Les derniers jours ont été riches en rebondissements qui amènent à s’interroger sur les équilibres stratégiques au Proche-Orient. Jour après jour, les relations turco-syriennes se tendent à l’extrême, menaçant de rompre et de renouer avec l’inimitié qui les caractérisait il y a encore quelques années, tandis qu’une rumeur et un certain nombre d’indices indiqueraient un réchauffement des relations turco-israéliennes…. Qu’en est-il exactement ?
Notons tout d’abord que la concomitance des événements qui affectent les relations de la Turquie avec la Syrie, d’une part, et Israël, d’autre part, est très largement le résultat d’un calendrier difficile qui peut s’avérer extrêmement dangereux pour la sécurité de la région. La dégradation de la situation intérieure en Syrie, qui a provoqué l’afflux de près de 12 000 réfugiés à la frontière turque, se produit au moment même où une nouvelle flottille a entrepris de forcer le blocus de Gaza. En incitant probablement les responsables de l’organisation humanitaire turque IHH à ne pas faire prendre la mer au « Mavi Marmara », au moment où la Turquie doit gérer à ses frontières les conséquences de la répression en Syrie, Ankara a voulu d’abord éviter qu’une crise avec Israël ne vienne compliquer une situation particulièrement explosive à ses frontières. La diplomatie turque va-t-elle pour autant retomber dans les bras de son ancien allié après avoir fait la noce avec un voisin redouté ? Les choses ne sont pas aussi simples.
Il est pourtant de plus en plus évident que la lune de miel turco-syrienne est bien finie. Le 24 juin, Ahmet Davutoğlu a continué à expliquer que son gouvernement maintenait des relations avec Damas pour inciter le régime baasiste à faire des réformes. Mais sur le terrain, la confiance n’est plus de mise. Le 23 juin dernier, les troupes syriennes ont patrouillé à 500 mètres de la frontière turque. Le 25 juin, les autorités turques ont refusé l’accès des camps de réfugiés en Turquie à une délégation parlementaire syrienne. Une décision qui a été vivement critiquée par l’ambassadeur de Syrie en Turquie, Nidal Kabalan (photo), qui s’est étonné qu’en revanche cet accès ait été récemment permis à une délégation koweïtienne et à l’actrice américaine Angelina Jolie. Le même Nidal Kabalan, dont les critiques ont déjà passablement énervé Ankara, ces derniers temps, est allé plus loin, le 27 juin, en accusant Ankara de laisser se dérouler à ses frontières une contrebande d’armes qui alimenterait les opposants syriens. Il a notamment rappelé qu’un accord de lutte contre le terrorisme avait été conclu entre les deux pays et qu’il impliquait qu’Ankara livre aux autorités syriennes ceux qu’il a appelés « des terroristes ou des chefs de gangs », comme ces dernières ont livré naguère des membres du PKK à leurs voisins turcs.
On comprend donc qu’en ce début de semaine, la presse turque puisse en conclure que « les noces avec la Syrie » sont bel et bien terminées. Selon de nombreux d’experts, et alors même qu’un nouveau camp de réfugiés est en construction, la patience turque serait à bout, et Ankara n’hésiterait plus, le cas échéant, à accepter que des sanctions internationales soient prises contre le régime de Damas dont elle n’attend plus rien. Toutefois, même si ce dernier ne paraît pas réellement en mesure de venir à bout de la révolte qui l’assaille depuis plus de 3 mois, il semble susceptible de s’accrocher au pouvoir et de maintenir la Syrie dans une sorte d’instabilité durable avec tous les risques que cela comporte pour la région. Là est bien le problème.
Cela incite-t-il pour autant la Turquie a revenir vers son allié israélien ? Ce n’est pas tout à fait de cela dont il s’agit, en fait. Aux prises avec la crise syrienne alors qu’une nouvelle flottille est en train de prendre la mer, le gouvernement turc ne peut se payer le luxe d’un conflit avec Israël comparable à celui qui a suivi, l’année dernière, l’arraisonnement du « Mavi Marmara ». Dans ces conditions, il est logique que Tel-Aviv profite de l’opportunité pour essayer d’améliorer des relations avec Ankara, qui n’ont pu être normalisées depuis. Benyamin Netanyahou a ainsi lourdement félicité son homologue turc de sa victoire aux récentes élections législatives, et la diplomatie israélienne s’est réjouie de la décision d’IHH de ne pas engager le « Mavi Marmara » dans la prochaine flottille. Toutefois, le 23 juin dernier, dans une interview donnée (ce n’est pas un hasard) au quotidien turc anglophone « Hürriyet Daily News », Danny Ayalon (photo), le vice-ministre israélien des affaires étrangères est allé beaucoup plus loin dans l’offensive de charme de Tel-Aviv. Au moment même où Khaled Mechaal et Mahmoud Abbas, les leaders palestiniens rivaux, étaient reçus à Ankara, il s’est réjoui de l’action de médiation jouée par la Turquie, en déclarant notamment : « L’unité entre Palestiniens est de notre intérêt, de cette façon nous saurons avec qui engager des négociations… si la Turquie souhaite réunir les formations palestiniennes, cela ne nous pose aucun problème… C’est une puissance régionale, elle a un rôle historique à jouer, elle pourrait être en mesure d’influencer le processus de paix. »
Voilà certes une suggestion qui devrait allécher maître Davutoğlu, au moment même où l’on murmure en outre que la Turquie serait prête à assouplir sa position à l’égard d’Israël, parce que le rapport d’enquête de l’ONU sur l’affaire de la flottille (qui doit être rendu en juillet prochain) contiendrait des remarques acerbes sur les liens existant entre le gouvernement de l’AKP et l’organisation humanitaire IHH qui avait affrété le « Mavi Marmara » l’an passé. Il est pourtant peu probable qu’Ankara procède à un revirement complet de ses positions à l’égard de l’État hébreu, ruinant près de quatre ans d’efforts diplomatiques, pour renouer avec le monde arabe. Au moment où Ahmet Davutoğlu s’apprête à entreprendre une tournée qui doit le mener successivement en Syrie, en Arabie Saoudite, en Jordanie et en Iran, il y a de fortes chances pour que la diplomatie turque cherche un peu plus à se positionner en nouveau pivot des équilibres stratégiques proche-orientaux : le pays qui unit « comme de la colle » avait dit, il y a quelques mois avant le printemps arabe, le grand prédicateur de la diplomatie turque ; celui qui parle à tous ses voisins et qui peut aussi se faire entendre des Américains, des Russes ou des Chinois…
Pourtant, dans un contexte proche-oriental en pleine transformation, il ne s’agit désormais plus seulement de démontrer la « profondeur stratégique » de la Turquie, en renouant des liens avec des voisins longtemps ignorés, mais de faire face à la crise ouverte syrienne. De surcroît, ce médiateur turc un peu trop influent et sûr de ses nouvelles vertus, ne risque-t-il pas d’énerver, voire d’inquiéter à la longue, des voisins arabo-musulmans affaiblis et en pleine restructuration intérieure et stratégique. La politique du « zéro problème avec nos voisins » n’est plus au banc d’essai, elle doit désormais faire la preuve de son efficacité en situation extrême. Et les défis qu’elle doit surmonter en l’occurrence ne sont pas minces.