Campagne de désobéissance civile lancée à l’occasion de la fête de Nevruz, contestation de 7 candidatures indépendantes kurdes par le Conseil supérieur des élections (YSK), attaque de la caravane électorale du premier ministre à Kastamonu par un commando du PKK, manifestations et tensions extrêmes dans les provinces du sud-est suite à la mort d’une douzaine de rebelles kurdes dans un accrochage avec l’armée turque… Ces dernières semaines la question kurde s’est invitée, pendant la campagne électorale, dans un climat de tension extrême, et la perspective que finalement le BDP et ses députés sortants décident de boycotter le scrutin du 12 juin prochain était même envisagée par les plus pessimistes. Pourtant, ces derniers jours, avec la multiplication des meetings, la campagne électorale semble avoir enfin repris ses droits.
En dépit d’une situation très tendue, il est en effet intéressant de constater que les partis politiques turcs commencent tous à réinvestir politiquement le sud-est où, il y a encore un an, seul l’AKP osait encore s’aventurer. Même le MHP a annoncé la tenue prochaine d’un meeting à Diyarbakır. Mais c’est surtout la campagne que fait le CHP, dans les zones kurdes, qui est en train de surprendre. Il faut dire que, depuis que Kemal Kılıçdaroğlu est arrivé à sa tête, chassant la vieille garde de Deniz Baykal et de Önder Sav, la formation kémaliste se sent pousser des ailes orientales, même si son nouveau leader met plus volontiers en avant son identité « dersimi » et alévi, que son identité kurde. Le 19 mai dernier, lors d’un meeting à Tunceli, il n’a ainsi pas hésité à dire « qu’il était fier de ses racines dersimi ». Une déclaration d’autant plus remarquable, quand on se souvient des propos sur les massacres de Dersim, tenus par l’un des leaders du CHP, Onur Öymen, en novembre 2009, lors du lancement de l’ouverture kurde du gouvernement AKP (cf. notre édition du 22 novembre 2009).
Évolution du discours du CHP
Le discours politique du CHP sur la question kurde a effectivement nettement évolué par rapport à cette époque. Dès le mois d’août 2010, Kemal Kılıçdaroğlu, en visite à Tunceli, avait promis aux Kurdes une amnistie générale. Depuis, et particulièrement ces dernières semaines, les propositions du CHP, pour apporter une solution à la question kurde, se sont précisées. Outre que le principal parti d’opposition n’est pas hostile à ce que l’enseignement initial puisse être dispensé dans une langue maternelle autre que le turc (les langues kurdes ou d’autres langues régionales), il estime qu’il est possible d’apporter une réponse politique au problème kurde, dans le cadre d’un Etat unitaire, en décentralisant et en conservant la même Constitution. Pour cela, a expliqué, le 3 mai dernier, l’un des vice-présidents du CHP, Sezgin Tanrıkulu, il faudrait que la Turquie lève les réserves qu’elle a formulées à l’encontre de Charte européenne de l’autonomie locale (ouverte à la signature dans le cadre du Conseil de l’Europe) et en adopte en totalité les principes. La proposition a été reprise par Kemal Kılıçdaroğlu en personne, le 23 mai, lors d’un meeting tenu à Hakkari, c’est-à-dire dans un département de l’extrême sud-est, qui est le théâtre le plus fréquent des accrochages meurtriers entre le PKK et les forces armées turques. La déclaration a fait d’autant plus sensation que le leader kémaliste s’est exprimé devant une assistance fournie de plusieurs milliers de personnes, alors que, le lendemain, Recep Tayyip Erdoğan du se résoudre à parler, au même endroit, à des rangs dégarnis.
En novembre 2009, le leader de l’AKP, qui était en train de lancer son ouverture démocratique kurde, avait déclaré à Malatya qu’il était venu 9 fois dans la région depuis 2002, alors même que ses rivaux kémalistes n’osaient plus se rendre à l’Est de Sivas. Force est donc de constater que le CHP et Kılıçdaroğlu, qui troque volontiers pour l’occasion la casquette contre le keffieh (photo), sont de retour dans l’Est et particulièrement dans le Sud-Est, au moment même où le parti majoritaire semble plutôt axer sa campagne sur de grands projets urbains dits « projets fous » (pour reprendre l’expression même utilisée par leurs propres concepteurs). Après le projet de « Kanal » pour doubler le Bosphore (cf. notre édition du 11 mai 2011), il y a un mois, Recep Tayyip Erdoğan a annoncé aujourd’hui (25 mai 2011), une restructuration d’Ankara par la construction de deux villes nouvelles au sud de la capitale turque, qui s’accompagneraient de l’édification d’équipements majeurs (stades de 40 000 places, hôpitaux, Cour de justice…). Ankara deviendrait, en outre, la capitale turque de la production d’équipements militaires, une activité qui doit rapporter plus de 8 milliards de dollars au pays, à l’horizon 2016, selon les dires du premier ministre.
Ces grands projets n’empêchent pourtant pas le chef du gouvernement turc de continuer à battre la campagne orientale, mais avec un succès inégal. Car, depuis qu’il a affirmé en mars qu’il n’y avait plus de question kurde, tout en versant souvent dans des postures nationalistes de circonstance, il semble qu’il soit beaucoup moins bien perçu dans le sud-est que lorsqu’il avait conquis les cœurs en 2005, en reconnaissant officiellement l’existence d’un problème kurde en Turquie. Dès lors, lorsqu’il s’exprime dans le zones kurdes, Recep Tayyip Erdoğan est paradoxalement plutôt sur la défensive. Hier à Şırnak (autre département de l’extrême Sud-Est), prenant acte de sa faible prestation à Hakkari comparativement à celle de son rival du CHP, il a soupçonné le BDP d’avoir mobilisé les foules pour accueillir Kemal Kılıçdaroğlu et estimé qu’un nouvel axe CHP-BDP était en train de se former contre son parti, en y voyant la connexion des « gangs » de « Silivri » (lieu de la tenue du procès « Ergenekon », près d’Istanbul) et de « Kandil » (massif montagneux en Irak, près de la frontière turque, où sont situées les bases arrière du PKK). En l’occurrence, le premier ministre essaye de réactiver l’idée d’un complot qui aurait uni, ces dernières décennies, « l’État profond » et le PKK, pour empêcher la démocratisation de la société turque.
Sans sombrer dans des thèses de complot, l’idée d’une convergence objective entre le BDP et le CHP, qui pourrait permettre à l’un et l’autre de faire un bout de chemin ensemble, n’est pas à exclure, et elle est d’ailleurs souvent évoquée depuis l’été dernier, c’est-à-dire depuis que le CHP a commencé à faire évoluer ses positions sur la question kurde, après l’arrivée de Kemal Kılıçdaroğlu à sa tête. Pour autant, si des alliances tactiques ne sont pas à exclure, on peut se demander si une convergence durable est possible entre les deux formations politiques. Pour nouvelles qu’elles soient, les positions du CHP sur le règlement de la question kurde restent en réalité assez traditionnelles, et entendent avant tout préserver l’État unitaire. À Ardahan aujourd’hui même, dans une région du nord-est plus nationaliste, le leader kémaliste a d’ailleurs voulu rassurer une partie de son électorat, en expliquant que ce qu’il recherchait était en fait une meilleure unité du pays. Si, en outre, la décentralisation du CHP évite une refonte de la Constitution, elle pourrait aussi refléter une tendance à un certain conformisme qui rapidement risque de se révéler décevant pour des organisations politiques et sociétales kurdes qui rêvent actuellement plus d’une autonomie à la catalane que d’une régionalisation à la française…