« Les Filles d’Allah » devant la justice turque.
Au printemps, en Turquie, à l’initiative d’un membre d’un groupe islamique traditionaliste, Nedim Gürsel a été accusé d’avoir « dénigré les valeurs religieuses d’une partie de la population » (« Le Monde des livres » du 8 mai 2009). Dans son roman Les Filles d’Allah, les déesses préislamiques Lat, Manat et Uzza, mentionnées dans le Coran comme des créatures silencieuses, chantent et déplorent la façon dont Allah a donné sa préférence au Prophète et à sa cause, le monothéisme, en choisissant son « messager » plutôt que « ses filles ».
On croyait l’affaire judiciaire close. Défendu par de nombreux intellectuels et écrivains, Nedim Gürsel a été acquitté au mois de juin. Mais appel a été fait de la décision du tribunal d’Istanbul et le procès est relancé. Gürsel, qui a déjà eu à faire à la justice turque, regrette que certains lecteurs se sentent offusqués. « J’ai simplement voulu raconter les souvenirs d’un enfant élevé par son grand-père. Un homme pieux, soucieux du droit, qui raconta à son petit-fils les divers épisodes de la vie du Prophète. Les voix des déesses ne sont qu’une ruse pour conter mon histoire. »
Reste à savoir si les juges d’appel sauront distinguer la littérature de la théologie.
Par où le moderne arrive-t-il en islam ? Certains crient : « Bonaparte », « La conquête d’Egypte » ! D’autres : « Nahda ! Les Lumières arabes ! » Mais il est une voie aujourd’hui plus discrète qui passe par le roman. Souvenons-nous : Allah, la colère des croyants, le texte canonique profané par Gibrael l’ange et son compagnon, Pozzo et Estragon d’un Coran travesti. Horreur ! Sacrilège ! C’était Salman Rushdie, le chemin burlesque, britannique, drôle et irrévérencieux des Versets sataniques, un conte voltairien qui fit hurler « à mort » les très sérieux mollahs.
A sa manière tendre, intime, Nedim Gürsel, écrivant plusieurs langues, mais écrivain en turc, vivant là où son œuvre le mène, s’est lui aussi emparé du très susceptible Coran. Et le sacré, une nouvelle fois, entra dans le profane. Et Dieu fut rappelé au monde pour ce qu’il est, une mémoire d’enfant effrayé par le diable. « Tu avais la foi, écrit Gürsel de l’enfant qu’il était, en Anatolie. Et pourtant tu avais peur. Tu n’étais impressionné ni par l’eau du paradis ni par les coupes de nacre... Ce qui te préoccupait sans cesse, c’était l’enfer. »
Nedim Gürsel est un djinn, un ogre délicat qui se nourrit de mondes engloutis : Venise, Istanbul, âges d’or conjugués au passé, errances au présent. Il semble avoir pris, avec les années, les plis de sa culture ottomane et européenne. Au téléphone, sans penser à se départir de ses orientalismes, il m’avait dit : « Venez à la maison, nous boirons un café turc. » What else !, avais-je envie de répondre en citant George Clooney. Mais cette modernité-là, le rire, la dérision, ce fut celle de Rushdie et des goguenards de l’archimonde. Gürsel, lui, est une autre espèce d’écrivain apatride, moins amusé, plus mélancolique. Il est dernièrement l’auteur des Filles d’Allah, un chant polyphonique autour du Coran où les sourates entendues dans l’autre langue, l’arabe, refont surface, le sacré accédant ainsi à la vie du roman. C’est un livre du grand-père comme on dirait du père, où l’enfance est contée comme un commandement, d’en haut, l’écrivain orchestrant ce murmure sacrilège de la substitution. Il prend la place de Dieu sans jamais l’usurper. Il dit « tu » pour se raconter. Et qui es-tu, justement ? D’où viens-tu, Nedim Gürsel ?
« Beaucoup de gens en Turquie m’ont dit : »Pas toi, Nedim ! Pas le Coran !« Mais je leur ai répondu : »Ce sont mes souvenirs. J’ai été élevé par mon grand-père, qui était très pieux. Puis je suis parti étudier à Istanbul et j’ai oublié. C’est seulement maintenant que cette enfance islamique me revient.« »
En 1915, le « hadji Rahmi », son grand-père, part à la guerre. Les Turcs mobilisent. Ils s’en vont chasser l’infidèle hors de la Terre sainte. Ce sont les belles pages épiques, galopantes de ce roman choral, presque chanté : le front des jeunes soldats ouvert en plein désert, loin de ce que l’on apprend, ici, en France, aux écoliers. Loin de la Marne, des Dardanelles, loin des gaz moutarde et des fleurs au fusil. Dans Les Filles d’Allah, la Grande Guerre apparaît renversée, retournée, sens dessus dessous. Ce n’est pas la boue des Flandres, mais le désert du Hedjaz, où Lawrence, l’allié des insurgés arabes, est un simple ennemi. La gamme de gris pierre des champs de barbelés est absente. En conteur innocent d’une bataille qui paraît aujourd’hui si vaine, si inutile, Gürsel décentre l’histoire européenne. Au chapitre intitulé « Une pluie d’étoiles », il écrit : « C’est après la mort de ton grand-père que tu as trouvé le carnet sur lequel il avait consigné ses souvenirs de guerre. » Et plus loin, faisant de ce carnet la source matérielle d’une fiction soudainement métamorphosée en récit : « On marchait toute la nuit dans le désert : les chameaux portant le ravitaillement, les buffles et les bœufs traînant les canons et les ponts mobiles... Les soldats avaient de l’eau à boire et un manteau pour se coucher dans le froid glacial de la nuit, mais pas de tentes. Ils creusaient de leurs mains un trou pour s’y coucher... »
Aujourd’hui aussi, il fait froid, c’est Paris en octobre, rue de la Santé, passé les longs murs de la vieille prison, à quelques mètres de l’hôpital Sainte-Anne, là où crient les déments ; et pour un peu, d’ici, au sixième étage d’un immeuble moderne, on croira dominer la folie. Mensonges des sains d’esprit ! Gürsel, lui, est sur le départ. Demain, il sera à Beyrouth, bientôt ailleurs, De ville en ville, titre d’un recueil de textes, paru en mars 2007, où il rendait visite aux morts de l’Europe littéraire : Baudelaire, Kafka, traces et fantômes de la mélancolie. Est-ce pour s’excuser de l’étroitesse des lieux, des tapis usés par terre, de la vue sur les barres d’immeubles de la place d’Italie, il me montre une photo : « Voilà ce que nous apercevons de la maison de ma famille, à Istanbul », vision idéale du détroit du Bosphore, un bateau à roue glisse au bas de l’image. « C’est un des lieux où le Bosphore est le plus étroit et la maison est grande. »
Même aux apatrides, il faut donc un pays. Au fil des années, après tant de voyages, de vies écartelées, une ici, à Paris, comme professeur et une autre là-bas, celle des souvenirs, à la fois de l’écriture et de la nostalgie, Gürsel l’aura tout simplement créé. Son pays, c’est son œuvre, dont il dit aujourd’hui tristement : « Ma fille ne me lit pas. » Et, pourtant, il y a là assez d’histoires, de paysages, d’errances, de départs et d’exils pour y choisir sa demeure ou y rester, comme une malle, en français, on dit « en souffrance ». Si un jour, en plus des ponts au-dessus du Bosphore, un géant devait relier les deux rives, l’Europe à la lointaine Asie, il faudrait penser à lui. Car c’est encore, ce matin-là, un solide gaillard, fort et délicat, qui pourrait bien jouer le dieu du passage. Alors, Les Lapins du commandant serviraient de fondations, Le Dernier Tramway relierait les deux rives, Un long été à Istanbul accompagnerait notre promenade et chaque page écrite, nouvelles, essais, romans de Gürsel prendrait place à l’endroit où il n’y avait rien qu’un bras de mer de vieilles rancœurs et d’incompréhensions.
Lui qui lit le français, que pense-t-il de cette traduction des Filles d’Allah ? « En Turquie, répond Gürsel, je suis plutôt considéré comme un styliste. Mais, dans cette version française, les éditeurs ont pris la décision d’adapter le texte pour que les références au Coran soient plus compréhensibles. » Vieux tropisme des langues et des nations : toujours réduire l’étrangeté de l’autre.
Maintenant, au sixième étage de la rue de la Santé, le ciel s’est rembruni. Devant une cafetière à pressoir, l’écrivain des ombres, de la dérive, du vieux rêve bohème et de la solitude triture le chapelet que lui a légué son grand-père. Je m’interroge : les souvenirs de l’enfance, lorsque l’islam n’était pour lui qu’un chant, des histoires, légendes et poèmes, toute cette mémoire excavée de ses premières peurs l’aurait-elle rappelé à la foi ? Gürsel en fils des Lumières, laïque et malicieux, répond en ouvrant une boîte de cigares : « Oh non ! Le chapelet, c’est pour ne pas fumer. »
Alors, sans égard pour la vérité, juste comme ça, pour jouer, je lui demande : « Mais, au fait, dans Les Filles d’Allah, le bras que votre grand-père a perdu pendant la Grande Guerre, l’a-t-il vraiment perdu ? Et les carnets écrits pendant le siège de Médine, les a-t-il vraiment écrits ? » Jetant courageusement un trouble de fiction sur Dieu, le monde, les prophètes, la vie tout entière, jusqu’à notre rencontre, le romancier et sa ruse confessent tous les deux : « Non, les carnets et le bras, je les ai inventés. »