Conférence du CERI du 21 octobre 2009
Je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui pour ouvrir la série de débats qu’organisent Riva KASTORYANO et le CERI, dans le cadre de la saison de la Turquie, sur la vaste question de l’avenir de cet héritier de l’Empire ottoman situé au carrefour de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient. Le débat d’aujourd’hui porte sur son statut de puissance régionale, c’est là aussi un vaste sujet que vont tenter de traiter nos intervenants avec Gilles KEPEL, je vais pour ma part en exposer les problématiques principales.
I-La Turquie, puissance de quelle(s) région(s) ?
La première question qui me vient l’esprit est : de quelle région parle-t-on quand on sait que la Turquie, de par sa position géographique, peut prétendre à un rôle d’envergure dans plusieurs zones stratégiques de l’échiquier international ?
1. Puissance d’Asie centrale ?
Ankara est devenu un acteur incontournable de la course à l’approvisionnement énergétique du « Grand jeu » d’Asie centrale autour de ses ressources en hydrocarbures, qui constituent pas moins de 70% des réserves mondiales. D’un côté, la Turquie a des contacts privilégiés avec les pays producteurs que sont les nouvelles Républiques indépendantes turcophones, et de l’autre elle entretient des relations de confiance et de coopération avec l’important pôle de consommation que représente l’Union européenne.
La Turquie s’érige ainsi en véritable « centre névralgique » des négociations autour des projets d’oléoducs et de gazoducs qui se multiplient dans dans la région. Elle est d’ores et déjà traversée par les deux pipelines Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE). Son poids dans la région est renforcé par la concurrence entre le projet Nabucco, soutenu par l’Union européenne qui pourrait prolonger le BTE jusqu’aux réseaux d’énergie syrienne et irakienne, et ainsi réduire la dépendance énergétique de certains pays européens par rapport à Moscou ; et le projet South Stream, développé par le russe Gazprom et l’italien ENI, qui prévoit de passer sous la mer Noire en reliant la Russie et à la Bulgarie, où il se divisera en une branche nord-ouest vers l’Autriche et une branche sud vers la Grèce et l’Italie. Un accord signé le 13 juillet dernier entre la Turquie et quatre Etats membres de l’UE (Bulgarie, Roumanie, Autriche et Hongrie) confère pour l’instant une certaine avance au projet Nabucco, mais la Russie est loin d’être hors-jeu.
Ceci ne fait qu’alimenter les peurs que suscitent les relations qu’entretient Ankara avec Moscou, autre acteur incontournable du « Grand jeu » d’Asie centrale, qui est devenu le principal partenaire commercial de la Turquie, place longtemps occupée par l’Allemagne, et semble vouloir remettre au goût du jour le concept d’une alliance « eurasienne » qui s’opposerait au « bloc occidental » ou euro-atlantique. J’aimerais savoir si nos intervenants pensent qu’une telle alliance peut se concrétiser de manière durable et viable.
2. Puissance du Moyen-Orient ?
La Turquie émerge par ailleurs comme une force de négociation et de médiation dans une autre région stratégique, celle du Moyen-Orient. La Turquie entretient depuis déjà plusieurs années une importante relation bilatérale avec Israël, matérialisée par des accords de coopération militaire et d’échanges de haute technologie militaire, signés le 23 février et le 26 août 1996. Elle a également réussi à se tailler un costume de médiateur impartial du conflit israélo-palestinien, même si la volonté du gouvernement Erdogan de « porter les revendications du Hamas au Conseil de sécurité de l’ONU » a quelque peu froissé son engagement de neutralité. Les récents propos sur les juifs du Premier ministre Erdogan ont été plus que malheureux : ils ne sauraient se répéter. Elle a par ailleurs normalisé ses relations avec la Syrie, et essaie de reprendre le chemin du dialogue avec l’Iran.
Ce nouvel activisme diplomatique s’inscrit dans un effort de rapprochement avec les puissances voisines, de doctrine de « zéro problèmes avec les voisins » selon les mots du ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu, qui repose sur une représentation de la Turquie en tant que modèle de pont entre l’Occident et le monde arabo-musulman. Membre non-permanent fraîchement élu (1er juin-2009-31 décembre 2010) au Conseil de sécurité, dont elle a assumé la présidence au mois de juin, la Turquie compte bien jouer à plein son rôle de médiateur dans le conflit au Proche-Orient, et rechercher le compromis et la paix par le commerce.
Alors qu’Ankara joue de ses affinités culturelles et linguistiques avec ses voisins du Caucase, elle met en avant, dans le dossier du Moyen-Orient, son identité musulmane au risque de raviver les craintes quant à des ambitions cachées de « panislamisme » et/ou de « néo-ottomanisme » de la part du gouvernement AKP, en opposition à la politique pro-occidentale de la Turquie d’Atatürk, qui s’explique pourtant en partie par l’absence de réels partenaires potentiels dans la région durant cette période.
Ces craintes sous-entendent que le caractère multivectoriel de la diplomatie turque se fait au détriment de ses attaches avec l’Europe et que, comme le disait un article paru dans le Monde il y a quelques jours, « nous serions en train de perdre la Turquie ».
II-Quid des relations entre la Turquie et l’Union européenne ?
Je pense pour ma part qu’au lieu d’affaiblir les relations entre la Turquie et l’Union européenne, l’importance de la Turquie dans les zones stratégiques du Caucase et du Moyen-Orient ne fait que les renforcer parce qu’elle remet au premier plan leurs intérêts communs.
J’ai la conviction que la Turquie peut être un pont entre l’Europe et l’Orient, et jouer un rôle essentiel dans la stabilisation de notre voisinage si les Turcs se décident à faire effectivement, complètement, le choix de l’Europe. Et c’est là tout l’enjeu des négociations en cours.
La présentation par la Commission européenne, le 14 octobre dernier, de son « paquet élargissement » qui comprend le document stratégique annuel sur l’élargissement et les rapports de progrès annuels sur les pays candidats est dans ce sens assez mitigée pour la Turquie.
En dépit de certaines avancées (tenue des élections locales, relations civilo-militaire et droits culturels, en particulier l’ouverture d’un débat public sur la question kurde), la Commission estime que le rythme des réformes reste insuffisant au niveau intérieur. Elle insiste en particulier sur les inquiétudes qui subsistent en matière de protection des libertés individuelles (liberté d’expression, liberté des médias, liberté religieuse, liberté syndicale, égalité entre hommes et femmes, etc.) ainsi que sur les progrès insuffisants dans le domaine de la réforme judiciaire.
Au niveau de sa politique extérieure, la Commission salue les efforts de normalisation avec l’Arménie mais constate l’absence de progrès sur les relations avec Chypre. Elle estime que la Turquie n’a pas pleinement mise en œuvre le protocole additionnel à l’accord d’association et qu’elle n’a pas supprimé les obstacles à la libre circulation des biens, dont les restrictions en matière de liaisons aéroportuaires avec Chypre. La Commission retient un langage proche du document de 2008 (même s’il reste en deçà des conclusions de décembre 2008) en indiquant « qu’il est essentiel que la Turquie remplisse ses obligations de mise en œuvre de manière intégrale et non-discriminatoire du protocole additionnel et qu’elle progresse vers la normalisation de ses relations avec la République de Chypre » (ce qui signifie implicitement qu’il n’y a pas lieu de revoir la décision de 2006 sur les mesures restrictives).
La Turquie peut-elle dans le long terme revendiquer un statut de puissance régionale sans pour autant accélérer ses réformes et régler ses relations de voisinage avec Chypre et la Grèce ? Cela peut-il se faire sans la perspective d’une adhésion à l’Union européenne ? Ce n’est pas mon avis mais je serais ravi d’entendre celui de nos intervenants sur ce point. Je réitère en tout cas ma profonde conviction que l’Europe a tout à gagner en développant sa coopération avec une Turquie jouant pleinement son rôle de pivot stratégique dans les régions d’Asie centrale et du Moyen-Orient.