Henry Henry : Que signifie « reconfiguré » alors que les problèmes restent les mêmes : risque de conflits, question palestinienne, Etats corrompus, sociétés verrouillées, économies fragiles.
Bertrand Badie : Certes, les enjeux restent les mêmes, les impasses sont toujours aussi évidentes, et peut-être même les données essentielles du conflit sont-elles semblables à ce que nous avons connu pendant de trop nombreuses années. Pour autant, rien n’est absolument figé. Les acteurs, très nombreux, ont changé, pour certains de manière significative, et peut-être que le pari du statu quo, qui est essentiellement celui de l’Etat d’Israël, est mis à mal par les transformations qui affectent le jeu de la Turquie, dont on ne saurait négliger les formidables évolutions, mais aussi par le repositionnement, hésitant, léger mais significatif, de la politique des Etats-Unis depuis l’élection de Barack Obama.
Le pari du statu quo est beaucoup plus difficile qu’on ne pourrait le croire : mettre tous ses espoirs diplomatiques et politiques dans le gel d’une situation constitue une option difficilement tenable, comme le montre l’histoire, et étroitement dépendante d’une complicité objective des acteurs du champ de bataille comme des puissances, grandes ou moyennes, qui pèsent sur le dossier du Proche-Orient. Au moment où l’Europe fait preuve d’apathie, la Turquie se construit comme puissance régionale, ce qui modifie profondément la donne moyen-orientale.
La Syrie, jusqu’il y a encore très peu de temps mise au ban de la communauté internationale, est sollicitée tant par les Etats-Unis, qui les premiers et déjà du temps de Bush en avaient pris l’initiative, que par l’Europe elle-même.
Quant à l’Iran, l’activisme de sa diplomatie contestataire contribue peu à peu à faire évoluer les différents dossiers moyen-orientaux.
La fin de l’engagement militaire américain en Irak (du moins la fin annoncée) et la volonté manifeste de Barack Obama de tenter une nouvelle approche du conflit israélo-palestinien introduit, même à très large dose, une part d’incertitude qui grève le jeu politique israélien. Même la Russie, après s’être retirée à la suite de la fin de la bipolarité des scènes les plus brûlantes de la région, dispose désormais de nouvelles cartes qui ne sont pas négligeables.
Pedro : Pourquoi le Proche-Orient reste-t-il une zone de rivalités et un espace qui peine à s’adapter à la mondialisation ?
Bertrand Badie : Première remarque : le Proche-Orient (peut-être faudrait-il dire Moyen-Orient) devient le champ de bataille du monde, et ce pour la première fois depuis que le monde westphalien existe, l’Europe perdant ainsi son identité de « cratère » du système international.
Il est en effet important de s’interroger sur cette mutation. Certes, cette région n’a pas le monopole des conflits en nombre de guerres dans le monde post-bipolaire, elle ne couvre qu’un quart de la conflictualité mondiale, à égalité avec l’Afrique et l’Asie du Sud.
En revanche, le Proche-Orient tient sa distinction de trois paramètres importants. Il est d’abord le lieu presque géométrique de l’exacte rencontre entre les puissances qui prétendent agir de plain-pied dans l’espace mondial.
Ensuite, il se caractérise par une exceptionnelle durée des conflits qui s’y installent.
Enfin, le Proche et le Moyen-Orient sont en mesure de mettre sur l’arène des ressources matérielles et symboliques exceptionnelles dans notre monde actuel : ressources énergétiques couvrant l’essentiel (environ 66 %) de la production et des réserves mondiales ; ressources symboliques transformant l’islam, la plus grande des religions « du Sud », en instrument remarquable de contestation.
Ces différents facteurs contribuent à expliquer la difficile insertion des pays de la région dans la mondialisation, d’autant que cette partie du monde se distingue aussi par l’échec de ses processus de construction étatique, donnant ainsi naissance soit à des Etats faibles, désinstitutionnalisés et incapables, soit au contraire à des régimes extrêmement autoritaires dont l’insertion dans le jeu de la mondialité devient incertaine, et même hasardeuse.
Quelle que soit la richesse de leur sous-sol, le Proche et le Moyen-Orient ne parviennent pas à décoller sur le plan économique, s’abandonnant d’une part dans une périlleuse économie rentière, et d’autre part dans une redistribution tout à fait incertaine, alimentant du même coup le mécontentement social et la frustration.
Soulignons enfin que la particularité du conflit israélo-palestinien, qui s’affiche comme une guerre de spoliation, phénomène rare et extrême dans la chronologie des relations internationales, produit un volume de frustration et de ressentiment propice aux violences les plus extrêmes et aux refus les plus radicaux de toute adaptation à la mondialité.
AlayX : Peut-on parler de Proche-Orient reconfiguré sans même évoquer Israël ?
Bertrand Badie : Les perspectives de reconfiguration ne proviennent pour le moment ni de la partie israélienne, bloquée dans la politique de statu quo que je nommais tout à l’heure, ni de la partie palestinienne, plus que jamais aux prises avec ses divisions.
Du reste, la même remarque s’appliquerait à la plupart des Etats de l’immédiate région, puisqu’en l’espace d’une quinzaine d’années la diplomatie égyptienne, autrefois performante, s’est figée dans une incapacité remarquable et que l’Arabie saoudite a de plus en plus de difficultés d’exister sur la scène diplomatique.
Quand je parle de reconfiguration, avec prudence bien sûr, c’est en recherchant un peu plus loin dans la région et au-delà, au sein même des possibles évolutions de la superpuissance américaine.
Sholeh : Pensez-vous qu’Israël finira par accepter la création d’un Etat palestinien et, si oui, sous quelles pressions et dans quelles conditions ?
Bertrand Badie : Evidemment, c’est toute la question. Rien aujourd’hui n’indique la moindre ouverture : certes, ce blocage est imputable au gouvernement radical de Benyamin Nétanyahou. Mais, là encore, n’exagérons pas la spécificité diplomatique de la nouvelle formation gouvernementale en place à Tel-Aviv. Les gouvernements précédents, même les plus « ouverts » ou « modérés », n’ont jamais donné de signes clairs, ni de volonté de mettre un terme aux colonisations, ni d’acceptation d’un véritable Etat palestinien, souverain, apte à contrôler ses frontières et à disposer des ressources, notamment hydrauliques.
Peut-être le jeu de Nétanyahou est-il plus franc et plus direct, mais la classe politique israélienne semble tout entière dominée par ce désir de maintenir le statu quo, nourrie de l’idée que le déséquilibre des forces joue massivement en sa faveur et de la conviction que toute solution négociée aboutira à un contexte nouveau, moins favorable que celui que nous connaissons actuellement.
Une pression peut-elle se révéler suffisamment forte pour conduire Israël à une autre option ? C’est bien entendu toute la question, et, pour ma part, je ne suis pas sûr que des incitations venues de Washington soient immédiatement reçues comme crédibles, tant est forte l’idée que les Etats-Unis n’affronteront jamais Israël, quels que soient les choix de son gouvernement.
La reconfiguration est justement là pour désigner non pas une solution ou une sortie de crise imminente, mais un changement des règles du jeu qui peut conduire à renchérir les coûts de cette politique de statu quo, à en modifier les composantes et à conduire à la naissance d’enjeux nouveaux. C’est là toute la question.
Nefertiti : La capacité des Etats-Unis à influer sur cette région est-elle réelle ?
Bertrand Badie : L’influence des Etats-Unis dans la région doit être considérée avec prudence. Il y a longtemps qu’en relations internationales on se pose la question de savoir qui l’emporte, du protecteur ou du protégé, quand celui-ci est particulièrement proactif et capable de créer à très court terme l’événement.
A cela s’ajoutent des circonstances aggravantes : Israël dispose d’une formidable capacité de pression sur les Etats-Unis à l’intérieur même de la société américaine, ce qui affaiblit d’autant la marge de manœuvre de l’exécutif américain.
En réalité, le plus gros de l’influence américaine est indirect : je ne pense pas que Washington puisse conduire directement le gouvernement israélien à changer sa ligne.
En revanche, l’administration des Etats-Unis peut fortement contribuer à requalifier le conflit du Proche-Orient sur la scène internationale, à livrer une autre vision du droit et de la légitimité, à positionner ce conflit au sein même de l’arène internationale de manière différente.
C’est ici qu’on peut parler de rehaussement du coût du statu quo pour Israël. Une modification, même modérée (on ne peut pas attendre plus), de l’attitude des Etats-Unis au Conseil de sécurité de l’ONU peut changer la donne de manière importante et créer des réactions en chaîne dans le reste du monde, et jusqu’au sein de la diplomatie arabe.
Enfin, n’oublions pas une autre composante de la question : il semble bien que les associations juives américaines changent d’attitude, modifient leur lecture du conflit, souvent travaillées par des personnalités plus modérées, réellement déterminées à mettre un terme au conflit. Si cette tendance se confirme, on parlerait alors d’une perte de capacité israélienne sur la diplomatie américaine.
Al Al : Qu’est-ce qui a réellement changé depuis l’élection de Barack Obama ?
Trois paramètres doivent être clairement mis en évidence. D’abord, l’homme a rompu avec les postulats néoconservateurs, c’est-à-dire cette périlleuse association de la valorisation de la force et de l’affirmation d’une mission américaine qui, en l’occurrence, rejoint par le truchement de certaines Eglises un messianisme biblique violemment pro-israélien. C’est dire que le nouveau président a déjà une lecture plus pragmatique et moins schématique de ce conflit.
Ensuite, Obama a compris deux leçons fondamentales qui s’ajoutent l’une à l’autre pour réorienter la politique américaine. Il est d’abord sceptique sur la capacité d’« imposition », c’est-à-dire sur l’efficacité de la force venue de loin et sur celle d’une exportation naïve et massive du modèle américain. Voilà qui est en mesure, déjà, de réévaluer non seulement sa diplomatie en direction des pays arabes, mais aussi son équation personnelle au sein de l’opinion publique arabe. Une baisse d’intensité du formidable antiaméricanisme qui souffle au Moyen-Orient serait incontestablement un événement important dans la région.
Enfin, le nouveau président s’est réellement investi dans une politique de redéfinition des rapports entre les Etats-Unis et le monde musulman. Il ne s’agit pas seulement d’une initiative culturelle quelque peu naïve et réifiante. Il y a probablement plus : je disais tout à l’heure que la conflictualité au Moyen-Orient était intimement liée à la radicalisation de l’islam, qui est devenu en l’espace d’une génération l’emblème de toutes les contestations issues des frustrations du Sud.
Faire bouger ce nouveau « mur » est chose difficile mais possible politiquement, alors qu’elle sera longue à réaliser culturellement. La difficulté, bien sûr – et on le reproche abondamment à Obama –, est de trouver les instruments concrets d’opérationnalisation de tous ces projets. C’est là que le bât blesse, et c’est surtout là que se ressent cruellement l’absence de relais diplomatique dont souffre Barack Obama dans la communauté internationale. Une Europe déclinante, des régimes arabes pro-américains affaiblis, une Russie et une Chine qui tiennent leur prudence pour leur principal atout.
Momo : Que pensez-vous de l’idée de Kissinger, selon laquelle les Etats-Unis devraient assurer de façon concrète à l’Iran une non-agression future au lieu de s’aligner sur la position (très française par ailleurs) des sanctions économiques et de l’isolement politique en cas de défiance de la part de Téhéran ? Pensez-vous que si les Etats-Unis adoptaient cette position, l’Iran « jouerait » le jeu ?
Bertrand Badie : Dans tous les cas, la politique du gros bâton et des moulinets est la pire parmi toutes celles qu’on pourrait adopter aujourd’hui à l’égard de l’Iran. Il faut d’abord comprendre l’essence contestataire de la diplomatie iranienne, qui a besoin, pour vivre et survivre sur la scène internationale et pour s’affirmer au-delà même de ses possibilités réelles, d’être précisément stigmatisée, menacée et sanctionnée. L’Iran ne peut pas être tenue pour un ennemi au sens classique du terme : elle ne s’inscrit nullement dans le jeu classique des équilibres de puissances.
Toute initiative visant à neutraliser les craintes ressenties en Iran comme les haines qui s’y expriment se traduit immédiatement en perte de ressources pour l’aile la plus radicale au pouvoir à Téhéran. Le nouveau jeu d’Obama, tranchant avec celui de son prédécesseur, embarrasse, voire agace les dirigeants iraniens, qui se nourrissent de cette vision binaire et absurde d’un nouveau conflit Occident-islam prenant avantageusement la place du conflit Est-Ouest. Avantageusement, car le rêve à Téhéran, comme dans d’autres capitales, est que l’islam devienne la bannière de toutes les populations frustrées et victimes de la planète.
Laporte JM : La Turquie modifie-t-elle radicalement sa politique au Proche-Orient ?
Bertrand Badie : Très certainement, et il s’agit là d’un événement majeur. La Turquie accède au rang de puissance émergente et même de puissance moyenne. Le propre de cette identité est de s’affirmer comme puissance régionale.
Mécaniquement, toute apparition d’une nouvelle puissance se traduit par une transformation de son environnement régional et par une tentative de la nouvelle puissance de s’imposer dans son rôle de leader. Le génie de l’actuelle diplomatie turque, d’Erdogan, de Gül et du ministre des affaires étrangères Davitoglu, est de transformer cette zone d’influence en zone de paix. La Turquie solde les conflits qui traditionnellement l’opposaient à tous ses voisins : diminution des tensions avec la Grèce, normalisation avec l’Arménie, bonne entente avec l’Iran, réconciliation avec la Syrie (qui est allée jusqu’à l’abolition des visas dans les deux sens).
Reste le dossier kurde, qui lui-même évolue de manière assez spectaculaire. Cette diplomatie a une part de génie puisque son œuvre de pacification conduit non seulement à l’extinction de vieux conflits, mais également à renforcer de façon spectaculaire la confiance que tous ces voisins portent à la nouvelle Turquie.
Pouvoir parler et se faire écouter de l’Iran, de la Syrie et du monde arabe en général constitue un renforcement énorme de la capacité d’offre diplomatique d’Ankara.
L’Europe serait bien inspirée d’y prêter attention plutôt que de banaliser son discours de rejet de la Turquie...
Will de Koode : La Syrie joue un « jeu trouble » aux yeux des nations occidentales. Quelle est sa vision de la région, et quelle place peut-elle prendre sur le plan diplomatique ?
Bertrand Badie : La Syrie est le grand gagnant, muet et discret, de l’actuelle reconfiguration. Elle a toujours eu, du moins depuis quarante ans, une attitude d’intransigeance, voire de radicalité, qui tranchait avec celle de l’Egypte.
Aujourd’hui, le monde occidental va chercher la Syrie et semble marginaliser l’Egypte dans un mépris croissant. Cette différence de traitement en dit long sur la capacité de Damas de se rendre indispensable tout en ne cédant rien sur l’essentiel. C’est peut-être là le noyau du jeu diplomatique syrien, qui devient par le même coup un paramètre incontournable du nouveau marché diplomatique.
La Syrie sait que, en tenant un discours simple de rétablissement de ses droits sur les territoires occupés, sans céder le moins du monde sur la question palestinienne ou celle de ses amitiés y compris iranienne, elle dispose de cartes fortes lui permettant probablement de repartir à la conquête de l’hégémonie au sein d’un monde arabe très affaibli.
Le parti Baath, au pouvoir depuis longtemps à Damas, est d’abord un parti national arabe : c’est bien à cette échelle qu’il faut apprécier les objectifs de la politique des dirigeants syriens.
Yvon : L’Egypte n’est-elle pas la grande perdante de cette reconfiguration ? Elle a perdu l’élection au poste de président de l’Unesco. Elle est marquée par son alliance traditionnelle avec les Etats-Unis, alors que la société s’islamise de plus en plus en opposition à la culture occidentale. L’Egypte est rongée par la proximité de la crise de Gaza. Son régime s’essouffle. Les libertés reculent et ses rivaux comme la Syrie, l’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite obtiennent des résultats. Finalement, la diplomatie de contestation n’est-elle pas plus payante que la diplomatie de soumission ?
Bertrand Badie : C’est exactement cela : la diplomatie égyptienne a atteint un niveau catastrophique dont elle mettra du temps à se relever. Elle ne peut compter que sur des succès ponctuels : soit une réconciliation entre factions palestiniennes, ce qui est peu probable, soit des accords ponctuels entre Palestiniens et Israéliens, comme par exemple sur la libération du soldat israélien retenu par le Hamas.
Mais ce type de victoire ressemble à celle de Pyrrhus et ne peut qu’enfermer davantage la diplomatie égyptienne dans les contradictions que vous pointez. Mais il y a plus, et j’irai donc plus loin que vous : cette évolution négative montre comment un dirigeant autoritaire n’a que peu de possibilités d’élaborer une politique étrangère qui ne rencontre pas l’adhésion profonde de sa population.
L’exemple égyptien est là pour montrer qu’aujourd’hui la diplomatie n’est plus le fait du prince : la vraie faiblesse de la politique étrangère égyptienne est de s’inscrire à contre-courant de son opinion publique et d’en être perpétuellement l’otage. L’humiliation, à l’Unesco ou à l’occasion d’un match de football avec l’Algérie, ou encore dans l’obligation de recevoir Mme Livni en pleine guerre de Gaza, se transforme en tragédie pour Hosni Moubarak et enfonce un peu plus la diplomatie égyptienne, naguère si belle et si forte, dans l’anonymat de l’échec.
Michel : La reconfiguration du Proche-Orient n’est-elle pas utopique dans un climat de perpétuel danger ?
Bertrand Badie : La reconfiguration n’est pas utopique, puisqu’elle se déroule sous nos yeux. Mais, encore une fois, elle ne veut dire ni pacification ni totale transformation.
Une crise doit se comprendre à trois niveaux : celui bien connu des Etats et de leurs choix diplomatiques, et nous avons vu que certains évoluaient de manière sensible ou gagnaient en importance ; celui des sociétés, vraies pourvoyeuses, et ce de plus en plus, des enjeux de la conflictualité, et de ce point de vue, les choses vont en s’aggravant jusqu’à atteindre le paroxysme ; celui, enfin, de son insertion régionale et mondiale, et là l’évolution est inévitable, disons qu’en ce moment elle est particulièrement forte et vigoureuse. Cela n’annonce rien de bon ni rien de mauvais en soi, mais simplement qu’on ne pourra plus jouer demain en Proche-Orient et au Moyen-Orient comme on y jouait hier ou avant-hier.
Pour le reste, l’essentiel demeure : les souffrances inouïes du peuple palestinien, que tout le monde semble en réalité oublier.