Quand les parents d’une jeune fille n’acceptent pas l’élu de son cœur, ça ne se termine pas forcément pas un mariage forcé et encore moins par un crime d’honneur, en Turquie..
Article sur Yol (routes de Turquie et d’ailleurs)
L’année dernière, un mariage kaçak (à la suite d’une fugue de la fiancée) avait défrayé la chronique bien au-delà de la petite ville de Semdinli, dans la province kurde d’Hakkari où il s’est déroulé. Et pour cause, c’est la fille d’un uzman, soldat de métier turc, qui s’était enfuie avec son petit ami kurde, abandonnant le domicile familial et le lycée où elle achevait sa scolarité parce que son père interdisait leur relation amoureuse. Pour échapper au courroux du père de la jeune fille, Tülin (18 ans) et Rojhat (19 ans) avaient franchi clandestinement la frontière irakienne toute proche. Ils s’étaient rendus chez des parents du garçon, réfugiés dans le camp de Makhmour au Kurdistan irakien. Ils y ont séjourné plusieurs mois.
Evidemment, la fille d’un sous-officier turc trouvant refuge auprès de réfugiés kurdes proches du PKK, soit pour ainsi dire chez ceux que son père est payé pour combattre, ce n’est pas tous les jours que ça arrive. Et après le premier choc de sa fugue, quel nouveau choc pour son père, resté plusieurs semaines sans nouvelles de sa fille, quand il a appris qu’elle était cachée…chez l’ennemi !
Pourtant l’histoire s’est bien terminée. Le père a fini par accepter de recevoir la famille du garçon et a préféré donner sa fille en mariage, plutôt que de la perdre définitivement. Tülin et Rojhat ont pu alors rentrer à Semdinli où tout le monde s’est réconcilié.
Il faut dire que le père de la jeune femme a l’air plutôt sympathique (voir photo). Ozan, un ancien appelé originaire d’Izmir qui avait effectué son service dans les commandos à Semdinli, confirme l’impression donnée par la photo. Dans un commentaire à un article publié sur Internet et grâce auquel il avait découvert l’aventure arrivée à la famille de son sergent, il y décrit celui-ci comme un bon vivant “faisant des plaisanteries qui faisaient rire tout le monde”. Lui aussi se réjouit du dénouement de ce kizkaçirma (enlèvement de la fiancée) et souhaite tous ses voeux de bonheur aux jeunes mariés.
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En Turquie, il n’y a que dans la province d’Hakkari que j’ai vu les fiancées arriver dans la famille du fiancé le visage caché sous un long voile - dont les couleurs ne sont pas sans rappeler celles du drapeau kurde (rouge, vert, jaune)
Tülin n’a pas dérogé à la tradition de la région. Avant d’arriver dans la famille de son fiancé, elle a caché son visage sous le voile des mariées d’Hakkari. Voile qu’elle a certainement vite retiré, comme la très jolie épouse du maire de Semdinli.
L’amour n’a pas de frontières, écrivait alors l’intellectuel kurde Orhan Miroglu dans le journal Taraf. Et comme (presque) tout le monde adore ce genre d’histoires en Turquie, même des gazettes militaires en ont parlé. Alors que les politiques ont décidément bien du mal à régler la question kurde, les sentiments, qu’ils soient amoureux ou paternels, sont quand même plus doués.
Si un scénariste avait imaginé ce Roméo et Juliette turco kurde avec happy end, sans doute que peu de gens l’auraient trouvé crédible. Pourtant l’histoire réelle est plus palpitante qu’une fiction ultra nationaliste comme Kurtlar Vadisi - Irak (la Vallée des loups - Irak), qui mettait aussi en scène des soldats turcs et des Kurdes. Il faut dire que ce n’est pas trop difficile de faire mieux que ce navet à gros budget.
Sur la carte ci-contre, on voit que Semdinli, à l’extrême sud-est , est très proche de la frontière irakienne. Mais pour la franchir discrètement dans cette région très militarisée, les deux fugitifs avaient dû effectuer de longues heures de marche dans la montagne, sans doute guidés par des contrebandiers et en courant à tout moment le risque de tomber sur une patrouille. Autant dire que leur fugue amoureuse a été une sacrée aventure.
Dans la province d’Hakkari comme partout en Turquie, les amoureux adoptent de plus en plus la Saint Valentin (et sa marchandisation) comme fête des amoureux (Sevgililer günü), pour la plus grande joie des fleuristes. Offrir des fleurs à sa bien aimée n’est pas une tradition dans la région. Mon ami Süleyman était le premier à ouvrir une boutique de fleurs à Yüksekova, il y a une dizaine d’années. Beaucoup lui prédisaient une faillite assurée. Depuis non seulement il a trouvé une solide clientèle, mais il a fait de nombreux émules.
L’année dernière, dans la province le mouvement kurde a tenté de kurdifier cette fête importée en renouant avec une vieille tradition kurde oubliée, la fête des “pommes oeillets“. Une jolie tradition, mais je pense que beaucoup d’ amoureux préfèrent offrir une rose rouge de chez Suleyman à l’élue de leur cœur (enfin ceux qui osent, il y a beaucoup encore que ça gêne d’acheter des fleurs.)..peut-être avec une ”pomme oeillet”. A moins qu’ils ne choisissent d’offrir cette dernière à la mère de la belle dont il est important d’obtenir les bonnes grâces, si on espère que la liaison se conclue par un mariage. Ou de l’offrir à leur propre mère, une actrice au poids plus déterminant encore. Les journaux sont restés muets sur le rôle de la maman de Tülin, mais il est probable que son opinion a aussi compté dans la réconciliation.
De toute façon ce 14 février 2011, les boutiques de fleurs sont fermées à Yüksekova, comme dans d’autres villes de la province, pour cause d’émeutes. Les amoureux peuvent toujours envoyer de doux messages avec leur téléphone portable. A ceux qui manquent d’inspiration, journaux et sites internet proposent des messages prêts à consommer.