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Malgré l’Europe, l’armée reste au coeur de la politique turque

samedi 1er août 2009, par Guillaume Perrier

En votant en force, début juillet, une loi qui vise à réduire les compétences des tribunaux militaires, les députés turcs ont adopté une réforme cruciale pour la démocratisation du pays, réclamée de longue date par l’Union européenne. Désormais un soldat ou un officier en exercice, qui s’est rendu coupable de crimes graves, pourra être jugé par une cour civile, comme n’importe quel citoyen.

Cette modification législative a déclenché une nouvelle passe d’armes entre le gouvernement, dirigé par les islamo-conservateurs de l’AKP, et l’armée, gardienne autoproclamée des institutions. Les militaires, soutenus par les principaux partis d’opposition, dénoncent un « coup d’Etat civil » qui mettrait en danger le régime turc. La Cour constitutionnelle a été saisie.

En réalité, cette réforme de la justice est une brèche supplémentaire ouverte par les autorités civiles dans le système politique, qualifié de « système de tutelle militaire » par le politologue Ali Bayramoglu. Intouchables et incontrôlables, les militaires n’ont jamais eu à rendre de comptes depuis la création de la République turque en 1923, par Mustafa Kemal. Au gré des coups d’Etat - quatre ont été menés depuis 1960 -, l’armée a même renforcé ses positions et s’est aménagée une large autonomie, à la fois financière, administrative et judiciaire. La Constitution de 1983, toujours en vigueur, a été rédigée par la junte du général Kenan Evren, installée par un putsch, le 12 septembre 1980. Mais l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE, conjuguée à l’arrivée au pouvoir, en 2002, d’un parti non issu de l’establishment kémaliste, l’AKP, a changé la donne. Le Conseil national de sécurité (MGK), où siègent les hauts responsables du pays et où sont prises les décisions stratégiques, est, par exemple, placé sous tutelle civile depuis 2003. Une lente démilitarisation du système est engagée, sur fond de guerre sourde au sommet de l’Etat.

Longtemps impensable en Turquie, l’idée de traduire des militaires coupables de crimes devant une cour civile a finalement fait son chemin. Le colonel Cemal Temizöz, un dirigeant des commandos de gendarmerie, accusé d’une vingtaine d’assassinats de Kurdes dans les années 1990, sous couvert de « lutte contre le terrorisme », comparaîtra cet été. Jeudi 16 juillet, le procureur de Diyarbakir, dans le sud-est du pays, a requis neuf peines de prison à perpétuité contre lui.

Mais l’exemple le plus emblématique est le procès du réseau Ergenekon, une nébuleuse militaro-nationaliste soupçonnée de complots contre le gouvernement et suspectée d’avoir préparé une série d’actions violentes pour le déstabiliser.

Deux anciens généraux de haut rang, Hursit Tolon et Sener Eruygur, cerveaux présumés de deux tentatives de coup d’Etat en 2004, ont pris place sur le banc des accusés, lundi 20 juillet, alors que s’ouvre le deuxième volet du feuilleton judiciaire Ergenekon. Au total, plusieurs dizaines de militaires ont été arrêtés au cours de cette enquête qui tient la Turquie en haleine depuis 2007.

Même le vieux général Evren, âgé de 92 ans, a été brusquement sorti de sa douce retraite sur les côtes de la mer Egée. Une partie de la société turque réclame aujourd’hui que le meneur du coup d’Etat de 1980, qui occupe ses journées à peindre des nus dans sa villa balnéaire, puisse être traduit en justice, avant l’expiration du délai de prescription, en 2010. « Je jure devant ma nation que je ne laisserai pas cette question être discutée devant un tribunal. Je me suiciderai », s’est offusqué Kenan Evren.

La Turquie fonctionne comme une balance en recherche d’équilibre, oscillant entre l’Union européenne et l’armée. Quand l’une des deux forces pèse, l’autre s’incline. Les négociations d’adhésion à l’UE qui piétinent retardent donc la perte d’influence des militaires. Le premier ministre Erdogan l’a bien compris, en relançant opportunément les réformes pro-européennes au moment où l’étau se resserre autour de lui. « L’AKP a besoin d’une démilitarisation, pour l’existence de son propre pouvoir », estime Ali Bayramoglu.

Depuis 2002, l’armée résiste : l’actuel chef de l’état-major, Ilker Basbug, comme ses prédécesseurs, apparaît régulièrement à la télévision. Dans des discours fleuves, il critique l’enquête sur Ergenekon, rejette en bloc les accusations de complots contre ses troupes, stigmatise « une campagne de calomnies » lancée par ses opposants et désigne les ennemis du régime : « les »séparatistes kurdes« et les »réactionnaires«  »...

Les généraux donnent leur avis sur tout. Ils maintiennent leur emprise sur les médias et sur le système éducatif, et ne semblent pas décidés à « rentrer dans leurs casernes ». Leurs interventions dans la sphère politique ont rythmé les années de gouvernement AKP. En 2004, ils se mobilisent contre le plan de paix à Chypre et, en 2007, contre l’élection d’Abdullah Gül, un ex-islamiste, à la présidence de la République. En 2008, ils tentent, avec leurs alliés, de faire interdire le parti au pouvoir et empêchent l’application d’une loi autorisant le port du voile à l’université. Sur la question kurde, leur pré carré depuis trente ans, leur intransigeance demeure le plus sérieux obstacle à un règlement.

Guillaume Perrier

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Sources

Source : Le Monde le 31/07/2009

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