C’était il y a cinq ans. Le monde entier s’étonnait du « raz-de-marée » imprévu qui venait de donner la victoire aux élections législatives au Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan.
Et le monde s’inquiétait : comment croire à la conversion en « démocrate conservateur » de l’ancien maire d’Istanbul qui, dans les années 1990, y faisait interdire l’alcool, déclarait que son « seul but (était) un Etat islamique » et jurait qu’il n’allait « jamais changer » ?
La réponse était alors la même qu’aujourd’hui : ce fils de pauvres parvenu au sommet est avant tout un pragmatique. L’exercice du pouvoir l’a changé. Au jour d’un triomphe plus grand encore aux législatives du 22 juillet, il a désormais derrière lui quatre ans de gestion, non plus d’une mairie, mais d’un pays en pleine croissance et un acteur de poids sur la scène internationale. Difficile de croire que l’homme, à l’ambition reconnue, pourrait gâcher sa victoire en tentant d’imposer aux généraux turcs des rêves de jeunesse qu’il affirme lui-même périmés. Des généraux qui ont démontré, lors de la crise politique d’avril, qu’ils n’ont pas encore perdu tous leurs moyens d’action.
Pourtant, celui qui aurait pu rester footballeur, commerçant, ou simple fier-à-bras du quartier de sa jeunesse, à Istanbul, n’a pas hésité à faire monter la tension avant cette crise, en montrant qu’il voulait accéder à la présidence du pays, réservée selon les généraux à un « vrai laïque ». Son assistant, Egemen Bagis, disait alors qu’il faudrait augmenter les pouvoirs de cette fonction, car l’énergie de celui qui « peut aller visiter un chantier à 3 heures ou faire atterrir son avion à l’improviste pour visiter à l’aube un hôpital » est incompatible avec une simple fonction de contrôle sur l’exécutif.
Mais l’homme ambitieux, impulsif et parfois même coléreux, peut aussi être souple. Trois mois après la crise, le discours s’est inversé : après sa victoire, le premier ministre parle de compromis et d’unité nationale, prévoyant - suite à un accord secret avec l’état-major, dit la rumeur - de faire élire un président de consensus dont les pouvoirs seraient, au contraire, réduits. Avec toujours comme solution de rechange, la possibilité d’une élection présidentielle au suffrage universel qui, aux dires d’un responsable politique qui l’a bien connu, « ne peut que l’intéresser ».
« C’est un renard : il connaît tous les rouages pour avoir fait ses classes dans l’organisation de jeunesse du Refah (le parti islamiste dont M. Erdogan a fait scission en 2001, à la tête d’une fraction moderniste) », rappelle Dogan Bekin, ex-membre de la direction du Refah. Evoquant les procédés du jeune Erdogan pour grimper dans la hiérarchie, il va jusqu’à supposer qu’en proposant, en avril, Abdullah Gül, son bras droit et ministre des affaires étrangères, comme candidat à la présidence, le premier ministre l’aurait « consciemment jeté dans la gueule du loup, c’est-à-dire des militaires, afin de se débarrasser d’un rival ».
C’est aussi la thèse de certains proches des « libéraux » de l’AKP. M. Erdogan, investi du droit de nommer les membres de son comité central et de choisir les candidats du parti aux élections, a en effet rayé des listes, en juin, beaucoup des proches de M. Gül et du troisième homme fort du parti, Bülent Arinç, beaucoup plus islamiste. « Erdogan est plus réformiste, plus moderne que ces deux autres membres de la »troïka« dirigeante du parti », assure le professeur d’université Irfan Ciftiçi, qui a joué le rôle de « tampon libéral, démocrate, entre l’AKP et la société » en tant que conseiller à la culture de la mairie d’Istanbul du temps où « Tayyip » la dirigeait.
C’est aussi l’avis de Mehmet Dülger, président (AKP) de la commission des affaires étrangères du Parlement sortant et vieux routier de la politique turque, mais rayé des listes de candidature à cause, dit-il, de son franc-parler : M. Erdogan « est celui, estime-t-il, qui a le plus de capacité à être ouvert, à écouter et à faire marche arrière en cas de besoin. (Abdullah) Gül, malgré toute sa gentillesse, est d’une dureté d’acier pour l’idéologie. Mais l’AKP reste le parti en Turquie qui a le plus de chances de se démocratiser, à condition que se relâche un peu le comportement autoritaire de M. Erdogan, qui décide de tout, a toujours réponse à tout et dit parfois des choses indéfendables »...
A moins que ce comportement ne soit le prix à payer pour réussir une opération inédite dans le monde musulman : faire d’un groupuscule contestataire au sein d’un parti islamiste classique ce qui se rapproche le plus d’un parti de masse de centre-droit.