Istanbul Correspondance
Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, n’a pas contesté la procédure. Mais selon lui, « rien d’illégal » n’a été commis avec la mise sur écoute téléphonique de plusieurs dizaines de juges et de procureurs. « Aucune mesure n’a été prise sans décision de justice », a-t-il martelé ces derniers jours.
La révélation de ces écoutes ordonnées par le ministère de la justice, qui concernent certains des plus hauts magistrats du pays, dont le procureur d’Istanbul, Aykut Cengiz Engin, et les juges de la Cour de cassation, a néanmoins ravivé les tensions - récurrentes - entre le gouvernement islamo-conservateur et les institutions judiciaires, bastion kémaliste.
« C’est pire que le Watergate », s’est emporté Deniz Baykal, le chef du CHP (Parti républicain du peuple), la principale force d’opposition.
Le gouvernement justifie la surveillance des 56 magistrats par l’enquête sur le réseau clandestin Ergenekon, une organisation nationaliste installée au sein de l’appareil d’Etat et accusée d’attentats et de tentatives de renversement du parti au pouvoir.
Depuis qu’elle a éclaté, en 2007, « l’affaire Ergenekon » a conduit à des centaines d’arrestations, dans divers milieux, de personnes réputées proches de l’armée (militaires, juges, recteurs d’université, journalistes, avocats...) Le procès fleuve qui s’est ouvert l’an dernier est régulièrement dénoncé par les kémalistes, qui accusent le gouvernement de vouloir faire taire certains de ses opposants.
Dans cet exercice, les magistrats ne sont pas en reste. L’un de ceux placés sur écoute, le président de l’Union des juges et des procureurs (Yarsav), Faruk Eminagaoglu, s’en était pris à l’enquête sur Ergenekon, trop « politique ». Il avait comparé l’AKP (Parti de la justice et du développement) aux « régimes hitlérien et mussolinien ».
« Activités anti-laïques »
Un autre juge, le président de la cour d’assises d’Ankara, avait tenté, cet été, de rouvrir une enquête contre le président Abdullah Gül, cité dans un dossier de corruption vieux de dix ans. Tous deux ont été remerciés cet automne. Certains membres de la Cour de cassation se sont également illustrés dans leur opposition au gouvernement de M. Erdogan.
Le procureur en chef, Abdurrahman Yalçinkaya, avait essayé, en 2008, de faire dissoudre l’AKP : un procès très politique contre le parti et 71 de ses représentants, dont le premier ministre et le président Gül, tous accusés d’« activités anti-laïques », avait été ouvert. Jugé fin 2008 par la Cour constitutionnelle. L’AKP avait finalement échappé de peu à une interdiction.
Mais, depuis, le même procureur guette une nouvelle occasion de barrer la route aux islamo-conservateurs, au nom de la défense des principes républicains. Après la révélation de l’affaire des écoutes téléphoniques, M. Yalçinkaya a menacé d’ouvrir une enquête sur la légalité des enregistrements, faisant planer l’ombre d’un second procès contre l’AKP.
Cette nouvelle passe d’armes creuse un peu plus le désaccord entre le gouvernement et l’appareil judiciaire. Elle ouvre aussi le débat sur l’utilisation des écoutes téléphoniques par la justice. Chaque année, environ 40 000 personnes font l’objet d’écoutes légales.
Guillaume Perrier