- Poste avancé à Hakkari
Jeudi et vendredi, les funérailles des 24 soldats tués le 19 octobre dernier, lors d’une série d’assauts menés par des rebelles kurdes venus d’Irak, contre des positions militaires turques dans province d’Hakkari, ont provoqué une immense émotion en Turquie. Il faut dire qu’il s’agit de l’une des opérations les plus meurtrières et les plus spectaculaires conduite par le PKK contre l’armée turque, au cours des deux dernières décennies. L’organisation rebelle a réussi à mener une série d’attaques coordonnées contre huit poste-frontières, avant de se retirer en subissant des pertes réduites. Un tel événement survient en outre, après un été où les attentats et les embuscades n’ont pas cessé dans le sud-est de la Turquie, faisant en moyenne près d’une dizaine de victimes militaires et/ou civiles par semaine. La veille des assauts de Hakkari, cinq policiers et trois civils avaient encore été victimes d’un attentat à la bombe sur une route près de Guroymak, dans la province de Bitlis. Mais, alors même que ces bulletins macabres avaient tendance à devenir routiniers, ces derniers temps, l’ampleur des pertes provoquées par les attaques d’Hakkari font prendre conscience à la société turque que la guérilla, qui connaît une recrudescence dans les zones kurdes depuis un an environ, est en train de se muer en une véritable confrontation militaire. C’est en tout cas ce que pense Ahmet Altan, l’éditorialiste du fameux quotidien « libéral » Taraf, qui estime que cette attaque « dépasse la notion d’acte terroriste et s’apparente à la guerre ».
Cette nouvelle opération meurtrière du PKK a été largement condamnée par la communauté internationale. Le président américain, Barack Obama, notamment, a affirmé que son pays « continuerait à soutenir fermement la Turquie dans sa lutte contre la menace terroriste du PKK. » Le secrétaire des Nations Unis, Ban Ki-Moon a exprimé son « inquiétude », et estimé qu’il était « inacceptable que le territoire irakien soit utilisé pour organiser des attaques transfrontalières contre les pays voisins. » Le ministère des affaires étrangères français s’est dit « aux côtés de la Turquie » et a appelé les députés kurdes du BDP à se tenir à l’écart du PKK. Le Conseil de l’Europe, le gouvernement irakien et même la région autonome kurde d’Irak du nord ont sévèrement condamné les assauts meurtriers de Hakkari, Massoud Barzani allant même jusqu’à les qualifier « d’acte criminel », contraires aux « intérêts du peuple du Kurdistan. » On se souvient que depuis 2007, Ankara a noué des liens de plus en plus étroits avec les Kurdes irakiens, et que Recep Tayyip Erdoğan a même effectué un voyage officiel, à Erbil, leur capitale, au printemps dernier.
Si le président Gül, sans doute affecté par le fait que l’opération se soit déroulée sur les lieux mêmes où il avait effectué une visite inopinée « pour soutenir le moral des troupes », au cours du week-end dernier, a annoncé que « la vengeance sera terrible », le gouvernement turc semble se garder de basculer dans la surenchère nationaliste. Il faut dire que le parlement, où les députés kurdes viennent de mettre un terme à leur boycott, s’apprête à lancer l’élaboration d’une nouvelle constitution qui pourrait aborder la question kurde et chercher à lui apporter une réponse politique. Le président de la Grande Assemblée Nationale, Cemil Ciçek, tout en regrettant que ce « triste événement » intervienne au moment où les députés s’apprêtent à examiner la rédaction d’une nouvelle charte fondamentale, a affirmé qu’il ne remettrait pas en cause la poursuite de cet objectif. Le représentant de la Commission européenne en Turquie, Marc Piérini, a d’ailleurs encouragé le gouvernement turc en ce sens, en estimant que la réforme constitutionnelle constituait « une opportunité historique » pour s’atteler au règlement de la question kurde. Après avoir du annuler, pour sa part, un déplacement officiel au Kazakhstan et tenu plusieurs réunions ministérielles de crise, Recep Tayyip Erdoğan, qui intervenait vendredi au Congrès du Syndicat pro-gouvernemental Hak-İş, a demandé à tous les partis à faire bloc dans la lutte contre le PKK en les appelant à s’inspirer de l’attitude adoptée par les forces politiques espagnoles à l’égard du terrorisme basque de l’ETA.
Cette attaque inhabituelle par son ampleur a également relancé les supputations sur la possible instrumentalisation de la question kurde par la Syrie et l’Iran, au moment où le ministre turc des affaires étrangères a reçu pour la première fois les représentants du Conseil national syrien et leur a apporté son soutien. Certains observateurs ont même vu dans la première réaction du premier ministre turc (adressée ceux « ceux qui soutiennent ouvertement ou secrètement la terreur », et qui doivent savoir que « le souffle de la République du Turquie se fera sentir dans le dos de chacun d’eux ») une mise en garde voilée à ses voisins syrien et iranien. Pourtant Ahmet Davutoğlu a surpris tout le monde vendredi, en recevant son homologue iranien, Ali Akbar Salehi, à Ankara, et en évoquant un projet de réaction militaire commune turco-iranienne contre le PKK et le PJAK. Dans le sillage de cette annonce, le chef de la diplomatie turque a émis des doutes sur l’implication de l’Iran dans la tentative d’attentat contre l’ambassadeur saoudien à Washington, alors même qu’il y a une semaine il avait jugé les preuves américaines « sérieuses » et appelé la République islamique à faire toute la clarté dans cette affaire. Cette rencontre turco-iranienne intervient de surcroît peu après les reproches acerbes adressés par Téhéran à la Ankara suite à l’installation d’un dispositif important du bouclier antimissile américain dans le sud-est du pays et après les révélations de la presse turque sur l’arrestation-libération par l’Iran, au mois d’août dernier, de Murat Karayılan, le numéro 2 du PKK ; un épisode interprété par certains comme la démonstration administrée par Téhéran de sa capacité à instrumentaliser la question kurde contre la Turquie. Dans Taraf, après les attaques de Hakkari, Ahmet Altan s’interroge aussi, quant lui, sur les raisons du basculement du PKK dans une véritable guerre et sur ses liens avec la Syrie de Bachar el-Assad.
Plus que jamais donc la question kurde constitue l’enjeu majeur de la démocratisation et de l’approfondissement de l’Etat de droit en Turquie, et demeure au cœur d’un écheveau stratégique dont on a bien du mal à démêler tous les tenants et aboutissants.