Le parti de la Justice et du développement, l’AKP est au pouvoir en Turquie depuis plus de huit ans aujourd’hui. Il a été aux commandes d’un pays pour lequel la première décennie du XXIè siècle restera comme l’une des plus déterminantes de sa jeune histoire républicaine. Issu d’un islam politique au discours radical, l’AKP s’est voulu réformateur et a su se montrer pragmatique. D’où vient-il ? A-t-il évolué ? Dans quelle mesure ? Editée en 2006, cette analyse se révèle d’autant plus pertinente qu’elle permet d’interroger les évolutions encore en cours, à l’approche d’une année 2011 qui s’annonce d’ores et déjà riche en événements et en surprises politiques.
Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (1)
Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (2)
Comment l’AKP en est-il arrivé au même point que le Refah ?
Un AKP prudent
L’AKP a commencé en douceur non pas seulement parce qu’il représente des gens ayant changé mais aussi parce qu’il a retenu les leçons du Refah. En tout premier lieu, le Président de ce parti s’était brûlé les lèvres : en décembre 1997, il avait lu un poème de Cevat Örnek dans la ville de Siirt. “Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles, nos casques, les mosquées nos casernements et les croyants nos soldats.” Il avait été condamné à un an de prison en avril 1998 pour “incitation ouverte à la haine raciale et religieuse”.
- Bülent Arinç
- Président de la Grande Assemblée Nationale de Turquie (TBMM)
Mais les lèvres du camp laïque avaient tout aussi bien brûlé du fait du Refah. Dès janvier 2003, le Général Özkök avait prévenu : “Nous respecterons la foi de chacun comme les modes d’expression de celle-ci dans sa vie privée. Pour autant, on ne doit pas attendre de pouvoir utiliser ces éléments-là en contrevenant aux règles et lois en vigueur.”
Le Président de l’assemblée nationale, Bülent Arinç, souvent tenu pour le leader de l’aile islamiste (Milli Görüs) de ce parti qui est en fait une coalition, n’a pas tardé à faire s’échauffer les esprits : dans la liste des invitations dressée à l’occasion de la fête nationale du 23 avril, figurait le nom de sa femme qui porte le voile. Le Président de la République et le Chef d’état-major n’y ont donc pas répondu favorablement. La querelle a commencé. Et le Général Kilinç, secrétaire général du Conseil de Sécurité Nationale, de déclarer en quittant son poste : “il y a encore parmi nous des gens à la recherche du Califat et de la Charia.”
L’AKP se gardait bien de discours trop tranchés. Ils n’ont pas répondu aux invitations du 29 octobre. Puis ils ont commencé à ne plus se faire accompagner de leurs épouses voilées. Ils retirèrent les projets de loi suscitant des controverses comme celui portant sur le YÖK (Conseil de l’Enseignement Supérieur) et le règlement sur les cours coraniques. Abdullah Gül retira la plainte qu’il avait déposée auprès de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) au sujet de sa femme, de façon à “ne pas donner l’occasion de discuter une décision de justice et de favoriser la confiance et le respect.”
Le choc créé par la décision dans l’affaire Leyla Sahin
Mais la grande chambre de la CEDH décida dans l’affaire Leyla Sahin que l’interdiction du port du voile à l’université ne constituait pas une violation des Droits de l’Homme. Cette décision de justice, en plus de montrer combien le 11 septembre avait inquiété et même apeuré l’Europe libérale, était susceptible de cristalliser encore un peu plus les divisions sur ce sujet en Turquie. Parce que, juste après ce jugement, à la fois l’AKP et le Premier ministre Erdogan ont commencé à délaisser leur attitude prudente.
Dans le même temps, commençait une période relativement dangereuse du point de vue des libertés.
D’ailleurs, la seconde chambre du Conseil d’Etat qui est l’une des institutions clés du camp laïque, en se mêlant de ce qu’une institutrice, Aytaç Kilinç, qui porte le voile dans la rue mais se découvre en classe, a confirmé tous ceux qui en réaction à la décision de la CEDH prédisaient déjà qu’en Turquie on allait se mêler “de ce qui se passe dans la rue”. Par la suite, c’étaient tous ceux qui prédisaient qu’on allait se mêler de ce qui se passe dans les chambres à coucher dont on confirma les craintes : le Conseil d’Etat entrava la nomination à l’étranger d’un professeur de religion, Abdullah Yilmaz, au motif que sa femme portait le voile.
La suite : un affrontement sans merci.
Passé un certain stade, pour certains “la chimie d’Erdogan” irait en se décomposant, pour d’autres, il en reviendrait à sa vraie nature : les expressions du style “ne fais pas le mariole avec moi !” ou bien “et prends donc ta mère avec toi et va-t-en !”, ou bien les procès lancés contre les caricatures le représentant sous la forme d’un chat sympathique. Les paroles selon lesquelles les décisions en matière de port du voile concernaient en tout premier lieu les oulémas...
- Les limites du sens de l’humour d’Erdogan
- Ce dessin à valu à Musa Kart les foudres de la justice. Il repésente RTE emmelé dans la pelote de l’affaire des écoles de formations d’imams (IHL). Il n’y a pourtant pas de quoi « fouetter un chat » !
La course commence
Sur ce, se produisaient plusieurs choses : les mairies AKP distribuèrent des brochures islamistes dans les écoles. Elles proclamèrent qu’on ne pourrait plus boire d’alcool en dehors de “zones rouges”. On organisa des concours dans les écoles : la récompense en était un pèlerinage. Les pressions sur les Alévis furent continues. On ne ferma pas les cours coraniques ouverts de façon illégale.
Ce qui arriva au recteur de Van tourna à la querelle gouvernement-université. Bülent Arinç qui fit asseoir à sa place le 23 avril un jeune issu d’un lycée d’Imam et de prédicateur.
Les paroles d’Arinç à nouveau : “Puis-je supprimer cette Cour Constitutionnelle par un amendement constitutionnel opéré par cette assemblée ? Oui, je le peux.”
En réponse, la déclaration du Président de la Cour Constitutionnelle, Bumin : “que vous les aimiez ou non, vous êtes obligés de vous plier aux décisions de la Cour Constitutionnelle.” Et Baykal (leader du CHP, opposition parlementaire) d’en profiter pour glisser un lapidaire : “vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez.”
Le Secrétaire général du CHP H. Koç : “la Turquie ne peut pas devenir le pays des Ayatollahs. Elle ne le sera pas.” Sirin de l’ANAP (centre-droit) qui avec son “que le Premier ministre prie, Vural Savas n’est plus procureur général” , se fend d’une importante contribution au débat. _ Le maire AKP de Fatsa est mis en garde à vue pour avoir mâché un chewing-gum lors de la cérémonie de commémoration du 23 avril. Enfin, le fait que tout cela se déroule en même temps que l’affaire de Semdinli.
En bref, un nouvelle querelle “laïque-religieux” dont un étranger pourrait rire a repris de la vigueur depuis le début 2005. Cependant, elle n’a rien à voir avec la situation que connut le Refah. Le Président de la République a pris parti mais il est vrai que la grande bourgeoisie comme la société civile sont très loin de soutenir l’état-major comme au temps du Refah. Et le Chef de l’état-major, le général Özkök est doté d’un grand sang-froid.
[A suivre...]
- « Le monde des Tayyip »
- La réponse de l’hebdomadaire satirique Penguen au procès intenté à Musa Kart.
(Tayyip est le deuxième prénom d’Erdogan. comme ce prénom est plus rare que le premier « Recep » il est utilisé familièrment pour désigner le 1er Ministre)