Par une matinée de l’hiver stambouliote, une foule endeuillée est venue se recueillir et déposer des gerbes de fleurs sur le trottoir, juste devant l’immeuble du journal Agos. A l’endroit exact où, il y a deux ans, Hrant Dink s’est écroulé, face contre terre. A la fenêtre du journal, l’acteur turc Halil Ergün rend un vibrant hommage à son ami, son « frère, fils orphelin d’un peuple orphelin ». Les visages déchirés par la douleur, la famille et les proches du journaliste arménien assassiné en janvier 2007 se faufilent vers les premiers rangs en se serrant les coudes. Des centaines d’anonymes aux yeux rougis suivent, brandissant les fameux panneaux noirs sur lesquels sont écrits : « Pour Hrant, pour la Justice », ou « Nous sommes tous arméniens ».
On trouve dans le défilé des Arméniens d’Istanbul, bien sûr, désorientés depuis que leur porte-voix au grand cœur a été réduit au silence, tué de trois balles dans la tête par un adolescent désœuvré et fanatisé de 17 ans, Ogun Samast. On trouve aussi des membres d’autres minorités, grecque et kurde, des militants de gauche, des compagnons de lutte ou de simples citoyens turcs. Deux ans après cet assassinat perpétré en plein jour dans le centre d’Istanbul, l’émotion qui a saisi la Turquie ne s’éteint pas. Hrant Dink n’est pourtant pas le premier intellectuel assassiné dans le pays. Mais sans doute celui de trop.
DES PROTECTIONS EN HAUT LIEU
Quelques jours plus tard, le 23 janvier, les slogans et les affiches sont de nouveau de sortie, devant le tribunal de Besiktas, à Istanbul. C’est là qu’est actuellement jugé Samast, l’auteur des coups de feu mortels avec ses complices présumés, tous membres de groupuscules nationalistes violents et originaires de Trabzon, sur la mer Noire. Comme à chaque audience, les amis du journaliste manifestent pour une justice équitable. Ce procès fleuve, englué dans les lourdeurs de la procédure, a perdu depuis longtemps toute crédibilité, selon les avocats de la famille Dink. Seuls les exécutants ont été inquiétés, alors même qu’un rapport officiel a mis en lumière les nombreux « oublis » commis par la police turque et les protections en haut lieu dont ont bénéficié les assassins. Au cours de l’enquête, par exemple, les enregistrements des caméras de vidéosurveillance de l’agence bancaire voisine d’Agos ont mystérieusement disparu.
Après l’arrestation d’Ogun Samast, les policiers avaient posé fièrement en compagnie du jeune meurtrier, un drapeau turc entre les mains. Et malgré de nombreuses requêtes des parties civiles et des liens évidents, le dossier Hrant Dink n’a toujours pas été rapproché de celui de la cellule ultranationaliste Ergenekon, également jugée depuis octobre 2008. Ce réseau parallèle composé de militaires, de magistrats, d’avocats, de journalistes et de mafieux, agissant au cœur de l’appareil étatique, est soupçonné d’avoir préparé des assassinats et des attentats, dans le but de déstabiliser le pays et de préparer le terrain à un coup d’Etat.
Pour la mouvance nationaliste et une partie de la presse, Hrant Dink était devenu l’homme à abattre. Les jours précédant sa mort, il ne cachait pas son anxiété. La veille, il avait envoyé ce texte au quotidien libéral Radikal : « Je me sens inquiet et angoissé comme une colombe, mais je sais que dans ce pays, les gens ne touchent pas aux colombes. Elles peuvent vivre en plein cœur des villes, au plus chaud des foules humaines. Non sans crainte, évidemment, mais avec quelle liberté ! ». Cet homme de paix, généreux et fragile, était l’un des intellectuels les plus engagés sur le front de la démocratisation de son pays, la Turquie.
Arménien d’Anatolie, né en 1954, à Malatya, Hrant Dink a grandi près d’Istanbul dans un orphelinat lié au patriarcat arménien qui sera plus tard confisqué par l’Etat turc. Engagé dans les mouvements de gauche dans les années 1980, il fut l’un des premiers Arméniens à défendre haut et fort les droits de sa communauté, recluse dans la crainte et le silence.
De cet engagement forcené à réconcilier Turcs et Arméniens naquit Agos (le sillon, en arménien), en 1996. Un petit journal hebdomadaire bilingue, turc et arménien, monté avec quelques amis. « Hrant a commencé à dire qu’il fallait faire part de nos opinions, non seulement en arménien mais surtout en turc, pour pouvoir toucher le grand public. Exprimer nos souffrances, nos peines, notre identité. Mais aussi nos joies et notre culture, raconte Karin Karakasli, universitaire arménienne proche de Dink, qui faisait partie du noyau originel d’Agos. Il voulait faire revivre la culture arménienne de Turquie et accompagner la démocratisation du pays. Être engagé politiquement, sans faire de concession sur l’identité arménienne. Il répétait aux Arméniens que se renfermer sur eux-mêmes ne les protégerait pas. ’Ouvrez-vous et exprimez vos peurs !’, nous disait-il. »
Dans les colonnes de sa gazette, Dink évoquait tous les sujets, sans détours. Il publiait par exemple les textes d’historiens turcs comme Taner Akçam ou Halil Berktay, qui parlent ouvertement des massacres d’Arméniens de 1915 comme d’un génocide. Il critiquait aussi l’approche trop frontale d’une partie de la diaspora arménienne, sourde aux appels des démocrates turcs. « La forme pathologique de la relation turco-arménienne est aujourd’hui un cas clinique, écrivait-il en 2004 : les Arméniens souffrent de leur traumatisme et les Turcs de leur paranoïa. Tant qu’ils ne seront pas guéris de cette pathologie dans laquelle ils se débattent désespérément (peut-être n’est-ce pas aussi vrai pour les Turcs), les Arméniens ne pourront pas reconstruire leur identité sur une base saine. Finalement, il est évident que le “facteur turc” est à la fois le poison et l’antidote de l’identité arménienne. » Certains le prenaient pour un fou. D’autres pour un rêveur. « Quand ils ont vu Hrant à la télévision, raconter sa peine, avec des larmes, les Turcs ont commencé à voir un Arménien humain et à éprouver de l’empathie », se souvient Karin Karakasli, émue.
Le sillon tracé par Hrant Dink et Agos ne s’est pas refermé avec sa mort. Bien au contraire. L’image de son corps étendu sur le trottoir et recouvert d’un drap blanc dont ne dépassaient que les semelles de ses chaussures a été un accélérateur de l’histoire. Le jour de ses funérailles, une marée humaine de plus de 100 000 personnes est descendue dans la rue, scandant : « Nous sommes tous Hrant Dink ! Nous sommes tous arméniens ! » Des mots considérés comme indicibles par les nationalistes turcs. « Nous avions le soutien des Turcs. Pour la première fois, nous nous sommes sentis citoyens de ce pays », témoigne Aris Nalci, Arménien d’Istanbul et éditeur d’Agos. Autour du cercueil, des gens se sont découverts et des amitiés inattendues se sont nouées. Dans ce cortège, de nombreux Arméniens de la diaspora, invités par le gouvernement turc pour les obsèques, visitaient Istanbul pour la première fois et découvraient l’existence, en Turquie, d’une communauté d’individus capables d’empathie.
30 000 TURCS DEMANDENT PARDON
« Peut-être avions-nous besoin d’un martyr ? », se demande Rober Koptas, jeune éditorialiste arménien d’Agos. Le travail des consciences a en tout cas débouché sur une pétition inédite, lancée fin décembre 2008. Quatre intellectuels turcs, proches de Hrant Dink et de son journal, ont décidé de publier un court appel, à la première personne du singulier. « Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon. » Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet Insel et Baskin Oran sont rapidement rejoints par 200 intellectuels et artistes, puis par 30 000 Turcs, signataires de la pétition sur le site Internet. Bien sûr il y a les attaques incessantes de hackers, les contre-pétitions des nationalistes qui à leur tour réclament des excuses de la part des Arméniens. Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan s’est lui aussi demandé : « Pourquoi devrions-nous nous excuser ? »
« Mais 30 000 personnes demandent pardon… On ne peut plus les ignorer », se félicite Cengiz Aktar, directeur du département d’études européennes à l’université Bahçesehir. Dans les locaux de la fondation Hrant Dink, à côté des bureaux d’Agos, Ali Bayramoglu acquiesce : « L’important c’est que la question arménienne soit devenue un sujet de débat acharné de la politique turque et du processus social. On se politise autour de ce sujet. Maintenant on sait qu’il s’est passé quelque chose. » Flanqué d’un garde du corps, comme d’autres intellectuels, après la mort de son ami, Ali Bayramoglu a désormais droit à un deuxième ange gardien pour assurer sa protection. Les plans de sa maison et des croquis ont été retrouvés chez Ibrahim Sahin, un ancien chef des forces spéciales de la police, arrêté dans le cadre de l’enquête sur le réseau Ergenekon. « Mais ce n’est pas à cause des menaces que nous allons nous taire, renchérit Ali Bayramoglu. Nous avons besoin d’une rencontre avec notre propre histoire. Toucher à 1915 c’est toucher au tabou de l’identité turque. C’est comme ça que la démocratisation peut avancer. »
Cette pétition, intitulée « özür diliyorum », « nous demandons pardon », fait bouger les lignes. Certains, côté turc, contestent l’emploi du mot pardon. D’autres, côté arménien, s’attardent sur l’absence du mot génocide. Mais le dialogue est établi. « Nous étions d’accord pour ne pas employer le mot génocide qui empêche toute discussion, explique Ali Bayramoglu, précisant qu’à titre personnel, il n’a aucun problème à employer le mot. Sinon nous n’aurions même pas eu 1 000 signatures. » « Il faut comprendre qu’ici, utiliser le mot génocide, c’est construire un mur avec les Turcs, note Rober Koptas. Si le but est de faire évoluer la société turque, il faut maintenir le dialogue. »
Autre fait nouveau, la justice turque ne s’est pas mise en travers de cette campagne de pardon. Des plaintes ont été déposées contre ses initiateurs pour « insulte à l’identité turque », au nom du fameux article 301 du code pénal qui a été utilisé contre des dizaines d’intellectuels et de journalistes depuis 2005, et retiré il y a quelques mois. Mais les procureurs n’ont pas donné suite. Signe d’une lente évolution des mentalités. Indéniablement, l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, en 2004, a autorisé de nouveaux espoirs et libéré la parole sur la question arménienne.
Fin 2005, lorsqu’un groupe d’intellectuels, parmi lesquels Hrant Dink, décident d’organiser, à Istanbul, une conférence universitaire sur le thème des « Arméniens à la fin de l’empire ottoman », la réunion dérange. Le ministre de la justice, Cemil Ciçek, parle alors de « coup de poignard dans le dos ». Les ultranationalistes vilipendent les « traîtres à la nation » et parlent toujours de « restes de l’épée » pour qualifier les rescapés des massacres… En Turquie, le mot « Arménien » est encore, dans la bouche de beaucoup, une insulte. Mais, comme le note le quotidien Radikal dans les jours qui suivent la conférence, « le mot génocide a été prononcé publiquement en Turquie et la terre continue de tourner ». La brèche était ouverte.
Le pardon des 30 000 Turcs commence également à adoucir la perception de la diaspora arménienne. Une poignée d’intellectuels s’est à son tour mobilisée pour dire « merci aux Turcs qui demandent pardon ». Parmi eux, le cinéaste canadien Atom Egoyan, auteur d’Ararat (2002), le réalisateur français Robert Guédiguian ou le comédien Serge Avédikian. C’est aussi le message délivré par l’intellectuel d’origine arménienne Jean Kéhayan, dans une « Lettre à mes frères turcs » publiée le 5 janvier dans Libération. « Si on veut que l’Etat turc s’excuse un jour, ce n’est pas en cassant la gueule des Turcs qu’on va le faire mais en soutenant la démocratisation », résume Ali Bayramoglu. Hrant Dink ne disait rien d’autre. Notamment lorsqu’il s’élevait contre les projets, en France, de pénalisation de la négation du génocide arménien. Une démarche contre-productive, selon les démocrates turcs. « J’irai en France clamer qu’il n’y a pas eu de génocide, répétait alors Dink. Et en rentrant en Turquie, j’expliquerai que c’en était un. »
Au niveau étatique aussi, l’heure est à la détente. L’année 2008 aura marqué un tournant dans les échanges entre la Turquie et l’Arménie, avec en point d’orgue le voyage très symbolique du président de la République turque Abdullah Gül, le 6 septembre en Arménie, pour un match de football entre les équipes nationales des deux pays. Les deux chefs d’Etat, côte à côte dans les tribunes, ont brisé un tabou. L’hymne turc a été joué à Erevan, dans le vieux stade Hrazdan, dominé par la flèche noire du Mémorial du génocide arménien. Un groupe d’activistes turcs opposés à l’armée, « les Jeunes civils », avait également fait le voyage pour participer à cette rencontre historique qui aurait enthousiasmé Hrant Dink. Sa fille Delal était aussi dans les tribunes. « Cet événement n’a pas fait disparaître le génocide, il ne l’a pas nié non plus. Il a encore moins fait revenir mon père. Il a seulement entrouvert une porte. Poussons-la ensemble », a-t-elle ensuite écrit dans Agos.
UN VENT DE LIBERTÉ
Grâce à la « diplomatie du football », les deux voisins en froid sont en passe de rétablir des relations diplomatiques. Déjà les liaisons aériennes ont été rétablies depuis quelques années et 40 000 Arméniens d’Arménie travaillent à Istanbul. « Nous sommes proches de la normalisation », a déclaré début février le président arménien, Serj Sarksian. Selon les observateurs, ce processus pourrait déboucher assez rapidement sur la réouverture de la frontière commune.
Fermée depuis 1993 par Ankara, pour protester contre le soutien arménien à la sécession du Nagorny Karabakh, une province d’Azerbaïdjan majoritairement peuplée d’Arméniens, la frontière arméno-turque demeure désespérément close. Des deux côtés, la population étouffe. Pour rallier la ville turque de Kars à sa jumelle de Gyumri, côté arménien, distante d’à peine 40 km, il faut actuellement plus de dix heures de route, en passant par la Géorgie.
Sur la question du génocide, le négationnisme de l’Etat turc s’essouffle. L’administration est désormais priée de ne plus parler de « prétendu génocide » ou des « allégations arméniennes », les termes officiels, mais des « événements de 1915 ». Des départements d’enseignement de l’arménien doivent ouvrir cette année dans deux universités. « Il ne faut pas forcément y chercher une forme de sincérité, estime Ali Bayramoglu. Mais ce qui est important, c’est qu’ils soient obligés de changer. »
C’est le vent de liberté qui souffle en Turquie qui en est aussi la cause. Depuis quelques années, les projets artistiques invitant au dialogue et à l’introspection historique se multiplient. A l’image du livre de la journaliste turque Ece Temelkuran, La profondeur du mont Ararat, le récit d’un voyage, d’Erevan à Los Angeles en passant par Paris, à la découverte des Arméniens. Le document de Fethiye Cetin, avocate de la famille Dink, racontant dans Le livre de ma grand-mère la découverte de ses origines arméniennes, les publications de la maison d’édition Aras, en turc et en arménien, ou encore le film de Serge Avédikian, Nous avons bu la même eau, sorti en France en mai dernier et projeté et débattu fin 2008 dans un festival de courts-métrages à Istanbul. Expositions de photos, concerts, festivals… La multiplication de ces initiatives a rythmé cette période de rapprochement.
Dans la rédaction d’Agos, orpheline de son fondateur, Hrant Dink demeure omniprésent. Son bureau patiné est resté comme il l’avait laissé, rempli de bibelots et de photos. Les portraits et les affiches des manifestations décorent les murs du journal. Les compagnons de route ont repris le flambeau, avec à leur tête Etyen Mahçupyan. Ce grand gaillard barbu au regard triste reçoit dans son petit bureau, la télévision branchée en permanence sur la chaîne hippique. « Lui c’est mon cerveau et moi je suis son cœur », disait Dink à son sujet. Les deux hommes partageaient tout, à commencer par leur passion dévorante pour les courses de chevaux. « Nous nous appelions cinq ou six fois par jour, raconte le nouveau rédacteur en chef. C’est très dur de se dire qu’il n’est plus là. Mais sans Agos, cela aurait été plus dur encore. Pour cela, quand ils m’ont demandé de prendre la succession, je n’avais pas très envie d’accepter mais je n’ai pas eu le choix », explique-t-il.
Dans son malheur, le journal connaît une seconde jeunesse, a élargi son lectorat (il est tiré à 6 000 exemplaires), s’est fait connaître hors de la communauté arménienne et à l’étranger. Des versions en anglais et en français sont en préparation. Surtout, une jeune génération décomplexée de Turcs arméniens arrive à maturité et se prépare à assumer l’héritage de Hrant Dink. « Quand j’ai commencé à travailler à Agos, ma mère avait peur pour moi, elle voulait me protéger. Aujourd’hui encore, je ne lui dis pas tout ce que je fais, sourit l’éditorialiste Rober Koptas, 31 ans. Mais maintenant, nous sommes plus nombreux et plus courageux. Nous les jeunes, voulons réclamer nos droits et nos libertés, avoir des amis turcs à l’université et plus d’échanges avec la société turque et avec la diaspora… » Et faire tomber les derniers tabous.