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PKK : « Öcalan n’est plus le seul maître à bord. »

vendredi 2 juillet 2010, par Marillac, Neşe Düzel

“Si l’on ne met pas fin aux structures illégales tapies au sein de l’armée, de la police et de la justice, des structures dotées de prolongements au sein du PKK lui-même, alors tout cet ensemble sabotera […] le processus de démocratisation en Turquie »
« Au sein de l’armée, il est des personnes qui négligent leur mission lors des attaques du PKK. S’agit-il de trafiquants de drogue ? Se servent-ils du terrorisme dans la région pour servir certains de leurs intérêts, on n’en sait rien. »

« Les esprits ont été troublés au sein du PKK et il en est, dans cette organisation, qui ont considéré d’un bon œil l’ouverture démocratique lancée par le gouvernement l’année dernière. Mais le clan des bellicistes, au sein de l’appareil d’Etat comme au cœur du PKK, a veillé à ce que le PKK ne soit pas dilué, ne disparaisse et ceci en intensifiant les attaques. »

* *

- Idris Bal, pourquoi ?

Le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, en guerre contre Ankara depuis 1984, NdT) intensifie ses attaques. Jusqu’où et jusqu’à quand ? Quel est le but visé par le PKK ? Qu’en est-il des forces étrangères pilotant cette organisation ? Quel est le rôle d’Öcalan, leader historique du PKK, incarcéré depuis 1999 sur l’île d’Imrali ? Est-il encore maître de l’organisation ?...

Le Professeur Idris Bal est enseignant à l’académie de police, auteur de nombreux ouvrages, spécialiste des questions de sécurité et des relations internationales. Interview.

- Nese Düzel : Derrière les attaques du PKK tout le monde cherche des manœuvres opérées depuis l’étranger. Le premier ministre parle de sous-traitance. Les attaques se multiplient. Le PKK n’a-t-il aucune raison interne à cette recrudescence de ses actions ?

Idris Bal : L’une des principales raisons des attaques du PKK est le lancement de l’ouverture démocratique par le gouvernement à l’été 2009. Si l’ouverture est couronnée de succès, cela signifie très clairement que le PKK peut fermer boutique. Parce que l’organisation se dit la chose suivante : « si le processus aboutit, les relations entre l’Etat et les gens vont s’améliorer, et par conséquent, ma base va s’amenuiser, je peinerai de plus en plus à recruter pour le maquis et la guérilla. » Et puis il est une autre chose importante : le PKK n’est pas une organisation monolithique.

- Il y a des groupes, des cliques au sein du PKK ?

C’est ce que nous disent les renseignements. Il en va de même dans les partis, les mouvements légaux. Dans une organisation qui a fait de la violence et du terrorisme son fond de commerce, qui a des liens avec le narcotrafic, il est naturel qu’on assiste à l’émergence de groupes différents.

- Quels sont-ils, ces groupes ?

D’une part, lorsqu’en Turquie, on a lancé les débats sur l’ouverture démocratique, on a commencé à se demander, au sein du PKK, s’il ne valait pas mieux cesser la guerre et les attaques et passer à la lutte politique. Des membres favorables à l’ouverture du gouvernement ont commencé à se manifester. Et l’encadrement du PKK dans le maquis s’est retrouvé confronté à cette alternative : lutte politique ou poursuite de la lutte armée ?

- Maintenant, quelle est l’orientation dominante ?

Aujourd’hui, ce sont les partisans de la manière forte, les faucons qui ont pris le dessus. Et ce sont d’ailleurs ces mêmes personnes qui ont relancé les attaques. Ils se sont ainsi rallié les partisans de la paix et de la lutte politique par la force des choses, par le fait accompli de la violence. Il est donc deux types de raison à l’intensification récente des attaques du PKK :
- stopper le processus de démocratisation
- briser la stabilité de la Turquie, faire tomber le gouvernement dans le contexte tout particulier de crise internationale avec Israël.
[…]

- Le PKK atteint-il les objectifs qu’il s’était fixé ?

A l’heure actuelle, beaucoup de gens, nombre de politiciens et d’universitaires se prononcent en faveur de la fin de l’ouverture démocratique. Ils tiennent cette politique pour responsable de la situation actuelle. Cela signifie bien que le terrorisme a atteint ses objectifs, que le PKK a parcouru une distance importante.

- L’ouverture démocratique se poursuivra-t-elle ?

Oui, mais pas très rapidement. Parce que nous nous dirigeons vers des élections.

- L’extrême droite turque a immédiatement demandé la restauration de l’état d’urgence dans le sud-est anatolien. Le PKK s’attendait-il à ce qu’une telle demande émane de l’opposition parlementaire ?

Nous savions bien, au travers des plans de coups d’Etat que nous avions déchiffrés (dans le cadre de l’affaire Ergenekon, NdT), que le rétablissement de l’état d’urgence était l’un des objectifs. L’état d’urgence signifie confusion. Si vous menez des actions illégales, c’est ce qu’il vous faut, du flou, de la confusion.

- Le PKK est-il en attente de l’état d’urgence ?

Oui. L’état d’urgence pousserait la population de la région dans les bras du PKK. Les faucons du PKK, les responsables des dernières vagues d’attaques ne cherchent qu’à mettre un terme à la démocratisation. Si les colombes l’avaient emporté et si nous, nous avions pu continuer à parler de démocratie, si nous avions pu en outre soutenir la baisse du barrage électoral de 10 à 5 % des suffrages… (Un parti ne peut pas être représenté au parlement en Turquie s’il obtient moins de 10% des suffrages à l’échelle nationale, NdT)

- Oui, que ce serait-il passé ?
He bien, dans ce cas, le PKK se serait politisé.

- Pensez-vous qu’on a donné au PKK une véritable opportunité de se politiser ? Le gouvernement a parlé d’ouverture démocratique, mais sans jamais parler de la façon de faire descendre le PKK du maquis, sans jamais évoquer de mesures comme une amnistie généralisée. Comment faire renoncer le PKK à la lutte armée dans ces conditions ?

Il ne faut pas oublier que la Turquie n’est pas composée que de Kurdes. Le retour de certains membres du PKK à l’automne dernier, célébré par des milliers de personnes brandissant des drapeaux du PKK a créé une grande vague de réaction du côté turc et la cote de l’AKP est même descendue à 7% dans l’opinion publique. Le gouvernement serait allé plus loin dans cette direction mais ce qui s’est passé au poste-frontière de Habur (Irak-Turquie, NdT) a brisé l’élan.
[…]

Les images de Habur auraient presque pu nous faire basculer dans ce conflit Turcs-Kurdes que nous redoutons tous. Les Turcs se sont dits : « mais que se passe-t-il ? Qui a gagné la guerre ? Pourquoi nos enfants sont-ils morts ? Pourquoi avons-nous perdu tant de soldats ? ». On a commencé à regarder les gens de l’Est, les Kurdes, comme des « autres ». Les événements de Habur ont empêché la tenue de nouvelles négociations avec les membres du PKK dans les montagnes, la mise en place de nouvelles formules par le gouvernement.

- Öcalan soutient-il les dernières attaques du PKK ?

En fait, il faut se poser la question de savoir dans quelle mesure l’organisation obéit encore à Öcalan. A la moindre alerte, nous pointons Öcalan du doigt, c’est un symbole, mais pour moi, il n’est plus complètement maître de l’organisation.

- Vraiment ?

Il en est partiellement maître. Parfois certains dans l’organisation adressent des messages au nom d’Öcalan. Il sert de vecteur pour certains messages. Pour préserver sa position symbolique, son leadership au sein de l’organisation, il est dans l’obligation de dire oui à ce qui se passe sur le terrain. Mais il n’en est pas maître à 100 %.

- Voulez-vous dire qu’en fait il ne soutient pas qui se passe en ce moment ?

Moi, je suis sûr d’une chose. Il n’est pas derrière tout ce qui se passe mais pour ne pas ébranler sa propre position, il dit oui à tout, même si c’est à reculons.

- Qu’escompte-t-il ?

Pour moi, il veut sortir de prison. Si tout cela ne repose que sur sa volonté d’être pris comme interlocuteur… Mais Öcalan n’est pas une personne avec laquelle on ne discute pas. On discute avec lui. Ces rencontres ne sont pas rendues publiques mais on s’est entretenu avec lui à de multiples reprises. Certains services spécialisés de l’Etat s’entretiennent en permanence avec lui.

- Vraiment ?

Bien sûr. Dire qu’on ne parle pas avec Öcalan est un mensonge. C’est certain qu’on parle avec lui. L’important ici, c’est la situation des faucons au sein du PKK. Parce qu’à côté des partisans de la paix dans l’organisation, il est un noyau de cadres : et c’est ce noyau qui reste partisan de la manière forte.
Une partie de ce groupe croit “sincèrement” à la guerre, à la possibilité d’arriver à ses fins par la lutte armée. Mais il est aussi un autre groupe dans ce noyau…

- Quel groupe ?

Ceux-ci sont les prolongements de certaines organisations en Turquie comme de certaines agences de renseignement étrangères. Ces gens-là restent au sein du PKK pour des raisons professionnelles. C’est-à-dire pour orienter le PKK, pour en diriger les attaques dans le sens de leurs propres objectifs et pour maintenir l’état de guerre, quel qu’en soit le prix. Ces gens-là se maintiennent en tant que sous-traitants. Et il est très dur de fissurer ce noyau-là. Parce que, comme je viens de le dire, une partie croit à la guerre. Une autre partie fait de la sous-traitance. Par conséquent, notre plus grand souci vient de là.

- Je n’ai pas compris. Quel est-il, « notre plus grand souci » ?

Pour parvenir à progresser sur cette question du PKK, il faut se donner une image d’ensemble. Il est en Turquie, au sein de l’armée, de la police et de la justice, toute une série d’organisations parallèles appelées Ergenekon ou autre. Tant que ces organisations n’auront pas été démantelées, elles n’auront de cesse de saboter les politiques de lutte contre le terrorisme, la démocratisation, le renforcement de l’économie, les politiques de santé et d’éducation, etc… La question centrale en Turquie n’est pas de savoir comment nous ferons quitter le maquis aux gens.

- Quel est-il alors, ce problème central ?

C’est de se débarrasser de ces organisations illégales qui sont en relation avec le PKK. Si on ne le fait pas, dans l’armée, la police ou encore la justice, ces gens-là continueront à saboter les politiques d’ouverture dans tous les domaines juridiques, constitutionnels, etc… Ils ramèneront la Turquie en arrière en matière de politique étrangère, ils l’éloigneront de l’UE, ils tenteront de la ramener vers l’état d’urgence. Tout comme leurs contacts au sein du PKK…
[…]

- Le PKK intensifie ses attaques. L’armée turque connaît de lourdes pertes. Pourquoi l’armée turque ne parvient-elle pas à protéger ses soldats ?

L’armée, parce qu’elle est conçue pour affronter des armées organisées, ne sait pas comment réagir face à cette tactique de guérilla. Vous me direz qu’après 30 ans de guerre, comment se fait-il qu’elle ne puisse pas être prête. Parce qu’après 30 ans de lutte, elle continue à vouloir chasser la souris avec un tank et elle continue à y essuyer beaucoup trop de pertes. L’armée comment là une erreur méthodologique. Il faudrait confier la lutte à des unités plus réduites et plus professionnelles.

- On ne connaîtrait alors plus ces pertes ?

En fait, il faut aussi tenir compte de ceci… J’ai l’impression qu’au sein de l’armée, il est des gens qui négligent leur travail lors des attaques du PKK. Trafiquent-ils de la drogue, ou se servent-ils du terrorisme pour leurs fins personnelles ? Difficile de savoir.

- Normalement, c’est à une armée de traquer une organisation bien moins armée qu’elle, mais là c’est le contraire qui se passe. N’est-ce pas une situation étrange ?

Bien sûr. Un État ne dépend pas que de ses forces armées. Il s’appuie également sur sa police, ses organes de renseignement. La chose étrange ici c’est qu’après 30 ans de guerre et de douleur, nous soyons toujours obligés de dépendre du renseignement d’autres pays. En outre, nous sommes, en ce qui concerne l’armement dépendant à 90% de l’industrie étrangère. Ce sont des choses impardonnables.

- Nous apprenons également qu’à chaque attaque, l’armée est prévenue, mais qu’aucune mesure n’est prise. Pourquoi ?

L’organisation militaire turque n’est pas adaptée à la lutte anti-terroriste. C’est la raison pour laquelle, on créera de nouvelles unités rattachées à la police… Mais ce n’est pas la seule raison, bien sûr…

- Quelles sont les autres raisons ?

Les militaires ou les appelés du contingent revenant de la région racontent des choses. « Nous nous sommes battus. Nous avions coincé un groupe de 50 militants du PKK. Nous étions sur le point d’obtenir leur reddition. Le téléphone a sonné et nous les avons laissés. » J’ai entendu des dizaines d’histoire de ce genre.

Dans un pays démocratique, on demandera des comptes au responsable qui, détenteur d’une information concernant une attaque, n’a pas pris les mesures qui s’imposent.

[…] Les institutions doivent faire le tri entre leurs éléments fautifs et compétents. Si elles n’en sont pas capables, elles ne peuvent pas devenir efficaces. Il y a ici de la négligence !

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Sources

Source : Taraf, le 28/06/2010

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