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Négation du génocide arménien : Pierre Loti hors la loi ?

vendredi 10 novembre 2006, par Patrice Rötig

- Par Patrice Rötig, responsable des Éditions Bleu autour.

L’Assemblée nationale a adopté en première lecture, le 12 octobre dernier, la proposition de loi socialiste sanctionnant la négation du génocide arménien des mêmes peines que celles prévues en 1990 par la loi Gayssot pour la négation du génocide juif pendant la Seconde Guerre mondiale : un an de prison et 45.000 euros d’amende. Si, après que le Sénat l’aura examinée, cette loi est définitivement adoptée par le Parlement, aurions-nous pu, comme nous venons de le faire, rééditer, du moins dans son intégralité, Suprêmes visions d’Orient, le dernier livre de Pierre Loti, publié en septembre 1921, deux ans avant sa mort ? Composé pour l’essentiel d’extraits du journal qu’il a tenu lors de ses ultimes voyages à Constantinople et jusqu’à Andrinople, en 1910 et 1913, le livre comporte aussi des articles polémiques que Loti a publiés avant et après la Première Guerre mondiale dans la presse française. Et, dans deux d’entre eux, il exprime pour le moins des doutes sur la réalité du génocide arménien.

Ainsi, dans une « Lettre ouverte à M. le ministre des Affaires étrangères », datée de décembre 1920 et publiée dans L’Œuvre du 23 janvier 1921, Loti écrit : « Sur les “massacres d’Arménie” [les guillemets figurent bien dans le texte originel] je crois avoir dit, avec force témoignages et preuves à l’appui, à peu près tout ce qu’il y avait à dire : la réciprocité dans la tuerie, la folle exagération dans les plaintes de ces Arméniens qui, depuis des siècles, grugent si vilainement leurs voisins les Turcs, et qui, inlassables calomniateurs, ne cessent de jouer de leur titre de chrétiens pour ameuter contre la Turquie le fanatisme occidental. »

Et, dans un article intitulé « La Sophie * », daté lui aussi de décembre 1920 et publié dans L’Œuvre du 19 décembre 1920, Loti s’en prend principalement aux Grecs mais parle aussi des « mille mensonges des Arméniens », avant d’écrire ceci : « En ce qui concerne ces chers Arméniens-martyrs, j’ignorais que, pendant la guerre, ils avaient massacré les deux tiers [en italique dans le texte originel] de la population non arménienne des villes occupées par les Russes, soit 300.000 âmes pour le moins, d’après le témoignage des hommes du Caucase. Les pauvres Turcs, depuis longtemps, demandent à grands cris que l’Europe daigne au moins envoyer sur les lieux une commission d’enquête. Mais l’Europe n’y songe pas, ayant admis sans contrôle le stupide mot d’ordre impératif de l’Angleterre – de Lloyd George surtout –, à savoir que tout ce qui vient des musulmans, quels qu’ils soient, ne vaut pas que l’on s’y arrête. »

Certes, le biographe de Loti, Alain Quella-Villéger, prend soin, dans la présentation qu’il fait du livre, de préciser que « republier ses diatribes […] ne revient évidemment pas à les cautionner. Mais l’étude historique et l’esprit critique n’autorisent ni le silence ni la censure posthumes : il n’eût naturellement pas été concevable d’amputer le présent volume de ces textes peu amènes. Au lecteur de juger Loti dans ses amitiés comme dans ses inimitiés : à l’égard des Grecs et des Bulgares mais aussi des Arméniens, son hostilité est apparue tard dans sa vie. » Certes, pour notre part, nous indiquons, dans le texte de la quatrième page de couverture, que la turcophilie de Loti le conduit ici « à s’égarer quand il s’en prend aux Arméniens, aux Bulgares, à “la grécaille” ».

II n’empêche que nous aurions risqué d’encourir les foudres de cette loi si elle avait été définitivement adoptée avant la réédition de l’ouvrage et si l’amendement, repoussé par l’Assemblée nationale le 12 octobre dernier et visant à introduire une dérogation en faveur des enseignants et des chercheurs afin de les protéger contre le risque de poursuites pénales, avait été de nouveau écarté. Voilà qui nous aurait fait hésiter à republier ce texte. Lequel, soit dit en passant, l’a déjà été, avec les autres récits de voyage de Loti, dans l’ouvrage Voyages que lui a consacré Robert Laffont (collection « Bouquins », 1991). Toujours disponible, cet ouvrage et le nôtre devront-ils être retirés de la vente si, demain, la loi entre en vigueur et leur est opposée ?

Cette loi entraverait les recherches et les débats sur le génocide arménien de 1915, cela a été dit, y compris par certains socialistes français, notamment Jack Lang, ainsi que par des intellectuels turcs qui, ces dernières années, ont ouvert, en s’exposant à de sévères poursuites judiciaires, un nécessaire travail de mémoire et d’histoire. Elle entraverait aussi la publication de textes pouvant, par leur analyse et leur confrontation, contribuer à approfondir la question du génocide arménien. Laquelle ne porte pas sur la réalité des massacres massifs d’Arméniens, dont le caractère génocidaire est reconnu par la majorité des historiens, mais sur le contexte de ce génocide, qui n’a pas surgi de nulle part.

Ainsi sommes-nous fiers de publier prochainement en français l’un des textes clés de l’œuvre de Raffi, Le Fou, où cet auteur majeur de la littérature arménienne de la fin du XIXe siècle décrit sans ménagement ni nuances – euphémisme – les atrocités commises par les Turcs et les Kurdes à l’encontre des Arméniens dans le cadre de la guerre russo-turque de 1877-1878.

De même que nous sommes fiers d’avoir procédé à la réédition de Suprêmes visions d’Orient, de Pierre Loti. Cet ouvrage, qui comporte des pages poignantes sur l’Empire ottoman finissant, éclaire en négatif, oui, mais aussi en positif les débats actuels sur l’arrimage de la Turquie à l’Europe, sur les relations franco-turques et sur notre rapport au monde musulman. Car Pierre Loti s’égare-t-il quand, « devant la menace d’un soulèvement général de l’Islam », il préconise de « renoncer à une folle gloutonnerie de conquêtes » et de « tendre la main à l’Islam qui nous a fourni tant de milliers de braves combattants » ? Il écrit aussi ces lignes, que cite Alain Quella-Villéger dans sa présentation : « Partout nous broyons à coups de mitraille les civilisations différentes de la nôtre, que nous dédaignons a priori sans rien y comprendre, parce qu’elles sont moins pratiques, moins utilitaires et moins armées. Et, à notre suite, quand nous avons fini de tuer, toujours nous apportons l’exploitation sans frein… »


* Il s’agit de la reine Sophie, princesse de Prusse, sœur de l’empereur Guillaume II et épouse du roi de Grèce Constantin Ier.

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