La Turquie en Europe ? Rares sont maintenant les Turcs éclairés que l’on rencontre à Istanbul et Ankara , persuadés que leur pays sera, dans dix ans, intégré à l’Union européenne. Mais face aux réticences de la France en particulier, tous font bonne figure : l’important est que l’espoir subsiste et que la négociation continue.
Car cette négociation est le levier qui permet aux libéraux turcs, musulmans ou laïcs, d’accélérer la démocratisation et la modernisation de leur pays. Une course de vitesse désormais, contre des mouvements qui, en Turquie même, caressent la nostalgie d’un retour à l’autorité, voire à la dictature militaire.
Ces menaces sur les libertés des Turcs ne viennent plus des partis musulmans ; ceux-ci, au pouvoir depuis quatre ans, n’effraient plus grand monde même s’ils agacent prodigieusement l’opposition laïque. Il faut admettre que le Premier ministre Recep Tayip Erdögan a tenu parole : son gouvernement est bien « démo-musulman », il n’est pas islamiste. L’innovation est considérable , une première dans les mondes musulmans , un modèle peut-être ? Le péril en Turquie est donc moins Vert que Brun : des mouvements crypto fascistes attisent la haine contre les « diviseurs » de la nation que seraient les Kurdes et les Arméniens.
Un crypto fascisme
La question kurde semblait se résoudre : grâce à l’arrestation du chef du PKK, en prison, Abdullah Öcalan, et grâce à la reconnaissance des droits culturels des douze ou quinze millions de Kurdes en Turquie. Voici que cette question kurde rebondit , en raison de la création d’un Kurdistan quasi autonome au Nord de l’Irak.
Comment les Kurdes de Turquie ne seraient-ils pas attirés par ce quasi Etat , sous protection américaine, riche en pétrole, et par sa capitale Erbil ? Erbil, où pour la première fois dans l’histoire kurde, les enfants peuvent accéder à des écoles et des universités en langue kurde (et anglaise) : il n’existe pas en Turquie d’enseignement public en kurde. La Turquie explosera-t-elle pour autant ? Doutons-en : les Kurdes sont presque aussi nombreux à Istanbul que dans leur province traditionnelle , mitoyenne de l’Irak. Mais ce risque kurde , quelque peu enflé, renforce le discours des hyper-nationalistes turcs : ceux-ci dénigrent les démocrates , laïcs ou démo-musulmans, qui seraient trop mous vis-à-vis d’une dissidence supposée. Attention à un péril de type Serbe contre Bosniaques !
L’autre menace sur l’unité turque est plus virtuelle encore : la lancinante question arménienne. Virtuelle mais profitable aux nationalistes.
L’adoption par l’Assemblée nationale française d’une loi reconnaissant le génocide arménien et sanctionnant, comme un délit pénal, la négation de ce génocide, a été ressentie ( et exploitée ) par les nationalistes turcs comme la preuve d’un complot antiturc. Une loi qui pour devenir définitive doit être encore adoptée par le Sénat français : ce pourrait être imminent.
Nous Français, non arméniens, devrions-nous, dans ce débat sur le génocide, nous ranger du côté des Arméniens de la diaspora favorable à la loi ? Ou devrions-nous écouter les Arméniens vivant en Turquie (60 000) et les démocrates turcs favorables à la cause arménienne ? Leurs attitudes sont opposées.
Dans la diaspora , en France singulièrement, un courant influent exige la reconnaissance du génocide et la sanction de sa négation ; ces arméniens de la troisième génération cultivent un légitime devoir de mémoire. Mais d’autres , également dans la diaspora et plus encore en Turquie , refusent cette loi ; ils l’estiment dangereuse.
Loi néfaste , en dit, à Istanbul, l’historien libéral, Murat Belge ; Belge est à l’origine du dialogue entre turcs et arméniens à l’Université Bilgi.Ses arguments ? La loi française ,en adoptant le terme de génocide, se substitue à une recherche historique qui est à peine ébauchée , les archives locales ne sont pas ouvertes . Belge ne nie pas pour autant qu’en 1915, les autorités ottomanes aient ordonné la déportation des arméniens avec l’intention de créer une future Turquie musulmane : ce fut sinon un génocide (il ne s’agissait pas d’exterminer la race arménienne), au moins un nettoyage ethnique. Belge ajoute que la loi française sert objectivement les nationalistes turcs ; elle congèle tous les efforts en Turquie même, pour élever le niveau de conscience des Turcs et les engager dans une reconnaissance de leur propre histoire.
À Istanbul encore , écoutons le journaliste Etyen Mahçupyan , turc arménien.. Mahçupyan, directeur du magazine arménien d’Istanbul, Agos, est le successeur de Hrant Dink. N’oublions pas Dink , assassiné le 19 janvier dernier par un groupuscule fasciste qui se réclamait à la fois de la race turque et de l’islam. La position de Mahçupyan comme fut celle de Dink, est défavorable à la loi française . Oui, au journal Agos, on considère qu’il y a eu génocide ; les collaborateurs d’Agos ne se privent pas d’utiliser ce terme (légalement banni mais tout le monde en parle) . En même temps, il leur semble que déclarer le génocide sans que les Turcs l’admettent ne sert à rien : mieux vaudrait, selon cette intelligentsia arménienne de Turquie, d’abord discuter, démocratiser la société turque pour parvenir à terme, à la reconnaissance conjointe d’une histoire commune.
Fidèle à la mémoire de Hrant Dink, qui fut à la fois turc, arménien, européen et démocrate, il me semble que sa position fut juste : ne savait-il pas mieux que nous ? Èvidemment, lorsque l’on vit loin de la Turquie, il est plus simple de soutenir la loi sur le génocide. La posture est confortable . Mais si l’on écoute ceux qui en Turquie , prennent des risques et combattent pour la démocratisation de leur pays, contre le retour du fascisme, cette loi française est, selon l’expression de Pascal, « dangereuse et incertaine ». Soutenir cette loi sans s’inquiéter un instant des conséquences en Turquie , en particulier pour les arméniens qui y vivent toujours , est-ce bien moral ?
Ponce Pilate était-il un être moral ?