Rappelez-vous l’année dernière cette même période… D’abord, une bombe fut lancée dans le jardin des locaux du journal Cumhuriyet, comme elle n’avait pas explosé, une nouvelle bombe fut lancée quelques jours plus tard. Ensuite, il y eut l’attaque du Conseil d’Etat.
La foule des participants transforma la cérémonie funèbre en manifestation contre le gouvernement et en meeting pour la laïcité, le Premier ministre fut hué, le Ministre de la justice fut attaqué dans la cour de la mosquée, les généraux, eux, furent largement applaudis…
Le thème de la laïcité qui semblait ne plus être d’actualité depuis quelque temps était ainsi remonté brusquement à la surface pour devenir le sujet le plus discuté ; chacun avait les yeux fixés sur le processus des élections présidentielles qui allait commencer mi-avril ; le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, gardant incertaine sa candidature aux élections, avait commencé à jouer avec l’opinion publique, selon sa propre expression, au « çelik çomak » (NdT : jeu d’enfant qui consiste à frapper avec un bâton un bâtonnet plus petit taillé en pointe aux deux bouts pour l’envoyer le plus loin possible ; se joue à deux équipes).
Le récit de ces événem
ents donne l’impression qu’ils se sont déroulés dans un passé lointain. Mais non ! Ils ont eu lieu l’année dernière seulement !
Tout de suite après l’attaque du Conseil d’Etat, le Ministre des Affaires étrangères de l’époque Abdullah Gül, en qualité de second du Premier ministre, demande un briefing auprès de la Direction générale de la Sûreté et auprès du MIT (NdT : service de renseignements de Turquie). Ces deux organisations exposent devant Gül les trésors d’informations qu’elles possèdent sur l’agresseur et son entourage. Dans la présentation faite par la police, il y a aussi un schéma. Dans ce schéma figurent, outre l’agresseur du Conseil d’Etat, tous ceux qui se trouvent actuellement derrière les barreaux, soupçonnés d’avoir trempé dans l’affaire Ergenekon. Mais le document comporte encore plus de noms : y figurent en effet d’autres noms de militaires à la retraite, à l’exception de Veli Küçük.
Mais au début, on ne peut établir aucun lien concret entre l’attaque du Conseil d’Etat et l’enquête sur l’affaire Ergenekon qui allait commencer à Istanbul bien plus tard ; la Sûreté n’arrive pas à exposer et à prouver devant le Procureur les liens entre les informations qui ont été révélées à Abdullah Gül le premier jour. (D’ailleurs, selon une allégation qui n’a pas encore été officiellement vérifiée, l’un des accusés de l’attaque contre le Conseil d’Etat aurait fait des aveux importants au Procureur chargé de l’affaire Ergenekon à Istanbul concernant un lien direct entre l’attaque en question et Ergenekon, c’est-à-dire que si le lien a été fait entre ces deux affaires, c’est tout récent, et cela ne repose que sur l’aveu d’une seule personne.)
Après la cérémonie d’enterrement des victimes du Conseil d’Etat, les yeux s’étaient tournés vers le « meeting républicain » qui devait se tenir le 14 avril à Ankara. Ce meeting, comme j’ai essayé de le raconter hier, était préparé par certaines organisations de la société « civile », chapeautées par l’Association de la pensée d’Atatürk (Atatürkçü Düşünce Derneği ou ADD). Mais à la tête de l’ADD, d’après les mémoires attribués à l’ancien Chef des Forces maritimes Özden Örnek, se trouvait l’ex-commandant de la Gendarmerie Nationale, Şener Eruygur, désigné comme le « leader du coup d’Etat ».
D’après les allégations d’Örnek, suite à l’échec du plan « Sarikiz » (La Blonde) en 2004, un nouveau plan portant le nom de code « Ayışığı-Yakamoz » (Clair de Lune – Phosphorescence) a été élaboré. Ce plan, qui prévoyait que « la société civile, s’assurant du soutien des masses de façon à faire pression sur les médias et sur le gouvernement » permette de renverser l’AKP au pouvoir, avait été préparé au quartier général d’un Commandant des Forces armées. Et toujours d’après ces révélations, ce plan devait véritablement être mis en œuvre cette même année une fois qu’Eruygur serait à la retraite.
Pour ceux qui étaient au courant de tout cela, l’organisation des meetings républicains qui ont rassemblé des centaines de milliers de personnes était assez suspecte. Les participants à ces meetings étaient certes des gens très sincères qui, drapeaux en main, étaient descendus dans la rue pour exprimer leurs inquiétudes, pour user de leur droit de contestation face au gouvernement, etc. D’ailleurs, l’attaque du Conseil d’Etat était pour eux une preuve du danger qui menaçait la laïcité.
En revanche, les discours faits lors de ces meetings allaient bien au-delà de ces sincères sentiments et tendaient à viser un but bien plus étroit et plus marginal : le gouvernement était « anti-nationaliste » et « vendait » la Turquie aux Etats-Unis et à l’Union Européenne, les médias étaient des « vendus » qui ne disaient pas la vérité et avançaient dans le droit sillon du gouvernement.
Le meeting d’Ankara s’est reproduit à Istanbul et à Izmir avec des discours de la même teneur. C’est-à-dire que le gouvernement et tous ceux qui le soutenaient étaient des traîtres à la patrie !
Le CHP et le MHP n’avaient pas participé à ces meetings en tant que partis mais les organisations proches du CHP en particulier s’y trouvaient en grand nombre ; le but premier de ces rassemblements était de créer une « pression de la rue » sur les médias dont auparavant, dans les rencontres privées, on n’avait pas réussi à montrer la « partialité » ; et ce but a failli être atteint.
Mais un « coup d’Etat » mené au mauvais moment allait annihiler l’atmosphère créée grâce aux meetings.
C’est ce cinquième coup d’Etat que je vous raconterai au prochain numéro…