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PIERRE LELLOUCHE :

« La Turquie avec l’Europe, mais pas dans l’Europe »

lundi 20 juillet 2009, par Christian Makarian, Jean Michel Demetz

Pendant des années, à droite, il a endossé le rôle du provocateur. Libéral, iconoclaste, ancien éditorialiste à Newsweek, ce pourfendeur du catéchisme gaulliste est régulièrement attaqué de toutes parts. Aujourd’hui secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Pierre Lellouche dévoile, pour la première fois, son programme d’action et se livre à des révisions surprenantes.


Pour un homme réputé pour sa liberté de parole, devenir ministre, à 58 ans, n’est-ce pas un piège ?

C’est d’abord un grand honneur, mais aussi un aboutissement. Je me suis engagé en politique, il y a vingt ans, après une discussion, peu avant sa mort, avec mon vieux maître Raymond Aron. Je lui avais demandé s’il ne regrettait pas d’être demeuré un spectateur de l’Histoire et non pas un acteur, alors qu’il aurait pu être le Kissinger de De Gaulle. Il m’avait répondu que la politique était un univers difficile, mais ses yeux exprimaient un immense regret.

Est-ce pour vous un nouveau métier ?

J’ai déjà été « testé » sur le terrain, en négociant pour la France l’obtention d’Iter [le réacteur thermonucléaire expérimental international], le plus grand projet scientifique international. Je sors d’une mission de quatre mois au Pakistan et en Afghanistan : c’était un job ministériel sans le titre.

La fonction de ministre n’est-elle pas aujourd’hui dévalorisée ?

Je ne suis pas là pour faire des notes ou faire semblant. Je suis là pour identifier les problèmes, tirer la sonnette d’alarme, apporter des solutions. J’ai mis en garde le président sur l’Afghanistan : trop de militaire, pas assez d’aide civile au développement. Il m’a écouté. C’est un plaisir de travailler avec un patron opérationnel, réactif et pragmatique. Quant à Bernard Kouchner, je le respecte beaucoup et je suis ravi de faire équipe avec lui.

Quelles sont vos priorités pour les six prochains mois ?

Je mesure chaque jour la portée des 60 % d’abstention aux élections européennes. Le système européen n’a pas purgé les non français et néerlandais au référendum de 2005. C’est le point de départ de ma réflexion. Mon job, c’est d’aider le président de la République à réconcilier les Français avec l’Europe.

Comment ?

Entre 1957 et 1989, plus d’Europe, c’était plus de France. Plus d’Europe, c’était le couple franco-allemand, avec une moitié d’Allemagne que nous pilotions grâce à notre « virilité » nucléaire et militaire, qui compensait la supériorité économique allemande. Cet équilibre-là a disparu avec la fin de la guerre froide, et la situation s’est aggravée avec le rendez-vous raté de Mitterrand avec l’Allemagne réunifiée. Les Allemands ne l’ont jamais oublié. J’ai été témoin d’un déjeuner, à la fin de 1993, entre Mitterrand et Kohl où le second, d’une froideur extrême, rappelait au premier son passé pendant la guerre... Vingt ans après la chute du Mur, j’espère aider Nicolas Sarkozy à rebâtir cette confiance entre Paris et Berlin. Car il faut redonner corps à la construction européenne et redonner aux Français l’envie de l’Europe. Les maux sont connus : sentiment de dilution, de perte de contrôle du destin national, fonctionnement incompréhensible des institutions... Laissez-moi citer l’essayiste Marcel Gauchet : « L’Europe ne procure pas d’identité, elle ne donne pas de quoi se situer et se définir dans le temps et l’espace. Elle ne dit pas aux individus ce qu’ils sont, compte tenu d’une histoire assumée et d’une situation dans le monde. » On est bien là au cœur du problème. Le divorce, avec nos opinions publiques est là, alors même que, sans l’Europe, il n’y aura pas de plan Climat, pas de régulation financière, pas de lutte contre l’immigration clandestine et guère de poids face aux grandes puissances émergentes.

Bruno Le Maire aura été secrétaire d’Etat aux Affaires européennes durant six mois seulement. Or il devait réchauffer les relations avec Berlin...

Il y a beaucoup travaillé, et je continue. Je me suis rendu à Berlin quatre jours après ma nomination. La vérité sur le couple franco-allemand, c’est qu’il fonctionne parce qu’il y a accord au sommet, entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Vous insistez sur l’importance de l’Allemagne, mais Nicolas Sarkozy n’a pas vraiment commencé son mandat en privilégiant l’axe franco-allemand... L’axe franco-allemand est la base de tout. Le président de la République a toujours été sur cette ligne-là.

Bye-bye, le rêve de rééquilibrage avec le Royaume-Uni ?

Non. Je vous rappelle que, sans le sommet franco-britannique de Saint-Malo, en 1998, il n’y aurait pas eu d’avancée européenne en matière de défense. Mais Philippe de Villiers est un dangereux fédéraliste à côté des conservateurs britanniques plus qu’eurosceptiques qui gouverneront peut-être le Royaume-Uni en mai prochain ! Il faudra donc faire preuve de pédagogie, car nous avons besoin de Londres, sur la défense comme sur le futur service d’action diplomatique européen.

Concrètement, comment mettre fin au divorce entre l’opinion et l’Europe ?

Par un constant travail d’explication, mais aussi en multipliant les relais d’influence. Je veux passer une journée par semaine à Bruxelles, dans mon bureau de la représentation permanente de la France, à œuvrer auprès des députés, des commissaires, des hauts fonctionnaires. Les parlementaires français nationaux et européens seront impliqués en permanence. Je les convierai à m’accompagner dans les réunions européennes chaque fois que cela sera possible. Une part importante de notre droit interne provient de l’Europe. Il faut donc déminer en amont : plus de directive Bolkestein ni de vin rosé fabriqué avec du blanc et du rouge !

Il se murmure que Nicolas Sarkozy prendra une initiative spectaculaire si Angela Merkel remporte les élections allemandes, en septembre...

[Silence.]

Merci de la confirmation... Venons-en au lourd calendrier qui vous attend.

L’automne va être dominé par les problèmes institutionnels que nous n’arrivons pas à résoudre depuis quinze ans et, en même temps, nous allons nous emparer des grands dossiers politiques. Première semaine de septembre : réunion extraordinaire du Parlement allemand et vote de la loi qui doit achever le processus de ratification du traité de Lisbonne. Fin septembre : élections en Allemagne. Début octobre : référendum irlandais. Entre les deux, le Parlement européen se sera prononcé, ou non, sur la nomination du président de la Commission. Dans la foulée du référendum irlandais, si le oui l’emporte, le nouveau dispositif institutionnel se mettra en place : Parlement, Commission, président permanent du Conseil européen et service d’action diplomatique. Le choix des hommes sera capital, car il façonnera la nouvelle Europe. A la fin de l’année, nous voulons voir réglée la question institutionnelle.

Et puis il y a les crises prévisibles...

Sur les livraisons de gaz russe, sur la grippe... Autant de tests majeurs pour l’Europe. Sans parler des crises régionales : Caucase, Proche-Orient, Iran, Afghanistan...

L’élargissement va-t-il continuer ?

La France est favorable à la candidature de l’Islande, qui devrait être prise en considération d’ici à la fin de l’année. Et nous espérons faire avancer le dossier de la Croatie, entravé par ses différends territoriaux avec la Slovénie. C’est un signal important sur l’engagement de l’Union à stabiliser les Balkans.

Concernant la Turquie, êtes-vous toujours partisan de son entrée dans l’Union européenne, à moyen terme ?

J’étais et je reste un ami de la Turquie. Cette qualité m’autorise à dire certaines choses plus librement qu’un autre. Lorsque, en 2004, j’ai déclaré devant l’Assemblée nationale qu’il ne fallait pas « fermer la porte à la Sublime Porte », j’avais également rappelé un certain nombre de conditions ; notamment, que les réformes nécessaires devaient se poursuivre. Peut-on dire en 2009 que la Turquie a rempli son contrat ? Malheureusement, non. Ou alors de façon trop parcellaire. Les réformes intérieures ont été lancées en 2004, mais se sont rapidement essoufflées. Sur le dossier arménien, malgré de nombreuses exhortations de ma part, la frontière entre la Turquie et l’Arménie reste toujours fermée. Certes, le président turc, Abdullah Gül, est allé assister, pendant quelques heures, à un match de football à Erevan, et un timide processus diplomatique semble enclenché. Mais les barrières sont toujours là. Quant au passé, alors que le génocide arménien a été perpétré il y a bientôt un siècle, je constate qu’on n’assiste à aucun changement notable du côté turc. On ne peut pas bâtir l’avenir sur le déni ou l’ignorance du passé. Cela aussi, je l’ai dit à la tribune de l’Assemblée. J’espérais au moins qu’un début de processus de reconnaissance serait engagé. Or, chaque fois que des intellectuels turcs de bonne volonté vont dans ce sens, ils sont ostracisés, voire condamnés. Je note également que l’on n’avance pas au sujet de Chypre, ce qui provoque un blocage dans la relation entre l’Otan et l’Union européenne. Enfin, il y a l’affaire du voile : revenir sur l’héritage d’Atatürk est un signal décevant. La société politique turque n’est pas encore stabilisée.

Que s’est-il passé lors du dernier sommet de l’Otan, à Strasbourg, au début d’avril ?

Pour moi, ce fut une douche glacée. Pourquoi ? L’un des arguments principaux des opposants à l’entrée de la Turquie dans l’Union - qui, le plus souvent, relèvent du sous-entendu - n’est autre que la religion. Or, à Strasbourg, le gouvernement turc a tenté d’instrumentaliser la religion pour briser le consensus de l’Alliance. Comment ? En se positionnant à l’intérieur de l’Otan comme le porte-parole de l’islam, d’un islam prétendument offensé par le candidat pressenti au poste de secrétaire général de l’Alliance, Anders Fogh Rasmussen, Premier ministre danois au moment de la publication des caricatures de Mahomet. A partir du moment où l’on entre dans cette logique, où, au lieu de parler de la défense commune des démocraties, la religion devient un levier de pression contre d’autres gouvernements, on est dans autre chose. J’ajoute que Barack Obama a dû passer un certain temps au téléphone pour convaincre le Premier ministre Erdogan, qui était à Ankara, de débloquer la situation. La plupart des chefs d’Etat et de gouvernement présents se sont demandés comment ils feraient dans le futur avec un tel partenaire si celui-ci était un jour intégré à l’Europe.

Vous avez donc changé d’avis sur la Turquie !

Ma position est celle du gouvernement. Il n’y a qu’une ligne et je l’appliquerai. A titre personnel, je dois dire que ce que j’ai vu depuis cinq ans m’a fait évoluer dans une direction qui n’est pas celle d’une intégration de la Turquie en Europe. La Turquie est un grand pays, ami de la France et de l’Europe, essentiel sur le plan de nos intérêts politiques, économiques et stratégiques. Il faut donc poursuivre la négociation et intensifier notre coopération bilatérale et notre action en commun au niveau international, comme en Afghanistan et au Proche-Orient. Mais nous n’allons pas vers l’adhésion. Nous allons vers autre chose. A nous de le construire : la Turquie avec l’Europe, mais pas dans l’Europe.

Avez-vous aussi changé d’avis au sujet de la guerre d’Irak ?

On a caricaturé ma position, comme celle de Bernard Kouchner, d’ailleurs. Je n’étais pas pour la guerre en Irak, j’étais contre la guerre avec les Etats-Unis à propos de l’Irak.

Il est vrai que vous êtes réputé atlantiste...

Qu’est-ce que cela veut dire ? A l’heure où la France a pleinement réintégré l’Otan ! Que je serais un agent de la CIA ? Que je suis payé par les Etats-Unis ? Que je ne suis pas assez français pour être au gouvernement ? Que je ne suis pas né au bon endroit ? Que mon nom n’a pas la bonne consonance ? Cette caricature permanente est insupportable et nauséabonde.

A quand le fauteuil de ministre des Affaires étrangères ?

Pour l’heure, je suis totalement concentré sur ma mission et, croyez-moi, elle n’est pas de tout repos ;

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Sources

L’EXPRESS, Par Jean-Michel Demetz, Christian Makarian, le 17/07/2009

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