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Petite Histoire de la réislamisation de la Turquie

samedi 25 juillet 2009, par Jean Heron

Un article intéressant qui reprend dans le détail le processus de ré-islamisation de la Turquie sur ces 60 dernières années.
L’auteur ne semble pas être favorable à l’intégration européenne de la Turquie ni du point de vue européen, ni du point de vue turc, en prétextant que la démocratisation est incompatible avec la sauvegarde de la laïcité en Turquie ! Raison de plus de soutenir une Turquie Européenne pour démontrer que la démocratie n’est pas un moyen mais une fin en soi !

Les sénateurs ont supprimé un amendement introduit par les députés dans la réforme des institutions rendant obligatoire une consultation du peuple français par referendum sur l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne.

Nicolas Sarkozy a d’abord fait revoir la constitution, balayant ainsi d’un revers de manche le choix de 55% de français et, comme si cela ne suffisait pas, fait annuler par la suite toute chance de consultation du peuple sur l’entrée de la Turquie, contrairement au promesses faites aux français. Cet amendement rendait le référendum obligatoire sur la question de l’entrée dans l’UE, pays représentant plus de 5% de sa population, ce qui concerne tout particulièrement la Turquie.

Toutes les gesticulations futures sur la question ne seront là que pour amuser la galerie, car le president de la république, même s’il veut faire croire que le débat de l’entrée de la Turquie dans l’UE reste ouvert, sait pertinemment que c’est faux, en faisant annuler toute possibilité de referendum il a lui même clos la question

Quelques véritées historiques.

Après la mort de Mustafa Kemal, l’idéologie kémaliste survécut dans sa forme « orthodoxe » pendant un peu plus d’une dizaine d’années, sous la direction de l’ancien bras-droit d’Atatürk, Ismet Inönü. Mais entre 1946 et 1950, un parti anti-kémaliste, le Parti Démocrate, créé lors de l’introduction du multipartisme, remporta les élections législatives et entreprit de réintroduire l’islam dans la société civile et la vie politique. Son chef, Adnan Menderes, tenta même de réduire la puissance du parti républicain du peuple, qui l’accusait à juste titre de remettre en cause le kémalisme. Les « avancées islamiques » de Menderes se seront pas des moindres : restauration de l’appel à la prière en arabe, enseignement religieux (islamique uniquement) obligatoire en primaire et reprise des constructions des mosquées ; création d’émissions religieuses (uniquement islamiques) radiodiffusées, puis ouverture, en 1951, des écoles dites imam-hatip ( « imams et prédicateurs ») ; au départ réservées à la formation des prédicateurs et des directeurs de prière, les ordres religieux orienteront les élèves des imams-hatip vers les carrières administratives, le rétablissement de filières éducatives complètes permettant en fait la constitution d’une véritable élite politique nouvelle issue de l’exode rural et empreinte de traditionnalisme.

En 1956, les démocrates musulmans rendent obligatoire l’éducation religieuse (uniquement islamique) dans les écoles moyennes ; puis en 1967, les cours de religion facultatifs sont réintroduits dans les lycées. Parallèment, une faculté de théologie est crée à Ankara. C’est également à partir des années 1950 que les dirigeants religieux proclament plus ouvertement leur hostilité à la laïcité et exigent un démantèlement des dispositions laïcistes édictées au cours des années précédentes, corollaire quasi inévitable de la démocratisation relative qui permit aux religieux de s’exprimer à nouveau librement. Parallèlement les partisans de la réintroduction de la religion dans les écoles font valoir les menaces que le communisme fait peser à l’intérieur comme à l’extérieur. Prémonitoire sera alors la phrase célèbre de l’un des idéologues du kémalisme, recep peker : « vouloir opposer l’islam au communisme, c’est utiliser un poison contre un autre… » C’est durant les années 60 que la Turquie opère un net rapprochement avec le monde musulman, s’impliquant notamment de plus en plus dans les organisations islamiques internationales. Ainsi, lors du Congrès mondial musulman réuni à Mogadiscio en décembre 1964 et en janvier 1965, les Etats frères adpotent une résolution en faveur des thèses turques concernant le conflit chypriote. Cette position sera rappelée à chaque réunion régulière de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), créé en 1969 sous l’égide de l’Arabie Saoudite. Cette année-là, d’ailleurs, la Turquie envoie un observateur au sommet islamique de Rabat. Ankara soutient régulièrement les résolutions condamnant l’occupation des territoires arabes par Israël et s’associe à toutes les résolutions de l’ONU allant dans le sens de la reconnaissance de l’OLP. En 1975, l’organisation palestinienne ouvre même un bureau à Ankara. Depuis, en accord avec l’écrasante majorité de l’opinion publique turque, les dirigeants d’Ankara n’ont cessé de dénoncer la politique d’implantation encouragée par les gouvernements israéliens successifs depuis les accords d’Oslo, dans les territoires occupés et à Jérusalem, en dépit des accords stratégiques poussés conclu entre Tel-Aviv et Ankara depuis 1996.

Bien qu’officiellement interdites en vertu de la Constitution de 1924, les confréries sont à nouveau tolérées sous la forme de fondations (evkaf). En signe de gratitude, elles accordent leur appui au gouvernemenet et au parti d’Adnan Menderes, lequel présente sur les listes de son parti le propre petit-fils du cheik Saïd qui avait mebé la révolte des années 1920 contre Atatürk, Melid Firat. Les grandes confréries fondamentalistes refont surface, après avoir survécu dans la clandestinité, les populations les considérant comme les dépositaires du « véritable islam » face à celui, officiel, de l’Etat turc. « C’est parmi les confréries que les réformes laïques rencontrent l’opposition la plus virulente. L’islam confrérique apparaît comme un obstacle face au projet d’occidentalisation », explique le politologue turc Birol Caymaz. Aussi n’est-ce pas un hasard si le renouveau islamique et anti-kémaliste que connaît la Turquie depuis plusieurs decennies est en grande partie le fruit des ordres soufis. Grâce à leur action socio-éducative (foyers d’étudiants, écoles, bourses d’études, préparation à l’université), les confréries sont parvenues à mettre sur pied une nouvelle élite sociale issue des milieux populaires et traditionnels arrivés dans les villes par l’exode rural.

Inquiets, les militaires estiment de leur devoir d’empêcher les ennemis de la laïcité de revenir en arrière sous couvert d’alternance démocratique. Le coup d’Etat qu’ils perpètrent le 27 mai 1960, sous le commandement du Général Gürsel, a pour but affiché de « sauver la république d’Atatürk » er apparaît comme un revanche des kémalistes sur le parti démocrate-musulman d’Adnan Menderes et de Celal Bayar. Le Parti démocrate est alors interdit, Menderes condamné et exécuté. Une nouvelle Constitution est élaborée. Mais, à la faveur de nouvelles élections libres, un autre parti anti-kémaliste, héritier du parti démocrate, le parti de la justice (Adalet partisi), fondé en 1961 et dirigé par Süleyman Demirel, futur président de la République, gagne les élections. Il poursuit, dans la voie du conservatisme religieux en s’appuyant sur les confréries. Demirel, qui ne cache pas ses liens avec le dirigeant de la confrérie Nurcu, Fethullah Gülen, affirme que l’islam est le « ciment de l’unité nationale » et que la « démocratie n’a pas nécessairement besoin d’un fondement laïque. Islam et démocratie devront être compatibles », idée qui a fortement inspiré l’AKP d’Erdogan. Le nouveau coup d’Etat militaire de mars 1971 provoque la chute de cet artisan de la réislamisation de la société et de l’éradication du kémalisme que fut Süleyman Demirel.

Les acquis des années Menderes et demirel s’avèreront irréversibles. Malgré les lois antireligieuses, les gouvernements successifs assoupliront toujours plus les mesures visant les confréries, jusqu’à ce que la loi de 1967 rétablisse certaines dispositions du droit islamique ottoman. Sous couvert de but culturel ou historique (restauration de momuments correspondant à d’anciens tekke, les couvents soufis), les ordres se reconstituent, comme par exemple le tekke Khalwati de Karagümrük, qui existe légalement sous la forme d’une « fondation de recherche sur le folklore et la musique soufie turque ». Mais la dimension sociale est également cruciale : le vâkif Hakyol, de l’ordre Naqshbandi du cheik Zahid Kotku, est par exemple à la tête d’un ensemble d’établissements d’enseignements, d’éditions et même de caisses mutuelles et de coopératives de bienfaisance gérées sous forme de holding. Celui de Korku se nomme Server Holding. Incontournable, le monde des confréries regroupe plusieurs millions d’adeptes et brasse aujourd’hui des millions de dollars. Les confréries islamistes sont à la tête de nombreux autres holdings : Ihlas Holding, pour les Isikçilar, Asya Holding pour les Nürdju, etc.

Leur assise médiatique est également impressionnante, puisque la presse islamique est presque entièrement contrôlée par elles, le tirage global s’élevant à 800 000 exemplaires quotidiens, dont un tirage respectif de 300 000 pour les deux gros titres que sont Zaman et Türkye, ce dernier contrôlé par le groupe Ihlas des Isikci, branche conservatrice des Naqshbandi. Les Naqshbandi publient également les revues Islam (100 000 ex), Mektup (La lettre), et Kadin ve Aile (La Femme et la Famille). Les Nurcu ont Yeni Nesil( La nouvelle génération), Bizim Aile (Notre famille), Köprü (Le pont), ou encore Zafer (La victoire). Quant à l’audiovisuel, les mouvements islamistes tiennent plusieurs chaînes de télévision, comme TGRT ou Samanyolu. Outre les ordres des Naqshbandi, des Nurcu et des Süleymanci, on peut citer également la Qadiriyya qui s’est longtemps appuyée politiquement sur la parti du Salut national d’Erbakan, mais qui finira par préférer le Parti conservateur de tansu Ciller, les Tidjani, originaires d’Afrique du Nord, spécialisé dans la destruction des statues d’Atatürk, sans oublier d’autres moins connues comme la Halvltiyya, la Rüfa’iya, Celvet, Cerrahis,etc. Comme on a pu la constater lors des élections législatives de novembre 2002, « les contacts avec les confréries ne sont pas l’exclusivité d’un parti, ni même des partis à connotation religieuse », selon Elie Messicard. Le SP (Saadet, Parti du bohneur) nomme candidat à Konya Abdurrahman Büyükkorükçü, fils de l’ancien mufti de Konya et Naqshbandi important.

Mais selon d’autres sources, les Naqshbandi soutiendraient l’AKP (…) qui joue la carte confrérique à plusieurs endroits, et compte de nombreux Süleymanci et Nurcu dans son contingent. Pour attirer les voix des Süleymanci, il nomme deux de leurs représentants sur la liste stambouliote, tel le petit-fils de Süleyman Hilmi Tunahan, l’un des dirigeants des Süleymanci dont le frère est tête de liste à l’Antalya » .

La Naqshbandiyya qui doit son nom à Baha’udinnn Naqshband est apparue en Ouzbékistan, près de Boukhara, à la fin du XIIIe siècle. Forte de deux millions de membres dans la seule Turquie, elle a essaimé très tôt dans tout le monde turcophone, notamment à Taachkent, Samarcande, grands centres de l’islam touranien, ainsi qu’à Chypre, dans le Xinjiang chinois, dans le monde arabe, en Tchétchénie et dans tout le Caucase, où elle joua un rôle considérable, du XIXe siècle à nos jours, dans les soulèvements tchétchènes et caucasiens contre « l’envahisseur » slave « infidèle ». La Naqshbandiyya déclenchera des djihads (ghazawat) en Tchétchénie et au Daguestan : elle prône un islam ultrafondamentaliste et antioccidental, et constitue depuis les origines une puissante force de contestation face aux réformes du XIXè (tanzimat), puis face à la laïcité kémaliste. Les Naqshbandi sont probablement ceux qui ont le mieux survécu aux « années noires » kémalistes, grâce à la tradition des rituels silencieux (zikr) et de la dissimulation (takiyya). Deux cheiks de cet ordre, Sami Ramazanoglu et Mehmet Zahid Kotku, continuèrent en effet de transmettre leur message pendant toute la période de « persécution ». Kotku reconsitua, dès 1952, grâce à la politique « islamo-libérale » de Menderes, le groupe soufi de la mosquée d’Iskender Pacha, à Istanbul, qui influencera les principaux protagonistes de la réislamisation de la vie politique turque pendant les décennies 1980-1990 : les frères Turgut et Korkut Özal, puis la figure centrale de l’islamisme turc contemporain, Necmettin Erbakan. La Naqshbandiyya contribue à la naissance du premier grand parti islamiste turc créé par le même Erbakan, l’ex-Refah Partisi, son leader ayant été directement intronisé par Kotku.

Puis elle soutient le parti de la mère patrie (Anap) de Turgut Özal, champion de la synthèse « islamo-nationaliste », avant de rejoindre la Parti nationaliste du travail. Par la suite, Necmettin Erbakan aura l’appui d’un autre tekke naqshbandi, celui d’Ismail Aga de cheik Mahmut Ustaosmanoglu, l’imam de la mosquée Carsamba à Fatih, lorsqu’il fonde, en 1983, la Parti de la prospérité. Grâce à l’importance de ses adeptes et à la pratique du clientélisme lors des élections, l’ordre est devenu une force politique incontournable. En 1992, les naqshbandistes se rapprochent d’un autre parti adepte de la doctrine « islamo-nationalise », celui de la Grande Union (BBP). Sous le règne de Turgut Özal, qui mena à son apogée la puissance retrouvée des Naqshabandi, les banques islamiques seront autorisées à s’implanter en Turquie, à condition de s’associer, sous forme de sociétés mixtes, avec la mouvance naqshbandiste. Bien que l’islam saoudien wahhabite soit par essence réfractaire aux confréries, la Naqshbandiyya s’attribue en fait, depuis des années, la plus grosse part des sommes considérables distribuées par Ryad, grâce à Korkut Özal, frère de Turgut Özal et intermédiare privilégié entre Ankara er Ryad en tant qu’ancien cadre de la Banque islamique du développement (BID), où fut également employé le chef du premier gouvernement de l’AKP, Abdullah Gül.

Parmis les plus intégristes des confréries turques, on notera l’ordre des Süleymanci, fondé dans les années 30 par un ancien Naqshbandi, Süleyman Hilmi Tunahan, personnage compromis dans l’alliance entre les nazis et les musulmans des Balkans durant le second conflit mondial. Fils d’un prestigieux enseignant religieux proche du sultan Mehmet VI, Hocazade Osman Efebdi, le créateur de la Süleymanciyya, était lui aussi violemment opposé aux réformes entreprises par Mustafa Kémal. Dans les représentations qu’ils développent, les süleymanistes présentent Atatürk comme une sorte d’anté-christ, le dadjal, le « roi des apostats ». Décidé, depuis 1924, à tout faire pour rétablir le califat, Süleyman fut l’un des principaux porte-parole de l’opposition islamique aux réformes kémalistes.

L’idéal süleymaniste est celui d’une société purifiée et d’un retour au Califat et à la loi islamique. Violemment anticommunistes et antioccidentaux, les süleymanistes professent un nationalisme de type extrémiste. Ils animent un réseau impressionnant d’écoles privées islamiques. Très actifs dans l’enseignement, ils sont régulièrement accusés d’ourdir des projets d’infiltration de la fonction publique et de la direction des Affaires religieuses. Hostiles à la civilisation occidentale et à tout modernisme, ils ont leurs entrées au sein des partis islamistes turcs et surtout du parti panturquiste de l’ancien Premier ministre Turgut Özal. L’engagement des Naqshbandi et des Süleymani aux côtés de partis politiques islamistes ou islamo-nationalistes permet de battre en brèche l’image d’Epinal du soufisme intrinsèquement spiritualiste, pacifiste, ou même « progressiste », argument fort présent dans les discours de mobilisation des partisans de l’entrée de la Turquie dans l’Europe et des milieux islamophiles en général.

Après les années Menderes, le rôle joué un temps par les militaires, « gardiens de la laïcité kémaliste », dans la réislamisation du pays, n’a pas été négligeable. Soucieux de créer le consensus idéologique nécessaire à la justification du coup d’Etat de 1980, l’armée s’est mise soudain à utiliser le facteur religieux, une première dans la vie politique de la République ; les banderoles de l’insurrection étaient écrites en arabe,et les discours du général Kenan Evren, instigateur du putsch et nouveau chef du pays, étaient émaillées d’allusions dévotes. L’armée prétendait protéger « le kémalisme » non plus, cette fois-ci, contre l’islamisme, mais contre « le séparatisme (kurde) et l’extrême gauche », dans un contexte de guerre froide et d’alliance entre les EU et l’islamisme mondial, face au péril soviético-communiste. Elle décidait de s’appuyer sur l’islam pour « renforcer la cohésion nationale ». Les militaires rendirent obligatoires les cours d’enseignement religieux sans dispense possible (article 24 de la nouvelle Constitution), élaborant un nouveau discours historique, celui de la « synthèse turco-islamique », qui prétend « réconcilier » les fondements laïques de la Turquie moderne avec l’identitée musulmane. La nouvelle Constitution de 1982 rend le « catéchisme islamique » coranique obligatoire dans le primaire et le secondaire.

Subissant également les effets de la révolution islamique iranienne, la Turquie voit apparaître barbes et foulards noirs, jusqu’alors interdits. On autorise la diffusion massive d’innombrables publications, disques, vidéocassettes, séries télévisées, films,etc, vantant la gloire de l’Empire ottoman, chantant les louanges du prophète Mahomet et appelant à la « réislamisation » de la société turque afin que celle-ci « retrouve sa vocation islamique mondiale ». Le régime militaire cherche ainsi à établir une sorte de monopole étatique de l’enseignement religieux, afin d’endiguer le courant islamiste radical mais aussi de transformer la nationalisme turc dans le cadre de la lutte contre les forces progressistes de gauche. D’où le soutien au parti islamiste du salut national d’Erbakan. « Les militaires ont joué les apprentis sorciers..., se prenant pour de grands stratèges politiques, ils sont essayé d’édulcorer le kémalisme en pratiquant une politique turco-islamiste pour amadouer et séduire les conservateurs et contenir le nationalisme kurde. Ils recrutèrent des islamistes dans tous les appareils d’Etat, y compris dans les forces de sécurité », déplore Mustapha Benchenane. Comme l’Algérie du FLN (code de la famille islamique adopté en 1984), le Pakistan dès 1979 avec Zia ul-Haq, ou encore l’Egypte de Sadate (retrour des Frères musulmans), l’armée courtise les confréries islamiques. Dès 1981, elle autorise la Rabita saoudienne (organisation wahhabite chargée de promouvoir l’islam dans le monde) à payer les fonctionnaires religieux turcs en Europe, pourtant censés représenter l’islam « tolérant » de l’Etat. cela revint en fait à les placer sous influence fondamentaliste.

Après l’alternance de 1985 et le retour progressif au pluralisme politique, la plupart des chefs Etat et de gouvernement doivent eux aussi asseoir leur légitimité sur la nationalisme panturquiste et la « réislamisation » en profondeur du pays : octroi au bureau des Affaires religieuses (Diyanet) d’un budget supérieur à celui d’autres ministères ; construction de mosquées, instruction religieuse obligatoire dans les écoles d’Etat, aides publiques aux écoles islamiques (dont le nombre a été multiplié par cinq depuis 1985 et assurant la formation de 15% des élèves de l’enseignement secondaire) ; tolérance du port du voile en dehors des établissements publics soixante dix ans après son interdiction totale par Attatürk... Dès 1993 on compte déjà 296 maisons d’éditions et sociétés de presse, 300 publications, dont 4 quotidiens, plusieurs centaines de radios libres musulmanes et de presses confessionelles, ainsi qu’une trentaine de chaînes de télévision libres propageant l’idéologie islamiste. Grâce à la politique résolumment libérale pratiquée à tous les niveaux, les islamistes s’infiltrent dans la société, la vie économique, l’Etat : la dérèglementation des télécommunications leur permet de créer des chaînes de télévision comme Canal 7 puis de constituer des puissants groupes de presse comme Sabah. Leur influence est si grande que le syndicat comme Hak-is qu’ils contrôlaient a supplanté celui de la gauche, Disk. Calqués sur le modèle des « télévangélistes » américains, les émissions de télé de grande écoute sont devenues l’un des moyens d’expression favoris des prêcheurs fondametalistes qui prônent inlassablement le retour au Coran et l’abandon des « superstitions ». La mouvance islamiste a mis en place tout un réseau d’écoles, d’œuvres de bienfaisance, de cliniques, d’associations cartitatives, de fondations qui favorisent la scolarisation d’enfants issus de milieux pauvres.

Le renouveau « turco-islamique » trouve son meilleur défenseur en la personne de Turgut Özal. Tour à tour Premier ministre et président de la République, Özal créé en 1983 l’un des grands partis conservateurs fondés sur la synthèse « turco-islamiste », le Parti de la mère patrie, vainqueur des premières élections organisées. Turgut Özal est tout à la fois libéral et conservateur, proeuropéen (c’est lui qui formule la demande d’adhésion à l’Union européenne, en 1987) et démocrate, mais adepte de « l’ordre moral » et nostalgique de l’Empire ottoman. Pendant toutes les années 1980, il fait en sorte de redorer le blason de l’islam et tente de le réintroduire dans la vie politique. Il n’hésite pas à recruter des islamistes dans son propre parti, leur confiant des postes de responsabilité dans les ministères de l’Education et de l’Intérieur. Les effectifs de la Diyanet passent de 54 000 employés en 1979 à 84 000 en 1989, et les mosquées de 54 000 en 1984 à 63 000 en 1989. Les quotas pour le pèlerinage à la Mecque sont supprimés(...). Özal déclare publiquement que « la question n°1 en Turquie ce n’est pas l’inflation , c’est Allah »... Lorsqu’il participe au pèlerinage en 1988, il déclare : « En Turquie, le régime est laïc, mais pas moi ». Quant aux mesures d’ordres morales (...) elles justifient la fermeture de salles de cinéma, l’interdiction des publicités pour l’alcool et le tabac, les publications « nuisibles » (pornographiques, 1984), la légalisation du port du foulard islamique (1988), puis le vote, en 1986, d’une loi punissant de six mois à deux ans de prison « les insultes à la religion musulmane, Allah et son Prophète ». (...) si Atatürk revenait, lui qui osa qualifier l’islam de « théologie absurde d’un bédoin immoral », de « cadavre putréfié qui empoisonne nos vies », il serait passible de cette peine !

L’année de la création de l’Anap en 1983, un parti islamiste de tendance extrême droite, la Parti de la prospérité (Refah Partisi, RP) est fondé par Ali Türkmen, puis rapidement contrôlé par Necmettin Erbakan, en 1985. L’Anatolie des campagnes traditionelles constitue le terrain d’expansion favori du nouveau mouvement. Lui-même ancien candidat, en 1978, de l’ex-parti d’Erbakan (PSN), Turgut Özal, lié à l’ordre des Süleymanci, supprime en 1989, l’article 163 de la constitution qui réprimait « tous ceux qui, en exploitant la religion (...) mettent en danger la sécurité de l’Etat ». Par un décret-loi, Özal facilite l’implantation des banques saoudiennes Al-Baraka et Fayçal Finans, principaux bailleurs de fonds des fondations islamiques. Il exempte d’impôts la Banque islamique de développement (BID), fondée avec des capitaux arabes et dont l’un des hauts fonctionaires n’était autre que son frère Korkut. Notons que le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Erdogan, Abdullah Gül, est lui-même un ancien dirigeant de la BID et un proche de Yaküt Özal, autre théoricien de la « synthèse turco-islamique ». Nul n’ignore pourtant que ces établissements bancaires islamiques pilotés par les milieux saoudiens et connus depuis le 11 septembre 2001 ( Fayçal Finans, Dar al-Mal al-Islam (DMI), Banque islamique du développement (BID)) ont joué un rôle déterminant dans la « réislamisation par le bas », ces institutions ayant accordé de nombreux prêts sans intérêt, des bourses d’études ou encore des subventions de programmes de télévision islamiques.

Le mouvement islamique turc a connu un long itinéraire avant de s’incarner dans le parti de la justice et du développement de Tayyip Erdogan et Abdullah Gül. Né en 1970 sous le nom de Parti de l’ordre national, le premier grand mouvement islamiste turc moderne doit son existence aux confréries et à Necmettin Erbakan, ancien président de l’Union des chambres de commerce et d’industrie turques. Fils de juge musulman (Kadi) lié depuis toujours aux deux grands ordres de la Süleymanciyya et de la Naqshbandiyya, cet ingénieur assied son parti grâce à l’appui des petits commerçants et artisans (Musiad, rivale de l’organisation du grand patronat), ainsi que grâce à l’aide extérieure en provenance de l’Arabie saoudite et de la diaspora turque d’Europe. Après la faillite de son entreprise de mécanique automobile, Erbakan entre au Parti de la juste voie, de Süleyman Demirel, dont il va devenir l’un des leaders de la tendance conservatrice. Erbakan est élu pour la première fois député à Konya, lors des législatives de 1969. L’année suivante, il prend la tête du Parti de l’ordre national, sous l’égide de la confrérie des Naqshbandi d’Iskender Pacha et de leur guide Mehmet Zahid Kotku. L’émergence du pari islamiste s’inscrit alors dans un contexte relativement libéral favorisé notamment par la Constitution de 1961. Mais le PON est interdit lors du second coup d’Etat militaire, le 20 mai 1971, par le Conseil constitutionnel, pour ses « positions anti-laïques ». Nectmettin Erbakan et ses collaborateurs trouvent refuge en Allemagne et en Suisse pendant la période de gouvernement militaire de 1971 à 1972. A partir de sa base arrière, Erbakan réunit des fonds et mobilise de nouvelles recrues qui l’aident à prendre le contrôle, en 1973, du nouveau parti islamiste, la Parti du salut national (Milli Selamet Partisi, MSP), créé un an plus tôt par Arif Emre. Erbakan reçoit la bénédiction du maître de sa tarika (confrérie), Kotku. Il obtient 11,8% des voix aux législatives de 1973 et participe à trois coalitions gouvernementales sucessives, de 1974 à 1977 ; ancien compagnon du Premier ministre Süleyman demirel, en 1961 à l’intérieur du Parti de la justice, il est nommé vice-premier ministre au sein de deux gouvernements dirigés par Demirel (mars 1975 et janvier 1978). Le PON ne manque aucune occasion, sous le regard presque bienvaillant de Demirel, de remettre en cause le régime kémaliste. Erbakan joue par ailleurs un rôle crucial de surenchère lors de la crise de Chypre et contribue au déclenchement de l’invasion du nord de l’île en juillet-août 1974. A la suite du putsch de septembre 1980, l’armée prend à nouveau le pouvoir et interdit tous les partis politiques, dont celui d’Erbakan, qui est emprisonné avec d’autres dirigeants du MSP « pour avoir agi contre le pouvoir laïque ». Libéré un an plus tard, il fonde, en 1983, le Parti de la prospérité (RP ou Refah Partisi), dont il reprendra la direction après la levée de l’interdiction de toute activité politique dont il est frappé jusqu’en 1987.

Désireux d’échapper, cette fois-ci, aux militaires et aux kémalistes, Erbakan met au point une rhétorique nouvelle consistant à utiliser des expressions du type « développement moral » ou « vertu » comme synonymes codés de loi islamique (charia) dont l’utilisation dans le discours politique demeure strictement interdit par la loi. En cela soutenu par les militaires, Erbakan appelle à combattre « les anarchistes, les hippies et les maoïstes » et revendique démagogiquement le « retour de la basilique Saint-Sophie au culte religieux musulman », thème cher aux islamistes et même aux musulmans turcs en général. Grâce à sa participation à des gouvernements d’union nationale, Erbakan entame avec succès le noyautage de différents ministères ainsi que la direction des Affaires religieuses où ils faisait recruter plus de 5 000 imams et muezzins, rien qu’en 1974. C’est à cette même époque que la Turquie « laïque » adhère (1976) à l’Organisation de la conférence islamique (OCI) et organise une conférence inter-islamique à Istanbul. On s’éloigne déjà considérablement de la « Turquie kémaliste ».

Dans un contexte de scandales politiques et de corruption généralisée, marquée par la politique économique et ultra libérale de Turgut Özal, le RP apparaît – à l’instar du Parti de la justice et du développement d’Erdogan en novembre 2002- comme le seul parti non compromis dans le système politique. Aboutissement logique, le Refah remporte une victoire éclatante aux élections municipales de mars 2004, qui portent les islamistes à la tête de 24 municipalités (dont Istanbul, Ankara, Smyrne). L’actuel leader de « l’islamisme modéré », Erdogan (…) est alors nommé maire d’Istanbul et apparaît comme l’un des dauphins d’Erbakan. Ce succès sera confirmé aux législatives anticipées du 24 décembre 1995, le RP obtenant 25 % des voix, ce qui le place déjà loin devant l’Anap de Mesut Yilmaz (19,6%) et le DYP de Tansu Ciller (19,21%). La perçée du Parti de la prospérité provoque un choc. Après une tentative de coalition Anap et DYP, c’est finalement le gouvernement Refah yol qui est formé en juin 1996 (coalition conservatrice de droite associant le Parti de la prospérité au Parti de la juste voie). L’homme qui recevra officiellement en Turquie Jean-marie Le Pen, qui se se rapprochera de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, et sera l’un des grands artisans de la synthèse « islamo-nationaliste » turque, s’impose rapidement comme l’une des personnalités les plus populaires du pays. Erdogan explique alors que « c’est le dernier tango des imitateurs de l’Occident ». Erbakan doit pourtant démissionner de son poste de Premier ministre dès juin 1997, sous la pression des généraux, largement soutenus par les médias. Décidés à sauver ce qui reste de laïcité en Turquie et à enrayer la montée de l’islam politique, les militaires imposent la prolongation de la scolarité obligatoire de 5 à 8 années à partir de la rentrée 1997. L’objectif est de mettre fin au succès grandissant des écoles de formations des imam (iman-hatip). En décembre 1997, le Refah est interdit par le Conseil constitutionnel pour cause d’activités « antilaïques ». Necmettin Erbakan et ses proches collaborateurs, dont Erdogan, sont interdits de vie politique pour une période de 5 ans. Les ex-députés du refah, enrichis d’une nouvelle équipe, donnent immédiatement naissance au Parti de la vertu (FP ou Fazilet Partisi).

Principale force d’opposition, le FP conserve l’orientation idéologique du fazilet, bien que celui-ci ait montré ses limites. En mars 1999, en effet, à la suite d’une nouvelle condamnation à 4 mois d’emprisonnement, le leader du FP est une fois de plus déclaré inéligible. Quant à Erdogan, il est démis de ses fonctions de maire d’Istanbul, puis condamné en 1998 pour incitation à la haine religieuse après avoir récité des vers subversifs à connotation islamiste lors d’un meeting organisé en décembre 1997 à Siirt, en Anatolie, devant une foule enthousiaste. Ce poème, « les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats », revêt une haute portée symbolique puisqu’il est de Ziya Gökalp, l’un des pères du nationalisme ismalique turc ; appris dans les écoles avant la laïcisation forcée d’Atatürk, il fut banni par la suite. En récitant ses vers, Recep Tayyip Erdogan entendait à la fois faire preuve de nationalisme et renouer avec la tradition musulmane du pays. « Personne ne pourra faire taire la prière du muezzin, même si le déluge nous tombe sur la tête et les volcans déversent leur lave sur notre chemin, jamais nous ne ferons marche arrière, poursuit Erdogan en s’inspirant cette fois du Coran. La liberté de conscience et celle de porter le foulard sont respectées en Europe, elles sont bafouées en Turquie », conclut-il en évoquant fort habilement les valeurs européennes au service de l’islamisme. Condamné sur la base de l’article 312 du code pénal turc pour « incitation à la haine religieuse », l’actuel Premier ministre turc restera 4 mois derrière les barreaux et sera déclaré inéligible, ce qui l’empêchera de siéger au Parlement lors du triomphe de son parti, en novembre 2002. Il comprendra la leçon et ne s’aventurera pas à renouveler ce genre d’audace. Mais il saura retourner cette mésaventure en sa faveur en jouant de son statut de « victime » de l’establishment politico-judiciaire et des militaires, secret de sa récente popularité. Des dizaines de milliers de personnes l’accompagneront à la prison où il effectuera sa peine. Les électeurs turcs qui ont voté pour l’AKP, en novembre 2003, se souviendront des quantités de fourniture scolaires, des ambulances gratuites et des centres de redistribution de denrées de premières nécessité organisées par les associations caritatives islamistes financées par les services d’Erdogan, alors qu’il était maire d’Istanbul. Cette stratégie « sociale » des islamistes, qui savent se substituer à l’Etat lorsque celui-ci est défaillant, a déjà fait recette ailleurs : le Hezbollah au Liban, le FIS en Algérie, la parti de la justice et du développement au Maroc, et même le Hamas en Palestine, doivent essentiel de leur popularité à leur action caritative.

En avril 1999, des élections anticipées sont organisées. Bülent Ecevit, ex-Premier ministre et président du parti social-démocrate (nationaliste de gauche) en sort vainqueur, suivi du Parti nationaliste (l’extrême droite xénophobe des Loups gris) de Devlet Bahceli. Les islamistes arrivent en troisième position, et confirment malgré tout leur ancrage dans la vie politique turque. Les deux partis arrivé en tête décident de tirer un trait sur leurs querelles passées pour former le gouvernement de Bülent Ecevit, appuyé par le Parti de la mère patrie. Dans le même temps, l’Europe s’inquiète de la montée de l’islamisme turc. Le 31 juillet 2001 une décision de la cour européenne des droits de l’homme relative à l’interdiction du parti islamiste Refah, déclare : « La Cour reconnaît que la charia, reflétant fidèlement les dogmes et règles divins édictés par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques (...) La charia se démarque nettement des valeurs de la Convention (européenne des droits de l’homme) notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédures pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses. »

Les postures anti-occidentales, anti-européennes, racistes et particulièrement antisémites d’Erbakan et du mouvement islamiste turc, finissent par être encombrantes pour l’aile « modérée » du parti, désireuse de calmer la colère des incontournables kémalistes et de rassurer l’Occident et les instances européennes dans le but de reconquérir le pouvoir.

Dans le journal du mouvement, Milli Gazete (tirage à 100 000 examplaires) on peut encore lire, en effet : « des juifs et des francs-maçons ! C’est ce que nous voyons lorsque nous regardons de plus près ces pions qui avancent masqués de noir et que l’on appelle les médias. Il s’agit là de la face cachée d’un réseau d’oppression et de malfaisance ». Quant à un ancien proche d’Erdogan, Veysel Candan, l’un des idéologues du mouvement, pour qui « 70% des capitaux dans le monde seraient contrôlés par les juifs », il déclare au journal Milli Gazete à propose du 11 septembre : « Selon nous, cet événement est le résultat de la collaboration des taupes du Mossad infiltrées à l’intérieur de la CIA et du FBI(…) En faisant cet attentat,le Mossad veut renforcer Israël en attirant les Etats-Unis au proche Orient ». Ce type de rhétorique outrancière puis le fait qu’Ankara ait utilisé la décision de la Cour européenne pour légitimer a postériori l’interdiction du parti islamiste achèvent de convaincre Recep Erdogan, Abdullah Gül et les autres partisans d’un « relookage » du mouvement. Pour être bien vus par les milieux européens et occidentaux il faut changer toute la rhétorique du parti, condition siné qua non pour gagner les élections et surtout rester au pouvoir, ce qui s’avère le plus difficile étant donné les lois laïques du pays et la vigilance de l’armée. Au scrutin du 18 avril 1999, le parti de la vertu obtient malgré tout 15,4% des voix et s’impose comme la troisième force au parlement. Mais en juin 2001, le Conseil constitutionnel de Turquie interdit le Fazilet pour « violation des lois laïques », activités formellement interdites et punissables en vertu des articles 2 et 4 de la Constitution turque.

Erdogan change de stratégie. En 1999, avec son bras droit, Abdullah Gül, et d’autres partisans d’une ligne « douce », il créé le courant des « rénovateurs » au sein du mouvement, puis prend ses distances avec Erbakan. Se retrouvent dans ce courant les désormais célèbres « islamo-féministes » qui luttent pour le port du foulard et l’émancipation, des intellectuels voulant concilier moralité islamique et pensée critique, et surtout une partie du patronat islamique (PME-PMI). « Erdogan a alors compris qu’il était impossible de défier frontalement l’Etat et qu’il fallait transformer le parti en quelque chose de nouveau, mélangeant les valeurs les valeurs traditionnelles et l’ouverture au monde », commente l’islamologue turc Rusen Cakir.

En 2001, le parti islamiste se scinde en deux grandes tendances : d’un côté, les « traditionalistes », proches d’Erbakan, réunis autour du nouvellement créé Parti du Bonheur (Saadet partisi) et de l’autre les « néo-traditionalistes », qui se définissent eux-mêmes comme des « partisans du renouveau », rassemblés autour d’Erdogan et d’Abdullah Gül, au sein du Parti de la justice et du développement, présenté comme un parti « musulman républicain ».

L’AKP renonce tacitement à l’étiquette islamiste. Ses dirigeants se proclament « musulmans-démocrates », de la même manière que l’on peut être en Europe « chrétien-démocrate ».

Erdogan a compris que la perspective d’une intégration dans l’Europe représente la meilleurs garantie de liberté d’expression et de développement pour l’islam politique, comme le souligne l’un de ses ex-conseillers à la mairie d’Istanbul, Mehmet Metiner, kurde et islamiste « libéral ». Le peuple des banlieues sait qu’il reste un islamiste de cœur et lui seul d’ailleurs arrive réellement à les mobiliser. Conscient qu’il faut faire du passé table rase et tout recommencer à zéro, afin d’échapper cette fois-ci à la vigilance militaire, ils entreprennent de reconquérir la Turquie quartier par quartier sous la bannière « islamiste modéré » de l’AKP, grâce à son organisation quasi stalinienne et au dévouement sans limites des militants, pratiquement tous des anciens du Refah et du Fazilet. Le quadrillage systématique des banlieues et la mobilisation efficace de la « base » seront pour beaucoup dans le succès d’Erdogan, qui ne rompra jamais avec la dimension populiste et démagogique du credo originel de la « vision nationale » (Milli Görüs). Parmi ses alliés, outre les milieux d’affaires, on retrouve des prêcheurs charismatiques, comme Abdurrahman Dilipak, éditorialiste au quotidien islamiste radical Vakit, chargé de distiller et faire admettre les stratégies du mouvement : ralliement de façade aux principes laîques du kémalisme, allégeance à l’Union eurpéenne, conservatisme et libéralisme économique. Entre 2001 et novembre 2002, la grave crise politique et sociale qui frappe le pays ainsi que la maladie qui paralyse complètement le vieux Premier ministre Ecevit provoque un cataclysme à l’intérieur de la vie politique turque. On connaît la suite : les réformes démocratiques exigées par l’Union européenne contraignent les militaires à laisser se présenter aux élections un parti et un dirigeant islamistes pourtant condamnés et interdits pour « incitation à la haine religieuse ». De nouvelles élections ont lieu le 3 novembre 2002 et donnent une éclatante victoire de l’AKP, alors que les discours nouvellement « réformiste » et « democrate-chrétien » dissuadent l’armée de démettre le gouvernement « islamiste modéré » et rassurent les états européens, quoique le président de la République, qui vient d’être élu par le Parlement turc sortant, soit le très kémaliste et anti-islamiste Ahmet Necdet Sezer, ex-chef de la cour constitutionelle.

L’AKP demeure sous haute surveillance. Sur Erdogan plane en effet une double menace : un verdict de la Cour constitutionnelle qui se prononcera bientôt pour ou contre la dissolution de son parti et une affaire pour « détournement de fonds ». Toutefois, « l’islamiste souriant » a en sa faveur le contexte régional et international. L’administration Bush, empêtrée dans son projet de mener la guerre à l’Irak, a besoin de la Turquie comme alliée dans la région. Alors qu’il a toujours été hostile à toute intervention militaire en Irak, Erdogan fait savoir, dès après le scrutin, qu’il s’en remettra à toute décision de l’ONU, ce qui signifie en termes feutrés qu’il suivra Washington. L’union européenne est par ailleurs prête à de nombreuses concessions si Ankara accepte de contribuer au règlement de la question chypriote et surtout de lever le veto qu’elle a instauré quant à l’utilisation des moyens de l’Otan pour la mise en œuvre de la défense européenne et de la Force d’action rapide, jusqu’alors bloquées par le refus d’Ankara ! Quant aux fondements de l’Etat kémaliste et à l’armée turque, toute puissante malgré les réformes démocratiques exigées par Bruxelles, Erdogan déclare dès sa victoire qu’elle est la prunelle des yeux de la Turquie et que l’AKP défendra les valeurs laïques et kémalistes. Pour rassurer, Recep Erdogan a pris soin de gommer tout ce qui pouvait inquiéter au point de récuser tactiquement l’étiquette même d’ « islamiste » . En voyage aux EU, il explique à un journaliste qui l’interroge sur la question du voile que celle-ci « n’est pas notre priorité », « l’interdiction du foulard est incompatible avec une démocratie apaisée ». Il est vrai que la démocratie et l’Europe sont « des idéaux qui lui serviront de protection contre les militaires ». Ce recours à la démocratie illustre avant tout la necéssité qu’a le nouveau gouvernement de résoudre son antagonisme avec le système politique existant où il ne dispose que de peu de chances d’acquérir une légitimité durable, explique Gérard Proc, spécialiste des questions turques à l’IEP. Il lui faut briser un face-à-face exclusif avec un apparaeil laïciste au risque, sinon, de ne pas pouvoir pérennniser ce qui n’est encore qu’une victoire conjoncturelle que le puissant arsenal juridique, pénal et institutionnel de l’Etat kémaliste peut à tout moment renverser unilatéralement, comme il l’a déjà fait en 1997. L’objectif essentiel est l’accès à une réelection pour dépasser le stade d’une victoire conjoncturelle (…) A terme, il y a aussi pour l’AKP la nécessité de se libérer de cette pression par un contournement ou un dépassement du système qui consisterait à décredibiliser les titulaires ou le fonctionnement actuel et à mieux affirmer sa différence par des alliances solides avec de nouveaux interlocuteurs politiques, par la promotion de nouvelles valeurs ou par l’inscription de sa présence dans une légitimation plus large que celle du système, par exemple vis-à-vis des interlocuteurs internationaux aussi incontournables que l’Europe. Pourtant la présence de cet idéologue islamiste par excellence qu’est Abdurrahman Dilipak aux côtés d’Erdogan est révélatrice de la pérennité de l’orientation islamiste du mouvement, quoique formulée dans des termes plus habiles d’une rhétorique « démocratisante » et moderne, justement mise au point depuis des années par Dilipak. Auteurs d’ouvrages à grand tirage comme Vive la Charia ! ou Vers une société islamique, Dilipak fut l’un des premiers idéologues fondamentalistes à conceptualiser une sorte de « libéralisme islamiste ». Dirigeant d’une agence de copyright dont toutes les employées travaillent voilées, il n’a pas hésité à caractériser son programme « d’anarchisme pacifique », un système inédit censé garantir aux citoyens « beaucoup plus de droits que dans les démocraties occidentales » et où chaque communauté ou famille de pensée s’habillerait et se référerait au code juridique de son choix.

Fort de son succès électoral et tout à coup courtisé par les chancelleries occidentales, l’ancien maire islamiste du Grand Istanbul (12 millions d’habitants) évite tout dérapage verbal. Il fait un parcours sans faute. Il réaffirme tout d’abord qu’il maintiendra la « position pro-occidentale de la Turquie » et assure à la presse occidentales que l’AKP n’a pas « d’orientation religieuse ». « Nos pratiques à venir le montreront clairement » précise-t-il. « Nous renforcerons l’intégration économique de la Turquie avec le reste du monde », poursuit Erdogan, qui déclare être « déterminé à appliquer le programme économique avec le Fond Monétaire International ». Puis il réaffirme sa volonté de « ne pas intrevenir dans la vie des citoyens turcs », tenant même à souligner que « le port du foulard ne constitue pas une priorité pour lui ». Enfin le leader de l’AKP promet de ne « pas créer de tensions en Turquie », certifiant qu’il « n’y aura pas de répétition du problème du 28 février », allusion aux évènements de 1997, lorsque l’armée avait acculé Necmettin à la démission. Plus habile et mesuré que son maître Erbakan, dont les premiers voyages officiels en 1996 avaient été l’Iran khomeyniste et la Lybie du colonel Kadhafi, qui le qualifia de « soldat du djihad », Recep Tayyip Erdogan opte pour la stratégie « européenne », dès l’annonce de la victoire de son parti, envoyant maints messages rassurants aux EU et à l’Union Européenne, puis donnant au plus vite des garanties à l’opinion publisue internationale. « Nous allons accélérer la candidature de la Turquie à l’intégration eurpéenne », déclare-t-il, avant d’annoncer une tournée des capitales européennes juste avant le Conseil européen de Copenhague.(…) Les islamistes « modéré » ont tout intérêt à jouer à fond la carte européenne et à instrumentaliser les valeurs démocratiques et pluralistes de Bruxelles. L’objectif est double : apparaître comme l’équivalent islamiste des « démocrates chrétiens » et des amis de l’Occident ; et utiliser l’Union européenne et ses exigences démocratiques comme protection contre la menace toujours latente d’une nouveau coup d’Etat des militaires (…) La mise en conformité avec les critères de Copenhague (7e paquet de réformes adopté le 31 juillet 2003) qui détermine la nature démocratique des Etats candidats, impose en effet à la Turquie de réduire de façon drastique les pouvoirs, toujours exorbitants, du Conseil national de sécurité de l’Etat (Milli Güvenlik Konseyi ou MGK), sorte de super-Conseil des ministres contrôlé par l’armée, mais dont Bruxelles exige une réforme impliquant un plus grand nombre de civils et une soumission des décisions au Parlement. Quelle aubaine pour les islamistes turcs qui ont toujours au-dessus d’eux l’épée de Damoclès des militaires !

La force d’Erdogan est surtout d’avoir compris que la laïcité turque est soluble dans l’Europe.

Car, au terme d’une formidable ruse de la raison démocratique, c’est bien l’Union européenne qui se substitue de facto aux efforts des islamistes : au nom de la liberté des cultes, elle s’oppose aux interdictions kémaliennes, impose l’abolition de la peine de mort, dont sont, entre autres, victimes les islamistes, des délits d’opinion religieuse et des tribunaux militaires. L’Europe est perçue, par les islamistes turcs comme un vértitable « parapluie juridique », capable d’empêcher les militaires d’anéantir une nouvelle fois leurs ambitions. Elle incarne un cadre qui garantit les libertés dont ont besoin les fondamentalistes pour œuvrer librement à la réislamisation de la société. Pour nombre d’idéologues islamistes « modérés » qui rejettent pour l’heure la voie du djihad armé antioccidental, les constructions géopolitiques supranationales du type de l’Otan ou de l’Onu apparaissent comme des champs d’action bien plus propices à l’extension de l’Oumma que les anciens cloisonnements nationaux du passé.

Les dirigeants de l’AKP n’ont pas peur de jouer la carte de la mondialisation et de l’Europe, dans la mesure où ils trouvent aisément dans la loi islamique une justification à cette forme d’internationalisme : l’impératif d’étendre l’islam, le devoir de prosélytisme (da’wa), la nécessité de conquête et d’ouverture du monde à l’islam (fatih). Inspirateurs directs de l’AKP, les Frères musulmans voient depuis plusieurs années déjà dans l’Europe, non plus cette terre de la guerre (dar al harb) que prévoit la tradition islamique, mais au contraire une zone « infidèle » neutralisée, tolérant non seulement l’islam mais le prosélytisme islamiste orthodoxe, en revanche combattu par les militaires à Ankara. En toute logique, les islamistes préfèrent une Europe qui tolère le voile et la propagande islamiste à une Turquie kémaliste, ou une Tunisie gendarmée, qui « persécutent les « bons croyants » ». A l’instar du Prophète Mahomet qui avait quitté sa ville, la Mecque, pour trouver refuge à Médine auprès de juifs, avant de passer ces derniers au fil de l’épée et de reconquérir la Mecque, les islamistes ont toujours prôné le repli extérieur et l’exil momentané plutôt que de résider parmi les « apostats » ou les « mauvais musulmans ». En fait, la liberté qu’ont les islamistes de prêcher tant le djihad que la supériorité de l’Islam sur les autres religions dans nos sociétés « ouvertes » décrit une situation intermédiaire que l’islam classique (sunna) a prévu à titre exceptionnel, le « territoire de la réconciliation » ou de la « trêve » (dar al-sulh ou dar al-ahd), seul cas de figure dans lequel les musulmans stricts ont le droit de s’installer en terre infidèle : lorsque le non-musulman accepte, sans exiger de réciprocité, que l’islam soit prêché, nous ne sommes plus, en effet, dans ce que l’islam classique nomme la « demeure de la guerre » (dar al-harb), théoriquement interdite aux « vrais croyants », puisque l’islam bénéficie d’une liberté d’expansion et de prédication qui ne serait même pas envisagée en sens inverse. Les islamistes optant pour cette posture, voient dans l’Union européenne une zone de repli stratégique et parfois même de survie, à partir de laquelle et grâce à la prospérité de laquelle il sera possible un jour de reconquérir le pouvoir dans le pays d’origine. C’est ce qu’à fait Khomeyni…

L’Europe et l’Occident deviennent « terre de témoignage » (dar al-shahada), ou « zone de la prédication » (dar al-da’wa), espace d’expansion pour l’islam. Cette vision à la fois ultra orthodoxe, prosélyte et apparemment pacifique est particulièrement présente dans les écrits et déclarations de dirigeants islamistes issus des Frères musulmans et influencent les islamistes du monde entier confrontés au monde « infidèle » ou aux régimes anti-islamistes (mouvements islamistes soudanais, turcs, tunisiens, etc). Elle est exprimée notamment par le petit fils du créateur des Frères musulmans, Tariq Ramadan, dans son ouvrage, Être musulman en Europe, mais également dans les écrits de leaders radicaux comme Hassan al-Tourabbi, chef du mouvement islamiste du Soudan (L’islam, avenir du monde), pour qui les espaces de libertés disponibles en Europe et en Occident sont avant tout destinés à permettre une implantation progressive de la Oumma. Figure intellectuelle majeure de l’islamisme sunnite, et référence des Légions islamistes arabes d’Afghanistan combattant les soviétiques, le chef de file du mouvement islamiste tunisien, Rachid Ghannouchi, lui aussi issue des Frères musulmans, comprend parfaitement la stratégie de l’AKP et d’Erdogan, et leur apporte sa caution morale en écrivant, à propos des nouveaux dirigeants turcs :

« S’agit-il toujours d’un projet musulman ? La réponse est que le projet consiste à remplacer la laïcité extrémiste par une laïcité modérée dans laquelle l’Etat reste neutre par rapport à la religion. Oui, il s’agit du même projet mais la méthode est plus souple. Il fallait renoncer de manière circonstancielle à certains point sans renoncer à l’essentiel (…) Dans ce pays, l’unité nationale était menacée depuis que l’on avait voulu se fonder sur le nationalisme importé d’Occident plutôt que sur l’Islam. Priez Allah avec moi pour que cette équipe qui mène au sein de notre grande communauté musulmane ait les moyens de réaliser les espoirs dont nous l’avons investie ».

Plus inquiétant encore, la démocratie et l’introduction progressive des normes juridiques européennes fonctionnent de plus en plus comme un véritable bouclier politico-juridique pour les terroristes islamistes. C’est ainsi qu’un tribunal d’Istanbul a acquitté, en vertu d’une nouvelle disposition légale inspirée par l’Union européenne, onze turcs soupçonnés d’être liés au réseau terroriste Al-Quaida et aux talibans. Inculpés de terrorisme, ces derniers étaient des membres importants d’un groupe Beyiat el-Imam (Union des Imams), créé en 1993, initialement pour combattre la monarchie hachémite en Jordanie. Selon l’acte d’accusation , ils auraient reçu une formation politico-militaire dans des camps afghans sous les talibans et auraient transité par la Turquie pour aller commettre des attentats suicide en Israël. Il en est allé de même concernant la demande d’extradition du terroriste islamiste pro-iranien réfugié en Allemagne, Metin Kaplan, formulée par Ankara, demande rejetée, le 16 septembre 2004, par le tribunal administratif de Cologne.

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Voir en ligne : http://www.mediaslibres.com/tribune...

Sources

Source : Média Libre, auteur : Jean Heron ; 13.07.09

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