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Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (4)

vendredi 14 janvier 2011, par Baskın Oran, Elçin Aktoprak

Le parti de la Justice et du développement, l’AKP est au pouvoir en Turquie depuis plus de huit ans aujourd’hui. Il a été aux commandes d’un pays pour lequel la première décennie du XXIè siècle restera comme l’une des plus déterminantes de sa jeune histoire républicaine. Issu d’un islam politique au discours radical, l’AKP s’est voulu réformateur et a su se montrer pragmatique. D’où vient-il ? A-t-il évolué ? Dans quelle mesure ? Editée en 2006, cette analyse se révèle d’autant plus pertinente qu’elle permet d’interroger les évolutions encore en cours, à l’approche d’une année 2011 qui s’annonce d’ores et déjà riche en événements et en surprises politiques.

- Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (1)

- Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (2)

- Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (3)

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Où en sommes-nous vraiment de la laïcité ?

Une laïcité à la turque

Il peut être utile de revoir certaines idées reçues comme certains concepts

1) Le sens de la laïcité en Turquie ne correspond pas à la séparation de l’Etat et de la religion comme en Occident. Elle est plutôt le maintien de la religion sous la coupe de l’Etat. Ce qui, somme toute est naturel dans un pays qui ne s’est pas complètement débarrassé de sa structure féodale et de l’idéologie qui en est le ciment, à savoir la religion. En outre, la Turquie a tiré sa pratique de la laïcité, non pas de la France ou de je ne sais quel autre pays occidental, mais de l’Empire ottoman lui-même et de ses racines byzantines. Autant de références politiques qui ont tenu à maintenir la religion sous un strict contrôle étatique. Le Cheik-ül Islam émet des Fatwa mais les sultans coupent les têtes. Lorsqu’ils étaient en désaccord avec leur Cheik-ül Islam, ils le démettaient, puis avec la fatwa de son successeur, donnaient l’ordre de l’étrangler avec la corde d’un arc. Historiquement, la règle est celle-ci dans un Moyen-Orient où le “clergé” souffre d’un manque de puissance en raison de l’inexistence d’une propriété privée et de la prévalence d’une propriété publique.

Mais si cette règle ne suit pas les successives de la société et si elle est maintenue égale à elle-même de manière éternelle, comme toutes les lois conduites à l’absurde, elle est victime d’un effet boomerang et inverse. Elle affaiblit le dominant et renforce le dominé.
Pire encore, pour une société séculière (c’est-à-dire s’appuyant non pas sur un paradigme spirituel mais séculier) la démocratie est impérative. Malheureusement la démocratie n’est pas une condition sine qua non pour un Etat laïc. C’est-à-dire que si un Etat en charge d’un programme de laïcisation applique la laïcité sous sa première forme (la première forme sous laquelle elle a été appliquée dans un contexte social et politique particulier), il peut porter atteinte à la démocratie.

D’ailleurs, la France qui, jusqu’en 1905, devait appliquer une politique de laïcité militante, l’a alors transformée en laïcité de conciliation. Parce que, à partir de ce moment-là, l’Eglise a renoncé à se mêler des affaires séculières.

Le cercle vicieux qui empêche la venue d’un 1905 turc

Il serait difficile de dire aujourd’hui que la Turquie a atteint complètement le stade de 1905 ; dans les endroits où, comme à l’université, on ne devrait pas se mêler de l’aspect vestimentaire des gens, ceux qui se sentent provoqués à cause du voile provoquent en retour les laïcs par leurs discours et leurs attitudes et la spirale de cette provocation mutuelle va s’exacerbant.
Plus encore, ce cercle vicieux est jusqu’à récemment parvenu à ce stade : le laïcisme militant  démocratie  réveil islamique  coup d’état militaire laïcisateur  montée des voix accordées aux partis islamisants  nouvelle attente de coup d’état.
Il est évident qu’il n’est pas de sortie d’un tel système. Les coups d’état préviennent la possibilité de tout 1905.

2) En Turquie, les islamistes, au contraire des laïques, sont en train d’évoluer très vite. Etyen Mahcupyan résume très bien ce processus en trois étapes de dix ans :

a) Dans les années 80, ces gens sont à la poursuite du modèle iranien et de la Banque sans intérêt. La signification du voile est celle de “l’honneur de l’homme”. Le but est d’islamiser la Turquie mais, pour la première fois, ces gens se mettent à penser ceci : “comment trouver un modèle viable qui nous permette de vivre selon les principes de l’Umma [la communauté islamique]”. Réflexion et débat sont lancés.

De l’Iran à la globalisation et aux “marginaux”

b) Dans les années1990, les processus de globalisation commencent de faire sentir leurs effets. Ce qui ne manque pas d’entraîner par la suite des débats focalisés sur la question de la “comparaison de soi avec l’extérieur”. Sont alors lancés des journaux, des revues et des chaînes de télé aux lignes et styles éditoriaux très différents. C’est « out » pour l’Iran et la finance islamique sans intérêt. C’est « in » pour les sociétés islamiques. Et les fans de la “pop verte” dont nous avons parlé plus haut, se déhanchent aujourd’hui dans les concerts de Tarkan. Le voile devient un phénomène totatlement soumis à la mode. “Les One-man show à l’islamique” se multiplient : Bekir Develi dans son émission au titre évocateur “J’écoute” [titre qui en Turc est en forme de jeu de mots : dinliyorum, j’écoute pouvant aussi se comprendre comme dinli yorum, soit en quelque sorte commentaire d’un ressortissant de la planète religion...] se moque de ceux qui s’interrogent sur la valeur du sacrifice d’un poulet lors de la fête de la victime [en Arabe, fête de l’Aïd-el Kebir où en souvenir du sacrifice d’Abraham, on sacrifie rituellement un bovin ou un ovin, ndt] ou de ceux dont la sonnerie du téléphone portable se met à retentir lorsqu’ils sont sur le tapis de prière !

Les femmes commencent également à prendre une certaine autonomie à conduire leurs propres réunions. Désormais, le sens même du turban a changé : c’est devenu “le visa pour la rue”. Les femmes qui auparavant ne pouvaient sortir de leurs maisons à cause du voile, peuvent aujourd’hui en sortir, se rendre sur les plateaux de télévision, retrouver leurs fiancés dans les jardins publics et même se permettre une cigarette. Voilà les raisons pour lesquelles la plus grande réaction au voile aujourd’hui émane des sympathisants de Saadet Partisi (ex-Refah) entre 50 et 70 ans : “tout cela n’est qu’immoralité !”

Il y a plus encore : les “islamistes marginaux” ont commencé de se manifester. Ce sont des sites comme El-Fatiha.net doté de rubriques Adulte, Amateur, Erotique, Pictures, Free Sex, Gay Dating, Porn et Sex Cams ou bien comme Queer Jihad à l’adresse suivante.

D’ailleurs, le principe et l’axe directeurs de cette mue correspond au moteur principal de la globalisation : Internet. Grâce à ce média, les femmes, sans être dérangées, découvrent le monde depuis leurs domiciles et de manière inévitable en sont influencées. Toute cette typologie de sous-cultures bourgeonnantes sont dans l’attente d’être représentées. Et la ligne Refaf-Fazilet-Saadet n’est pas en mesure de répondre à leurs attentes. C’est ainsi que surgit l’AKP...

Les années 2000 et la “dissimulation” européenne

c) La décennie 2000 fait de l’UE le concept politique fondamental. On s’en empare en cela que les modèles de liberté qu’elle exige sont en mesure de vraiment servir les intérêts des islamistes. Mais les Musulmans soucieux d’user de la perspective européenne sont aussi ceux qui sont les plus affectés et les plus portés à la mutation par cette même Europe.

C’est dans ce contexte que les sociétés islamiques font faillite, que le Hezbollah s’effondre. Les deux n’étant alors plus que des objets de honte.

Des concepts qui, autrefois, paraissaient indissociables, se différencient : religion et moralité, politique et politicien, Turc et musulman. Désormais la religion fait l’objet de commentaires : “ceci n’est pas islamique, mais je crois que je peux le faire.” D’ailleurs, tout le processus se tient précisément ici : c’est ce qui correspond à un début de « protestantisation » de l’Islam sunnite. C’est un état de fait sautant aux yeux dans tous les domaines : il se reproduit aussi en politique étrangère : l’AKP est le parti le plus proche du FMI et de Washington qui fut jamais en Turquie.
Il est aussi celui qui consacra le plus d’efforts à faire passer les paquets législatifs d’harmonisation avec l’UE. Bien sûr jusqu’à ce qu’il prenne peur du nationalisme ethnique turc lancé comme une fusée dès la fin de 2004 en réaction aux réformes, à la globalisation comme au terrorisme du PKK.

La Réforme des musulmans

Pour tous ceux capables de sortir des discours formatés sur les refrains du style “tout cela n’est que dissimulation de leur part !”, comprendre cette réforme des musulmans ne doit pas être difficile : il en va exactement comme en Europe où le protestantisme est né de l’apparition de la bourgeoisie ; c’est aussi simple que cela.

Bien évidemment, tout n’est pas aussi simple : parce que, en recourant une fois de plus à ce que dit Etyen Mahçupyan, “les islamistes sont désormais plus religieux mais souhaitent également une Turquie plus séculière”.

En résumé, les islamistes turcs sont entrés, par la grâce d’un processus de sécularisation qu’a apporté la mise en œuvre du kémalisme depuis 80 ans mais aussi plus spécifiquement grâce aux effets de la globalisation, dans une vaste opération de “purification” introspective ou de “catharsis” que n’ont pas pu réussir jusqu’à aujourd’hui les laïcs kémalistes. İl s’agit d’une modernisation limitée : ce qui correspond en fait à la modernisation elle-même.

La « catholicisation » des kémalistes

3) Tout en changeant ainsi de peau, la Turquie connaît un phénomène bien malheureux et très dangereux : la grande majorité de ceux qui se définissent comme kémalistes font de la politique sur la base de discours donnés pour satisfaire un certain électorat et aussi malheureusement en s’appuyant sur des comportements marqués du sceau d’un populisme qui est la plaie de tous les partis politiques sans exception. On souhaite par là faire de la laïcité une application en tous points similaire à ce qui fut partiqué dans les années 20. Ce qui, très explicitement, signifie la transformation du kémalisme en un succédané de religion. L’élévation du nationalisme au rang de religion. C’est faire de la période d’Atatürk un âge d’or. Et par là même, anéantir l’un des plus importants principes d’Atatürk : “la civilisation moderne.”

Toute cette querelle “religieux-laïque” - transformée en obstination bilatérale sous l’appellation de querelle du voile – empêche la Turquie de se confronter à ses propres problèmes. En se couchant et en se levant avec le voile, le pays consomme toute une énergie qu’il n’a pas à perdre. La honte de l’interdiction du voile à l’université doit prendre fin au plus tôt. Il ne peut y avoir d’interdiction dans l’enceinte d’une université. Surtout, surtout s’il s’agit de les imposer aux jeunes gens venus ici pour bénéficier d’un service de l’Etat.
L’interdiction qui touche les fonctionnaires ou les représentants de l’Etat lorsqu’ils exercent leur fonction doit, quant à elle, être maintenue jusqu’à ce que la Turquie parvienne à son propre 1905.

Ensuite, ma foi, il pourrait bien ne rester personne pour le porter. Et bien sûr à une condition : nous comprenons toutes celles qui craignent de se retrouver voilées ; mais ceux qui perçoivent cette loi comme un symbole de discrimination sociale ne sont pas peu non plus. Donc à la condition que ces gens-là qui appréhendent toute évolution sur la question du voile, tout en se défaisant de leur “catholicité” avec le temps, tout en se modernisant, soient en mesure de laisser l’AKP évoluer sagement de son propre chef...

Ne serait-ce en fait que pour nous donner à nous la vraie possibilité de critiquer sans retenue ce même AKP...

FIN

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Sources

© Turquie Européenne pour la traduction

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