- Erdoğan et l’Etat Major
- Source : Reuters/Ümit Bektas
La majorité, l’état-major militaire et les principaux partis d’opposition sont tombés d’accord pour procéder à la réécriture proposée par le gouvernement turc d’un article très controversé de la loi TSK (Türk Silahlı Kuvvetleri, Forces armées turques). L’article 35, entré dans la législation après le coup d’Etat du 27 mai 1960, dispose en effet que le devoir de l’armée est de « préserver et de protéger la République de Turquie ». L’armée turque a réalisé les deux coups d’État suivants, en 1971 et 1980, sur la base de cet article, arguant que les autorités civiles ne parvenaient pas à préserver les principes constitutionnels. L’armée s’est appuyée sur ce flou juridique pour son intervention militaire non armée le 28 février 1997, qui aboutit au renversement du gouvernement de coalition du Refah-Yol quelques mois plus tard. Il s’agit là de l’application la plus récente de l’interprétation pro-coup de l’article.
Selon le quotidien Radikal, l’article 35 de la loi TSK devrait continuer d’ériger l’armée en protectrice des principes constitutionnels de la République turque, mais une clause soulignant sa responsabilité d’assurer la continuité du régime parlementaire devrait être ajoutée. La réécriture de l’article doit commencer dès l’ouverture de la session parlementaire à l’automne. S’exprimant sur les plans du gouvernement, le vice-Premier ministre Bekir Bozdağ confiait à Zaman lundi 8 août : « Nous sommes pour purger toutes les lois qui ne correspondent pas aux principes d’un État démocratique, y compris l’article 35 […]. L’AKP n’hésitera pas à prendre toutes les mesures nécessaires pour la suppression ou la modification de l’article 35 ». Considérée comme symboliquement importante pour la maturité de la démocratie turque, la suppression ou la réécriture de l’article 35 s’inscrit, comme le rappelle Hürriyet lundi 8 août, dans la lignée des propos tenus il y a quelques mois par le président Abdullah Gül lors d’un déplacement à Belgrade : « Notre système juridique et nos lois ont subi tant de changements qui ne permettent pas un [autre] coup d’Etat ».
Le changement proposé a reçu l’approbation du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple ou CHP, qui a souvent été un fervent partisan de l’armée. « Nous sommes prêts à soutenir les propositions de modifications à l’article 35 » déclarait ce samedi son leader Kemal Kılıçdaroğlu au quotidien Milliyet. Le CHP avait présenté un projet de loi l’année dernière offrant des modifications à l’article 35 de la loi mais le Parti Justice et Développement (AKP) l’avait rejeté, le trouvant plus « arriéré » que l’article concerné. Cependant, des sources internes au CHP ont exprimé l’intention du parti de soumettre à nouveau leur facture, lorsque le Parlement reprendra ses travaux le 1er octobre. Le parti pro-kurde de la paix et la démocratie, ou BDP, soutient également l’initiative comme un moyen de réduire l’influence des militaires sur la vie politique. Le vice-président du BDP, Hasip Kaplan, a cependant rappelé que son parti avait également proposé de modifier l’article l’année dernière et s’était heurté au même refus que le CHP de la part de l’AKP. Le Parti du Mouvement Nationaliste ou MHP semble également favorable à la réécriture de l’article 35 bien qu’il ait été peu loquace sur le sujet. Son dirigeant, Devlet Bahçeli, s’est contenté de déclarer que son parti était totalement opposé aux coups d’Etat militaires et a appelé à une purge des éléments de l’armée susceptibles de cautionner de telles pratiques.
L’annonce de la réécriture de l’article 35 de la loi TSK peut être replacée dans deux perspectives différentes : celle de l’évolution des relations entre civils et militaires d’une part, et celle de la nouvelle constitution civile en projet d’autre part. En effet, le mouvement fait partie d’une tendance générale en Turquie à la démilitarisation, à la normalisation et au réajustement des liens entre civils et militaires depuis l’accession de l’AKP au pouvoir en 2002 et le bras de fer continuel qui en a résulté. La première réforme de la justice militaire en 2008, que le gouvernement souhaiterait à terme placer sous la tutelle de la justice civile, et la suppression d’un article constitutionnel qui protégeait entre autres le général Kenan Evren et d’autres hauts gradés qui dirigeaient la junte du coup d’Etat de 1980 lors du référendum du 12 septembre 2010 en étaient les premières manifestations. Il faut également tenir compte des profondes transformations et reconfigurations des rapports de pouvoir à l’œuvre entre le haut commandement militaire et le gouvernement comme l’atteste la démission le 29 juillet dernier de tout l’état-major turc (à l’exception du général Özel, chef de la gendarmerie depuis promis chef d’état-major ; voir nos éditions des 30 juillet, 3 et 6 août), crise que le gouvernement semble avoir su gérer de façon à garder son avantage acquis sur l’armée depuis quelques années. Cette annonce est donc la preuve d’une volonté d’améliorer la coopération entre l’état-major général et le gouvernement. Enfin, l’amendement de l’article 35 s’inscrit dans le cadre d’une campagne plus large portée par l’AKP de réécriture de la Constitution du pays, rédigée par la junte militaire en 1982, deux ans après le coup de 1980. L’accord de principe obtenu par la majorité sur cette disposition semble constituer un galop d’essai au consensus que le gouvernement devra faire émerger lors de la rédaction de la nouvelle Constitution civile à venir et maintes fois repoussée.