Les clefs pour comprendre le dernier prix Nobel de littérature, le Turc Orhan Pamuk (54 ans), qui n’a cessé de jeter des ponts entre passé et présent, Europe et Anatolie.
« Dès le départ, les yeux grands ouverts dans l’espoir de « voir quelque chose de nouveau », le voyageur assis côté fenêtre observa les quartiers périphériques d’Erzurum, les minuscules et pauvres épiceries, les fours à pain, l’intérieur de bric et de broc des cafés ; sur ce, il commença à neigeoter. C’étaient des flocons plus gros et plus abondants que ceux de la neige tombée entre Istanbul et Erzurum. S’il n’avait pas été fatigué par le chemin parcouru et avait prêté plus d’attention à la taille des flocons qui tombaient du ciel comme des plumes d’oiseau, l’homme assis côté fenêtre aurait pressenti la forte tempête de neige qui allait survenir et peut-être que, réalisant dès le départ que ce voyage allait bouleverser sa vie, il aurait fait demi-tour. »
Ces lignes de « Neige », roman lancinant d’Orhan Pamuk qui lui valut l’an dernier le prix des Libraires de Francfort et le Médicis étranger, tracent une métaphore de son destin. Né en 1952 à Istanbul - le titre de sa dernière œuvre, traduite en français au printemps prochain -, sa ville mille fois décrite, dans une famille aisée, laïque et de culture française, il a su garder « les yeux grands ouverts » et jeté des ponts entre passé et présent, Europe et Anatolie, les deux rives d’Istanbul, irriguée autant que divisée par le Bosphore. « Le Château blanc » (1985), situé dans l’Istanbul du XVIIIe siècle, lui apporte une première notoriété. Mais c’est « Le Livre noir » (1990), best-seller en Turquie et en Europe, qui le place au premier plan : il y dépeint un homme en quête de sa femme disparue au cœur d’Istanbul noyée par la neige, la boue, la brume - car l’hiver, dans l’immense métropole, brouille les profils et distend les espaces. « Mon nom est Rouge » (2001) a toujours Istanbul pour cadre, cette fois au crépuscule du XVIe siècle : le sultan Murad III a commandé un manuscrit pour célébrer le millénaire de l’hégire, de la « fuite » initiale, celle, peut-être, autour de laquelle s’enroulent toutes les suivantes. Le roman, à la structure éclatée, confronte, autour d’un (prétendu ?) complot contre l’Empire ottoman, ses traditions, sa culture, sa peinture, deux écoles, une traditionaliste, issue de la culture persane, et une moderne, qui introduit perspective et art du portrait. Certaines phrases résonnent étonnamment, un an après l’affaire des caricatures : « Même si vous êtes persuadés, en votre for intérieur, que l’ombre du blasphème pèse en effet sur ces miniatures, vous êtes incapables de le reconnaître et surtout de le faire savoir, car ce serait donner raison aux fanatiques, vos ennemis d’Erzurum, qui veulent à tout prix vous noircir. »
Le « toucher de la pupille »
La couleur (« le toucher de la pupille, la musique du sourd-muet, la parole dans les ténèbres ») est omniprésente dans l’œuvre. On y devine le désir ancien d’être peintre, les études d’architecture inachevées, sensibles dans les structures élaborées de ses romans ; comme chez Joyce, avant de jeter l’ancre on erre beaucoup, à l’image d’Istanbul où les collines ferment l’horizon avant d’ouvrir au regard fatigué le scintillement du Bosphore et l’épaule boisée de la rive asiatique. Mais, il le dit encore dans « Mon nom est Rouge », « peindre, c’est se souvenir ». Et c’est bien sur le souvenir, la mémoire que porte la polémique récente. Nul n’a oublié son courage lorsqu’il défendit Salman Rushdie. Ni ses propos dans un hebdomadaire suisse en février 2005 sur « le million d’Arméniens et les 30.000 Kurdes tués », ce que « personne d’autre » que lui n’osait dire. Ces mots le rendirent passible de poursuites, abandonnées sous la pression conjointe de l’opinion internationale et d’une partie libérale de l’opinion turque.
Concomitance fâcheuse
C’est cet épisode qui empêche aujourd’hui la Turquie de goûter pleinement la joie de son premier Nobel de littérature. Est-ce bien son talent qui a été couronné, se demandent les médias et l’homme de la rue ? Ou des propos salués en Europe, que bien des Turcs, même jeunes, jugent contraires aux valeurs nationales ? La concomitance avec le vote, jeudi dernier, par le Parlement français, d’un texte punissant la négation du génocide arménien - et que Pamuk a, depuis, condamné - leur apparaît fâcheuse.
Il est vrai que, comme l’écrit Murat Belge dans « Radikal » (quotidien libéral) du 15 octobre, les écrivains turcs nobélisables, Nazim Hikmet, Yachar Kemal et Orhan Pamuk, ont tous trois été accusés, à différents titres, de trahison, mais aussi admirés et aimés. La sérénité viendra avec le temps. Rien ne presse, au fond, pour un écrivain qui aime tant se baigner dans le fleuve de l’histoire.
Bibliographie
« La Maison du silence », Folio (1996).
« Le Livre noir », Folio (1999).
« La Vie nouvelle », Folio (2000).
« Mon nom est Rouge » (prix du meilleur livre étranger 2001), Folio (2003).
« Neige » (prix Medicis étranger), Gallimard (2005).