La question alévie est revenue au premier plan de l’actualité turque, ces derniers jours. Le jeudi 5 novembre 2009, une visite du Président de la République, Abdullah Gül, dans la ville kurde alévie de Tunceli, ainsi qu’une manifestation à Istanbul, le dimanche suivant, ont rappelé que les principales revendications alévies étaient toujours insatisfaites. Le lundi 9 novembre, enfin, les déclarations malencontreuses d’un député du CHP ont montré que les préjugés et les tabous de l’histoire à l’égard de cette communauté, continuaient à avoir la vie dure. Revenons sur ces différents événements…
Les alévis constituent le deuxième groupe religieux de Turquie, après le sunnisme de rite hanéfite et rassembleraient actuellement à peu près 20 % de la population. Ils sont présents, à la fois dans la communauté turque et dans la communauté kurde. Leur foi syncrétiste s’inspire de croyances pré-islamiques, tout en étant proche de l’islam chiite. L’alévisme, qui a derrière lui une longue histoire de persécutions et qui continue de susciter une certaine méfiance dans la société turque, n’est pas officiellement reconnu en tant que religion par l’Etat. En fait, il ne bénéficie, ni du statut de religion minoritaire, accordé, par exemple, aux cultes orthodoxes, arméniens ou juifs, ni du statut « d’islam officiel » dont fait l’objet le sunnisme hanéfite. Financé et géré par la Direction des affaires religieuses (« Diyanet İsleri Bakanlığı »), une administration rattachée au premier ministre, ce dernier constitue paradoxalement une sorte de « religion d’Etat » de la Turquie laïque, laissant l’alévisme dans une situation officieuse. Dès lors, si les autorités ne l’ignorent pas complètement, elles essayent le plus souvent de le traiter comme une simple variante de l’islam sunnite hanéfite, voire comme un phénomène purement culturel ou folklorique.
Cette situation est fortement critiquée par la communauté alévie. Cette dernière participe, en effet, au financement du « Diyanet » et, par conséquent, à celui des lieux de culte et du clergé de la communauté sunnite, sans pour autant bénéficier des mêmes avantages. De surcroît, aux termes de la Constitution (art. 24), ses enfants doivent assister à des cours de religion obligatoires où l’on enseigne surtout (quand ce n’est pas uniquement) le sunnisme. Cette injustice est fortement ressentie par toute la communauté alévie, qui se divise toutefois sur les remèdes possibles. Une partie minoritaire des alévis demande l’abolition pure et simple du « Diyanet » et des cours de religion obligatoires, en considérant que cette institution et cet enseignement ne devraient pas exister dans un Etat laïque. L’autre partie souhaite élargir le système du « Diyanet » aux alévis pour les faire bébéficier des mêmes droits que les sunnites. Elle demande donc l’établissement, au sein du « Diyanet », d’un département qui serait chargé de la gestion et du financement du clergé et des lieux de culte de l’alévisme ainsi que de la mise en place de cours de religion alévie. Les événements de la semaine écoulée ont à nouveau montré que ce désaccord divisait la communauté alévie.
La visite d’Abdullah Gül à Tunceli (photo) était hautement symbolique, car elle concernait une ville alévie, qui est aussi une ville kurde. Ainsi, si elle s’est inscrite dans le cadre de l’initiative que le gouvernement a ouverte depuis deux ans pour résoudre la question alévie en Turquie, elle rejoignait également « l’ouverture démocratique » que ce même gouvernement vient de lancer pour résoudre le problème kurde. À Tunceli, Abdullah Gül a assisté à l’ouverture de l’année académique par l’université locale et visité une « cemevi » (lieu du culte alévi). Dans un discours donné devant le gouverneur local, le président turc a souligné que la diversité culturelle et « sociologique » de la Turquie contribuait à sa richesse, sans pour autant mettre en cause son unité. Chaleureusement accueillie, sa visite a quand même donné lieu au rappel des revendications politiques de la population kurde et alévie, comme par exemple, le rétablissement du nom originel de Tunceli (« Dersim »). Lors d’une réunion avec des représentants de la société civile, les souhaits des habitants de Tunceli ont été présentés. Ont été exigés notamment des excuses de l’Etat pour sa répression féroce de la révolte de Dersim initiée en 1938 par Seyit Rıza ; la réforme de la Direction des affaires religieuses ; et, de manière plus générale, la reconnaissance officielle de la foi et de la culture alévies. Toutefois, on aura aussi pu relever que le sujet qui préoccupe le plus actuellement les gens de Tunceli est un projet de barrage dont ils demandent l’arrêt immédiat, parce qu’il porte atteinte à l’environnement pittoresque de leur ville.
Deux jours après que la visite d’Abdullah Gül a été commentée à la une des journaux turcs, une manifestation, dans le quartier stambouliote de Kadıköy, a réuni plus de 200 000 participants. L’évènement a été organisé par la Fédération alévi-bektaşi, une des principales associations de l’alévisme turc, qui est connue pour son positionnement strictement laïque. Les manifestants, qui ont suivi l’appel de cette fédération, ont revendiqué l’abolition de la Direction des affaires religieuses et des cours de religion obligatoires, ainsi que la transformation de l’hôtel « Madımak » de Sivas, en musée. En 1993, en effet, 33 intellectuels alévis y ont été brûlés vifs par une foule hostile fanatisée. Dans le cortège à Kadıköy, on pouvait voir les portraits des douze imams chiites, à côté du portrait d’Atatürk, père du laïcisme turc. La tonalité de la manifestation était assez hostile au gouvernement, avec des slogans comme « A bas l’AKP ! » ou « Vous devez rendre des comptes pour Sivas ! ». Se référant à la visite d’Abdullah Gül à Tunceli, le Président de la Fédération alévi-bektaşi, Ali Balkız, a fait remarquer, dans un discours prononcé à l’issue de la manifestation de Kadıköy, que cela faisait longtemps que les Présidents turcs faisaient des visites médiatisées dans les « cemevi », mais il se demandait : « Qu’est ce que cela change puisqu’elles ne sont toujours pas reconnues en tant que lieux de culte ? »
Cependant, toute la communauté alévie ne voit pas les choses comme la Fédération alévi-bektaşi. İzzettin Doğan, Président de la Fondation Cem, a salué la visite du Président Gül à Tunceli, en la qualifiant de « reconnaissance symbolique par le Président des cemevi, en tant que lieux de culte légitimes ». La Fondation Cem regroupe les membres de la communauté alévie les plus favorables à l’intégration de l’alévisme dans le système politico-religieux turc actuel. Cette tendance est aussi moins critique à l’égard du gouvernement actuel.
La « question alévie » est, par ailleurs, un enjeux important de la candidature de la Turquie à l’Union européenne. Dans ses rapports de progrès, la Commission européenne montre régulièrement du doigt la situation qui reste celle des alévis. Bien qu’au niveau local, il y ait eu des progrès, comme la reconnaissance des « cemevi », en tant que lieux de cultes par des mairies, on n’a jusqu’à maintenant pas vu le gouvernement adopter une approche global pour résoudre la question alévie. Pour le moment, les efforts du gouvernement se limitent à l’organisation d’ateliers qui réunissent ses représentants et ceux de la communauté alévie pour discuter des problèmes de cette dernière et des propositions de solution. D’un côté, vu le désaccord existant au sein de la communauté alévie, on ne peut contester le mérite de cet exercice. D’un autre côté, on peut penser le gouvernement aurait pu au moins faire adopter les réformes sur lesquelles toutes les associations alévies sont d’accord, comme, par exemple, la reconnaissance des « cemevi » comme lieux de culte. C’est la raison pour laquelle la communauté alévie manifeste de plus en plus d’impatience à l’égard d’un parti majoritaire, qui avait su pourtant gagner ses sympathies, lors des dernières législatives. L’avenir montrera comment les choses évoluent. L’actuelle « ouverture démocratique » en direction des Kurdes a été précédée par une intervention du Président de la République ; peut-être que la visite d’Abdullah Gül à Tunceli sera suivi d’une deuxième « ouverture », c’est fois en direction des alévis….
En attendant la progression des débats, tant sur la question kurde que sur la question alévie, est perturbée par les propos qu’a tenus, le 9 novembre 2009, l’un des vice-présidents du CHP, Onur Öymen, qui n’a pas hésité à assimiler la conduite de la répression de la révolte de Tunceli-Dersim, en 1938, à la guerre d’indépendance, et plus généralement à la lutte contre le terrorisme. Cette déclaration a provoqué la colère des députés kurdes du parlement et celle des habitants de Tunceli. Les premiers viennent de proposer la constitution d’une commission parlementaire pour faire toute la clarté sur une répression menée, il y a plus de 70 ans, qui reste très largement mal connue. Les seconds ont placardé à travers leur ville, des portraits d’Onur Öymen, grimé en Hilter avec une mèche rebelle et une petite moustache. Les élections de 2007 avaient vu pour la première fois une partie importante des alévis donner leurs voix à l’AKP, un parti pourtant d’inspiration sunnite. Les promesses non tenues du gouvernement semblaient les avoir amenés à revenir vers le CHP, en particulier, à l’occasion des élections locales de mars 2009. Les déclarations d’Onur Öymen, bien que ce dernier ait estimé qu’il avait été mal compris, risque de compromettre fortement ce retour, car la polémique enfle de jour en jour…
Johannes Bauer