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Turquie : La fracture arménienne

jeudi 12 juin 2008, par Jean Michel Demetz, Nükte V. Ortaq

Les mystères des moteurs de recherche et des fils d’actualité sur Internet ont fait que nous sommes tombés sur cet article de l’Express d’octobre 2006 qui nous avait échappé à l’époque et que nous vous livrons parce qu’il reste d’une brûlante actualité.

Depuis la publication de cet article, la mort de Hrant Dink est venue démontrer le danger de soutenir un nationalisme contre un autre.
Hrant est maintenant étrangement canonisé maintenant par ceux qui naguère le critiquaient violemment pour s’opposer à la stratégie d’une bonne partie des leaders de la diaspora. Il disait : « Ici à Istanbul, je monterai sur une pierre pour crier qu’il y a eu un génocide, mais si cette loi est votée, j’irais de la même façon sur la place de la Concorde, je monterai sur une pierre pour dire qu’il n’y en a pas eu ! » Il montrait ainsi sa désapprobation de tous ceux qui croient qu’on a raison quand on a fait taire ceux qui ne pensent pas comme soi.

Il savait mieux que personne qu’utiliser la contrainte pour obliger son pays à se pencher sur les erreurs de son passé ne faisait qu’attiser les braises de son nationalisme et reculer toujours plus loin la possibilité d’une réconciliation entre Turcs et Arméniens.
Après les actions terroristes de l’ASALA, qui a bloqué toute évolution en Turquie pendant plus de 20 ans, cette loi inique menaçait de devenir le second plus important obstacle à toute ouverture sur un dialogue entre les protagonistes de cette tragédie.

De là à imaginer que certains esprits retors aient pu se mettre dans la tête que, plutôt que de bloquer directement l’adhésion turque, faire en sorte qu’elle y renonce d’elle même en mettant du sel sur ses vieilles cicatrices était une bien plus fine stratégie, il y a un pas que nous sommes de plus en plus nombreux à franchir en toute (in)quiétude.
- Turquie Européenne.

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Etyen Mahçupyan

En désaccord avec la diaspora, la communauté restée dans le pays dénonce le vote des députés français, qui pénalise la négation du génocide de 1915. Elle préfère la pédagogie à la sanction et craint que l’initiative ne fragilise le dialogue amorcé avec Ankara

Avocate de la communauté arménienne de Turquie (70 000 membres revendiqués), Luiz Bakar ne masque pas sa désapprobation : « Nous sommes unanimes : ce texte est un mauvais coup porté au dialogue entre l’Arménie et la Turquie. » Le texte en question, c’est une proposition de loi, votée le 12 octobre, en première lecture, par l’Assemblée nationale française à l’initiative de députés PS soutenus par l’UMP, visant à punir « ceux qui auront contesté l’existence du génocide arménien de 1915 » d’un an de prison et de 45 000 euros d’amende. Longtemps réclamée par les associations arméniennes françaises, cette pénalisation, votée à quelques mois des élections présidentielle et législatives de 2007, choque cette juriste francophile, petit bout de femme énergique. L’initiative survient, en effet, alors que « la Turquie progresse sur la voie de la démocratie à un rythme que nous n’avons jamais connu auparavant », soutient-elle.

La communauté bénéficie du relâchement de l’étau de la république laïque. Dans le climat réformiste de ces dernières années, le tabou qui pesait sur la question du génocide arménien tombe. A l’automne 2005, la fine fleur de l’intelligentsia turque osait même en débattre en plein cœur d’Istanbul. De surcroît, une nouvelle loi sur le droit immobilier des fondations des minorités, autour desquelles s’organise la vie des églises et des écoles grecques et arméniennes, est en voie d’adoption : elle était attendue depuis des lustres. Même si les relations restent tendues avec la république voisine d’Arménie, soumise à un blocus terrestre, la Turquie homologue les diplômes de ses étudiants partis étudier à Erevan et tolère sur son sol entre 10 000 et 15 000 travailleurs clandestins, souvent instruits mais chassés d’Arménie par la pauvreté. Ces dernières semaines, enfin, c’était l’article 301 du Code pénal turc, pénalisant ceux qui attribuent un caractère « génocidaire » aux massacres et déportations de 1915, qui était en passe d’être aboli, sous la pression de l’Union européenne. Ce dernier point risque d’être remis en question. Selon le ministre turc de l’Economie, chargé des négociations avec Bruxelles, Ali Babacan, il serait difficile pour le gouvernement de soutenir, face aux cercles nationalistes au Parlement et dans l’administration, la nécessité d’une plus grande liberté d’expression alors qu’un Etat fondateur de l’Europe, champion autoproclamé des droits de l’homme, limiterait cette même liberté.

C’est pour toutes ces raisons que le patriarche arménien d’Istanbul, Mesrob II, a prononcé une déclaration solennelle conspuant « le sabotage du dialogue par les Français ». L’autorité spirituelle a regretté « un texte antidémocratique qui entrave la liberté d’expression et le travail des historiens en servant les nationalistes et racistes des deux camps ». En outre, il a demandé au préfet d’Istanbul de prendre des mesures de sécurité autour des écoles et des églises arméniennes. Le patriarche a également pris soin d’afficher ses distances avec la diaspora arménienne en France.

« Si la langue et la culture arméniennes survivent, ce sera grâce aux Arméniens d’Arménie, souligne Luiz Bakar. C’est pour cela qu’il faut aider ces derniers. » La juriste se souvient d’avoir participé à Paris, il y a quelques années, à un colloque international sur les femmes arméniennes « où tout le monde parlait anglais et où les seules personnes à parler arménien étaient les Arméniennes d’Istanbul ». Figure intellectuelle de la communauté, le journaliste Hrant Dink ne dit pas autre chose et éclate de rire quand on lui rapporte que le député UMP Patrick Devedjian minimise la portée des positions de ses frères de Turquie en les qualifiant d’ « otages » : « Vous croyez qu’un otage parlerait aussi librement que je le fais ? » ironise cette cible favorite des ultranationalistes turcs.

« En France comme ailleurs, la diaspora a congelé l’Histoire en 1915, explique Etyen Mahcupyan, un autre citoyen turc d’origine arménienne, éditorialiste au quotidien Zaman. On peut comprendre pourquoi. C’est une communauté déracinée, coupée de sa terre, de sa langue, de sa religion, qui se raccroche, comme à une bouée, à une rhétorique immuable seule à même de garantir son unité. Quant à l’Arménie, la querelle du génocide lui permet de masquer la triste réalité d’un pays non démocratique, livré aux mafias. Pourtant, l’opinion turque, notamment dans les villages d’Anatolie, est prête à reconnaître ce qui s’est passé en 1915. Je parie que le dialogue en cours entre Turcs et Arméniens aboutira à une libération de la parole qui nous délivrera du fardeau de l’Histoire. »

Premiers signes d’une réaction nationaliste

« Liberté, égalité, stupidité », a titré, à la Une, le grand quotidien Hürriyet le jour du vote français. La cause est entendue. Personne, ici, ne défend une initiative dans laquelle tous voient une manœuvre pour saper la candidature turque à l’Union. D’autant que le Premier ministre turc a mis en lumière le caractère tactique du vote des parlementaires français, en révélant comment Nicolas Sarkozy lui avait fait savoir que les députés UMP seraient prêts à faire barrage à la proposition controversée si Ankara acceptait trois conditions : abolir le fameux article 301, rouvrir la frontière fermée avec la république d’Arménie, mettre en place une commission indépendante. Adversaire déclaré de l’adhésion de la Turquie, parfois en des termes jugés blessants (« Si la Turquie était en Europe, ça se saurait ! »), Sarkozy, par cette ultime pression, n’a pas gagné en popularité sur les rives du Bosphore. Ni à Bruxelles. « On n’obtient pas une véritable réconciliation par des ultimatums, mais par le dialogue », a sèchement commenté le commissaire chargé de l’Elargissement, le Finlandais Olli Rehn, en dénonçant une « loi contre-productive ». « Cette question très sensible » doit être tranchée par « la société turque elle-même », a renchéri le président de la Commission, José Manuel Barroso.

Poursuivie (puis relaxée) par la justice turque pour avoir mis dans la bouche d’un des personnages de son roman Le Bâtard d’Istanbul le mot « génocide », la romancière Elif Safak a dénoncé à son tour un vote qui « liera les mains aux esprits pacifiques qui tentent de développer l’amitié et la sympathie entre Arméniens et Turcs de sorte que les deux camps se comprennent mieux ».

Il est au moins un Turc que le vote des députés français a réjoui. Avocat jusqu’alors obscur, Kemal Kerincsiz est sorti de l’anonymat, voilà dix-huit mois, en commençant à poursuivre sur la base de l’article 301 écrivains et intellectuels coupables à ses yeux de dénigrer la Turquie, en évoquant par exemple le « prétendu génocide arménien ». A son tableau de chasse figure Orhan Pamuk, le Prix Nobel de littérature 2006, qui déclara à un quotidien suisse, en février 2005, que « 1 million d’Arméniens ont été tués sur ces terres ». « Merci à l’Assemblée nationale française, s’exclame Kerincsiz. Grâce à cette loi, nous voyons le vrai visage de la France et de l’Union européenne. Et le dessein de leur complot : le démantèlement de la Turquie. Car, après les Arméniens, on nous fera le coup du génocide des Syriaques, des Pontiens, des Kurdes, etc. » Le juriste est un adversaire déclaré de l’adhésion à l’Union européenne, « bâtie sur la corruption », « alliée au Vatican et aux Etats-Unis pour rétablir le califat, chasser les Turcs d’Anatolie et réaliser le rêve américain du Grand Moyen-Orient ».

Ces élucubrations ne convainquent, pour l’heure, qu’une frange étroite de l’opinion. Mais, sans conteste, des signes d’une réaction nationaliste apparaissent dans le pays. L’opposition sociale-démocrate a abandonné toute référence à l’Europe. Jamais on n’a vu tant de drapeaux turcs flotter dans les villes et les villages. L’opinion s’inquiète de la résurgence du terrorisme kurde alors même que des droits nouveaux (éducation, langue) ont été concédés. Et nul ne comprend, en tout cas ici, que Bruxelles n’ait pas levé les mesures d’isolement économique à l’encontre de la communauté chypriote turque malgré l’aval de cette dernière au plan de paix onusien. Un épiphénomène, comme le croient une majorité d’observateurs ?

« 

L’Europe souffre d’une invisibilité chronique

 »

« Etre nationaliste, en Turquie, cela revient à ne pas vouloir perdre lors d’un match de football », argumente Etyen Mahcupyan. Cengiz Aktar est plus pessimiste. Le directeur du Centre pour l’Union européenne à l’université Bahcesehir croit à un changement plus profond : « Jamais nos hommes politiques n’ont expliqué que les réformes positives de ces dernières années étaient dues au FMI et à l’Union européenne. L’Europe souffre d’une invisibilité chronique et n’apparaît, dans ce pays, que comme un gros bâton sans carotte à offrir. »

Alors que Bruxelles doit rendre public, le 8 novembre, un rapport de suivi sur les changements en Turquie, les négociations entre les Vingt-Cinq et Ankara achoppent. L’impasse sur la question chypriote sert de prétexte à des Etats comme la France, l’Autriche, les Pays-Bas, la Hongrie, la République tchèque pour bloquer les négociations dans les groupes de travail. « Dans un tel contexte, le vote des parlementaires français revient à jeter de l’huile sur le feu », regrette Cengiz Aktar. Mais n’est-ce pas l’occasion rêvée par les politiques français pour rattraper une opinion hostile à l’élargissement de l’Europe ?

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Sources

Article original publié dans l’Express le 26/10/2006 sous le titre « Turquie : La fracture arménienne »

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