les pattes dans le vide sans avoir conscience d’avoir déjà perdu la partie.
La prise de conscience ne tarda pas, avec la saga des affaires Ergenekon : lorsque l’ancien chef d’état-major, Hilmi Özkök, accepta le principe de son témoignage devant la justice dans le cadre de cette affaire, on eut la confirmation que l’institution acceptait alors de regarder vers les bas, de prendre conscience de sa situation et, comme les toons, de chuter. Pour mieux changer de forme. Tous les successeurs du général Özkök, à la langue et aux convictions pourtant bien trempées, n’eurent pas d’autre choix que de suivre la pente.
Mais si l’armée fut la première, elle n’est pas la seule victime de ce syndrome.
L’AKP, Parti de la Justice et du Développement, au pouvoir depuis 2002, ne l’est pas moins. Il n’est pas encore suspendu dans le vide. Mais il est en train d’inconsciemment détricoter l’identité islamiste qui fut celle du cercle de ses fondateurs et leaders historiques ainsi que celle qu’on ne cesse de lui attribuer.
« Quand, par exemple, l’argumentation réactionnaire contre les Lumières s’appuie tacitement sur les prémisses idéologiques des Lumières », nous rappelle Zizek. Plus loin, il cite Marx et son analyse de la transformation malgré eux des royalistes français, lorsqu’ils acceptèrent de jouer le jeu du parlementarisme au XIXè siècle.
Depuis sa fondation qui coïncide avec les débuts de la phase dite des négociations pour le lancement de l’adhésion à l’UE, l’AKP a toujours, malgré son label « islam politique », chevauché une thématique européenne et moderne. Une fois au pouvoir, il s’est fait le champion de l’adhésion à l’UE. Avec ou sans l’intention cachée d’une instrumentalisation de ce combat pour une ré-islamisation du pays. Que cette intention soit avérée ou non, la question n’est pas là puisqu’ici « Tex Avery » nous indique que c’est bien la forme, le discours, les mots, les règles appliquées qui priment sur le fond, les intentions cachées, supputées. Aussi déroutant que cela puisse en effet paraître.
Au-delà de 2007, l’AKP s’est trouvé un autre propulseur que celui de l’UE et de l’adhésion : ce sont les mouvements chaotiques, l’énergie débridée et désordonnée d’une société turque qui a « lâché les chevaux ». Là encore la nouveauté n’est pas islamiste, elle est multiple, arlequinienne, protéiforme. Mais ouvrant les portes que lui indique le mouvement du bourdonnement social – du zoom, dit-on en anglais – sans les refermer, l’AKP adopte là encore un rythme qui ne lui appartient pas, du moins pas historiquement. Et qu’on le veuille ou non, ce parti détricote sa forme originelle, lentement, aléatoirement. Porté par la crue des bouleversements actuels, propulsé par ce rythme effréné, il n’a pas conscience de s’avancer peu à peu au-dessus du gouffre. Il suffira que le mouvement marque une pause, connaisse une inflexion, pour que se rompe le charme. Que chute l’AKP et qu’apparaisse une nouvelle forme politique en Turquie.
Syndrome de Tex Avery donc, ou syndrome des malgré eux qui, quels que soient leurs fonds, leurs convictions intimes, secrètes et cachées, succombent tous à la puissante érosion des formes, des masques et des signes tout superficiels qu’ils se donnent. Or n’oublions pas que l’économie globale aujourd’hui est avant tout une économie de signes :
il n’est plus un lieu sur terre qui puisse échapper à cette mousson des signes et des formes dominants, surtout pas la Turquie.
leur propagation est aussi foudroyante que celle de certains virus : Ahmadinejad, Khamenei et, qui sait, Moubarak ne seront-ils pas les prochains prétendants au grand concours du plus beau coyote ?