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Turquie : la constitutionnalisation inachevée (5)

lundi 26 juillet 2010, par Jean Marcou

Depuis que le sommet européen d’Helsinki a reconnu, en 1999, la vocation de la Turquie à être candidate à l’UE, des réformes constitutionnelles et législatives spectaculaires ont été conduites par le gouvernement de Bülent Ecevit (1999-2001) et par les gouvernements Gül et Erdogan de l’AKP, issus des élections législatives de novembre 2002.

Ces réformes ont d’abord concerné le CNS et cherché, plus généralement, à réduire le rôle politique de l’armée (Dorronsoro, 2004). La très importante révision du 17 octobre 2001 a fait du CNS une institution principalement composée de civils et ne lui reconnaît plus, en réalité, qu’un rôle consultatif. Une nouvelle révision, adoptée en mai 2004, s’est attachée à réduire encore l’influence de l’armée dans le fonctionnement des pouvoirs publics (fin de la présence militaire au sein du Haut Conseil de l’éducation – Yök – abrogation de la justice d’exception, notamment des tribunaux de sûreté de l’État, instauration d’une transparence du contrôle des biens publics de l’État détenus par l’armée…). Mais depuis la victoire de l’AKP, la révision de la Constitution fait l’objet d’une rivalité sourde entre « l’État profond » et le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. La place de l’armée dans le système politique turc est ainsi devenue l’enjeu majeur du processus de réformes entrepris en Turquie pour satisfaire aux critères de Copenhague. Les révisions de 2001 et de 2004 ainsi que les réformes législatives afférentes ont formellement entamé le rôle du CNS, mais ce n’est que par une pratique régulière et par le développement d’une culture démocratique au sein même de l’État que le déclin de cette institution anachronique sera définitivement confirmé et que l’armée trouvera une place véritablement conforme à celle qui doit être la sienne dans un système constitutionnalisé.

Ces réformes ont aussi largement touché la deuxième partie de la Constitution de 1982, consacrée « aux droits et devoirs fondamentaux » (Kaboglu, 2004). Les lacunes dans la garantie des libertés alimentaient, en effet, une critique extrêmement vive contre ce texte constitutionnel, tant à l’intérieur du pays que sur la scène européenne. La révision du 17 octobre 2001 a constitué là encore un pas essentiel, dotant la Turquie d’un système de protection des droits, désormais très proche des standards européens. L’une des mesures les plus importantes en la matière a été la remise en cause du double régime de limitation aux droits et libertés, établi par l’art. 13 dans sa rédaction initiale. Au-delà des limitations spécifiques constituant le régime d’organisation et de réglementation des libertés publiques – que l’on retrouve dans tous les États constitutionnalisés – le système turc érigeait une faculté complémentaire de limitation générale qui pouvait permettre d’anéantir facilement les libertés considérées comme les plus dangereuses par le pouvoir. Désormais, les droits et libertés fondamentaux ne peuvent être limités que pour des motifs prévus par des dispositions particulières de la Constitution et en vertu de la loi, et pour autant que ces limitations ne portent pas atteinte à l’essence même des droits et libertés. En outre, les limitations dont les droits et libertés fondamentaux font l’objet ne peuvent être en contradiction ni avec la lettre et l’esprit de la Constitution ni avec les exigences d’un ordre social démocratique et laïque et doivent respecter le principe de proportionnalité.

La négociation et la conclusion de l’Accord d’union douanière avec l’Union européenne avaient donné lieu à une première réforme constitutionnelle d’envergure (suppression des références au coup d’État dans le préambule, abaissement de la majorité électorale à 18 ans, possibilité de voter pour les Turcs résidant à l’étranger, amélioration du statut des syndicats et des partis). Les révisions de 2001 (qui ont touché plus du cinquième des 177 articles de la Constitution) et de 2004 (qui touchent des sujets très symboliques comme la peine de mort, la justice d’exception ou l’égalité entre homme et femme) se sont, en outre, accompagnées de près d’une dizaine de « paquets d’harmonisation législative ». Il s’agit de trains de réformes législatives thématiques destinés à accompagner, en profondeur, l’effort constitutionnaliste réalisé par des mesures concrètes, touchant les secteurs les plus cruciaux dans le développement d’un État de droit (police, justice, statut de la personne, procédure pénale…). Ainsi l’ampleur des réformes, conduites dans la perspective de l’intégration européenne, est en train de transformer profondément le système sécuritaire, hérité du coup d’État de 1980 (Dorronsoro, 2004). Dans cet ordre d’idée, on peut s’interroger, comme l’avait fait la conférence internationale de droit constitutionnel d’Ankara – organisée en janvier 2001 par les avocats turcs – sur le devenir de la Constitution de 1982 et sur sa capacité à incarner la nouvelle donne d’un constitutionnalisme émancipateur, plus conforme aux traditions européennes et à l’état de développement de la société civile turque contemporaine.

Toutefois, il faut bien voir que dans le contexte actuel du gouvernement post-islamisme de l’AKP suspecté par certains de vouloir remettre en cause la république laïque, l’idée d’une refondation constitutionnelle est devenue un sujet extrêmement sensible. Dès lors, c’est avant tout le pragmatisme qui paraît prévaloir, quitte à ce que la nature profonde de la Constitution de 1982 en soit profondément transformée. Ainsi, il n’est pas impossible que le texte constitutionnel, à l’origine le plus terne qu’ait connu la Turquie, préside à l’achèvement de la constitutionnalisation du pouvoir dans ce pays. Il y aurait là une revanche du constitutionnalisme, sans doute méritée, sur une histoire tumultueuse.

Bibliographie

BADIE B., 1986, Les Deux États, Fayard, Paris.

DORRONSORO G., 2004, « La Turquie, une démocratie sous contrôle » dans Olivier ROY (dir.), La Turquie aujourd’hui, Paris, Éd. Universalis.

DUMONT P., 1989, « La période des Tanzimat (1839-1878) », dans MANTRAN R. (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989.

FESH P., 1909, Les Jeunes Turcs, Paris, Paul Paclot Librairie-Éditeur.

FUAD BASGIL A., 1939, La Turquie, Constitution et régime politique, Paris, Delagrave, « La vie juridique des peuples ».

KABOGLU I. O., 2004, « Vers le droit constitutionnel des libertés en Turquie » dans Essays in Honour of Georgios I. Kassimatis, Bruxelles, Bruylant.

KILI S., 1971, Turkish constitutional developments and Assembly debates on the Constitutions of 1924 and 1961, Istanbul, Robert College Research Center Yayinlari.

LEWIS B., 1988, Islam et Laïcité, Paris, Fayard.

LEWIS B., 1993, Le Retour de l’Islam, Paris, Gallimard, « Folio ».

MARCOU J., 2000, « La laïcité en Turquie, une vieille idée moderne », Confluences Méditerranée, avril 2000.

– 2003, « La victoire de l’AKP aux élections législatives de novembre 2002 en Turquie » (en arabe) dans la revue égyptienne Al Siayassa Al Dawliya (Politique internationale), N° 151, janvier.

MARCOU J, ÜSTEL F., VARDAR D., 2000, « La République en France et en Turquie », Revue Internationale de Politique Comparée, vol.7, n° 3, p. 543.

ULUSLARARASI ANAYASA HUKUKU KURULTAYI, 2001, Actes de la Conférence Internationale de droit constitutionnel, organisée par l’Union des Barreaux d’avocats de Turquie, 9-13 janvier 2001, Ankara, Tûrkiye Barolar Birligi Yayinlari, (en turc).
Notes

1 Entretien avec le Professeur Erdogan Teziç, recteur de l’Université de Galatasaray, devenu président du Yök en 2003 (décembre 1994, janvier 2001).
Pour citer cet article
Référence électronique

Jean Marcou, « Turquie : la constitutionnalisation inachevée », Égypte/Monde arabe, Troisième série, 2 | 2005, [En ligne], mis en ligne le 08 juillet 2008.
URL : http://ema.revues.org/index1054.html. Consulté le 03 mars 2010.
Auteur
Jean Marcou

Filière francophone d’économie et de sciences politiques de l’Université du Caire / IEP Grenoble
Droits d’auteur

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