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Le « modèle turc » est-il applicable aux pays arabes ?

mardi 15 mars 2011, par Marie Kostrz

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Karagöz et Hacivat
marionnettes au musée du Jouet d’Istanbul (Kivanc Nis/Flickr/CC)

Etat laïc dirigé par un islamiste modéré, la Turquie sert d’exemple après la révolution en Egypte, malgré un contexte politique différent.

Les révoltes arabes ne sont pas encore achevées que l’on songe déjà au système qui se substituera aux dictatures renversées. A tort ou à raison, le « modèle turc », qui combine actuellement démocratie et parti islamiste modéré, est sans cesse montré en exemple.

Le Parti de la justice et du développement (AKP), arrivé au pouvoir en 2003, symbolise en effet l’alliance réussie entre islam politique et démocratie.

Le 3 février, la fondation turque d’études économiques et sociales (Tesev) a publié un sondage réalisé auprès de sept pays arabes et de l’Iran. Au total, 66% des personnes interrogées considèrent que la Turquie est un modèle pour la région. En Occident également, on fait référence à ce régime qu’on oppose au « modèle iranien ».

En une décennie de pouvoir, le parti a eu le temps de faire ses preuves. Avec une croissance économique avoisinant les 10%, c’est plus sa volonté de libéraliser l’économie turque que ses aspirations religieuses qui ont forgé sa popularité. Alican Tayla, chercheur à l’institut de relations internationales et stratégiques (Iris), précise :

« C’est l’absence de revendication religieuse qui a permis à l’AKP d’arriver au pouvoir. »

Une expérience de la démocratie moins grande en Egypte

Affichant sa forte volonté de voir la Turquie intégrer l’Union européenne, l’AKP n’a pas remis en cause les principes fondamentaux du pays. Il n’a pas touché au système laïc turc instauré par Mustapha Kemal en 1924.

Pourtant, il n’est pas certain qu’un tel parti puisse obtenir les mêmes résultats dans les pays arabes fraîchement libérés de leurs despotes. Jean Marcou, fondateur de l’Observatoire de la vie politique turque (Ovipot) et professeur à l’IEP de Grenoble, affirme :


« La Turquie et l’Egypte n’ont pas les mêmes cadres politiques. Ils n’ont pas la même expérience du pluralisme. »

La Turquie a entamé sa démocratisation dès les années 50. Malgré les coups d’Etat et le poids de l’armée dans la vie politique, les élections y sont libres. L’AKP a été formé par des islamistes qui ont milité dans ce paysage politique.

En Egypte, les Frères musulmans, parti non reconnu et dont les membres ont été sévèrement opprimés, n’ont pas la même expérience de la démocratie. Selon Jean Marcou, la participation à la vie politique a modifié le discours de l’AKP, le rendant plus modéré :

« L’AKP a été formé par des anciens membres de Refah, parti islamiste beaucoup plus conservateur. Ils n’avaient pas une idéologie très différente des Frères musulmans.

Leur discours a sensiblement évolué à partir du moment où ils ont été représentés au niveau municipal, dans les années 90. »

Avec l’existence d’un rapport de forces entre différentes mouvances politiques, l’AKP a acquis une culture de l’auto-limitation. Etre maire d’Istanbul a profondément influencé le discours de Recip Tayyip Erdogan, Premier ministre de la Turquie :

« Avant ça, il était capable de dire qu’il fallait prier pour qu’il pleuve quand l’eau manquait à Istanbul. »

En Turquie, une citoyenneté non liée à l’appartenance religieuse

Autre différence de taille : le statut de l’individu dans la société. En Turquie, le code civil turc est d’inspiration suisse. La citoyenneté est basée sur le droit séculier. L’homme et la femme sont égaux devant la loi. Jean Marcou ajoute :

« En Turquie, la citoyenneté est avant tout reliée à la nationalité. Un Turc se dit avant tout turc. La société est musulmane, mais les gens ne conçoivent pas un système dirigé par la religion. »

L’Egypte, où la religion est aussi prégnante, est un cas de figure très différent. La citoyenneté et les lois sont fondées sur l’appartenance confessionnelle. Jean Marcou précise cependant :

« Il ne faut pas faire de raccourci, tout ne dépend pas non plus du système politique en place. En Egypte, les aspirations des jeunes peuvent mener la société à évoluer.

Il faut aussi prendre en compte le facteur de la révolution sociétale pour essayer de voir quel régime peut se mettre en place. »

Le modèle démocratique turc, produit marketing d’Erdogan ?

Selon Alican Tayla, c’est la terminologie même de modèle qu’il faut remettre en cause. Pour le chercheur turc, la Turquie n’est en effet pas le meilleur exemple de démocratie. Outre le poids de l’armée, les libertés ne sont pas encore acquises pour tous :

« Le droit des minorités, notamment des Kurdes, n’est pas respecté même s’il y a des améliorations. Il y a encore beaucoup de journalistes qui sont en prison ou traduits en justice. »

La loi du barrage, mise en place en 1982, réduit les chances de la gauche et des Kurdes de jouir d’une représentation équitable. Lorsqu’un député arrive en tête de sa circonscription, il faut impérativement que son parti ait obtenu 10% au niveau national pour qu’il puisse intégrer le parlement.

Un leardership turc réaffirmé dans la région

Le sondage le révèle : la popularité de la Turquie est très forte dans le monde arabe. Avant la politique interne, l’orientation qu’a fait prendre l’AKP à la Turquie sur la scène internationale est sans doute ce qui l’a érigée en « modèle ». L’hostilité de la Turquie envers Israël a boosté sa popularité au Proche-Orient. Alican Tayla souligne :

« En même temps, les relations turco-américaines n’ont jamais été remises en cause. La Turquie reste un allié majeur dans la région. »

Recep Tayyip Erdogan était pour l’entrée en guerre de la Turquie en 2003. On ne doit la non-participation du pays qu’au seul fait que l’opposition, forte, a fait barrage.

Aussi populaire en Occident qu’au Proche-Orient, l’étiquette de « modèle » est donc exploitée par le président. Le 23 février, il a déclaré :

« Nous n’essayons pas d’être un modèle pour qui ce soit, mais on peut être une source d’inspiration […] car la Turquie a démontré que l’islam et la démocratie peuvent parfaitement coexister. »

A l’heure où l’avenir politique de l’Égypte, leader du processus de paix israélo-palestinien, est incertain, Erdogan cherche à accroître le leadership de la Turquie dans la région.

Photo : Karagöz et Hacivat, marionnettes au musée du Jouet d’Istanbul (Kivanc Nis/Flickr/CC)

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Sources

Article paru sur Rue89 le 26/02/2011 sous le titre : Le « modèle turc » est-il applicable aux pays arabes ?

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