La Cour constitutionnelle a finalement annulé, le 5 juin 2008, les amendements par lesquels le Parlement avait, le 9 février dernier, modifié les articles 10 et 42 de la Constitution, afin de lever l’interdiction du port du voile dans les universités.
Promulguée par le Président de la République, le 22 février, cette réforme avait néanmoins fait l’objet d’un recours déposé par le CHP et le DSP. Entre temps, les tentatives d’application de la réforme avaient provoqué une certaine confusion dans les universités, certains recteurs décidant d’accueillir des étudiantes voilées, d’autres au contraire de maintenir l’interdiction à leur endroit. Trois mois après, le verdict est tombé : la révision constitutionnelle est annulée, le foulard reste donc interdit dans les universités.
L’hostilité de la Cour au port du voile sur les campus était connue et, à cet égard, la décision rendue n’est pas vraiment surprenante, mais la méthode adoptée par les juges, pour se prononcer, fournit des indicateurs précieux sur l’attitude qui est celle du pouvoir judiciaire dans le conflit qui oppose l’establishment laïque à l’AKP. En effet, le choix de l’annulation pour un motif de fond (atteinte aux principes fondamentaux de la République, en particulier au principe de laïcité) montre que les juges, en l’occurrence, n’ont pas hésité à braver ouvertement le parti majoritaire, alors même que le rapporteur de l’affaire avait recommandé de rejeter le recours, en rappelant que le juge constitutionnel turc ne peut annuler un tel amendement que pour des motifs de forme et de procédure. Cet examen au fond de la constitutionnalité de l’amendement était néanmoins prévisible, car la Cour avait, dès le 7 mars dernier, accepté d’examiner le recours.
Par ailleurs, le nombre de voix favorable à cette décision au sein de la Cour (9 contre 12) est aussi à relever. Il indique que cette juridiction que l’on disait divisée et qui s’était montrée parfois imprévisible, serre les rangs désormais face à un gouvernement qui est considéré comme un danger pour la République laïque. Avant elle, le Conseil d’Etat, dès le 11 mars, avait annulé la circulaire du Président du YÖK, demandant aux recteurs de mettre en application la levée de l’interdiction du voile dans leurs universités. Quant au procureur général de la Cour de cassation, on sait qu’il a engagé le 14 mars une procédure de dissolution contre l’AKP. En réalité, il est clair que, depuis l’ouverture de la crise présidentielle, l’année dernière, le pouvoir judiciaire n’a cessé de monter en puissance dans le conflit qui oppose le camp laïque au gouvernement de l’AKP. Alors même que l’armée ne peut plus sortir de ses casernes, que le Conseil de Sécurité Nationale n’a plus les mêmes pouvoirs qu’en 1997, que le parti kémaliste est minoritaire, ce sont les juges qui ont montré qu’en fait, ils avaient encore les moyens d’arrêter le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Ce sont eux qui ont annulé le premier tour de la présidentiel l’année dernière, ce sont eux qui viennent de maintenir l’interdiction du port du foulard dans les universités, ce sont eux qui se préparent à fermer l’AKP et à interdire ses leaders. Car, une telle décision laisse clairement entrevoir une issue fatale pour le parti de Recep Tayyip Erdogan. Rappelons, à cet égard, que, le 1er avril dernier, la Cour Constitutionnelle a accepté, à l’unanimité, d’examiner le recours formulé par le procureur général Abdurrahman Yalçinkaya, demandant la dissolution de l’AKP. Ces indicateurs multiples et concordants montrent donc un pouvoir judiciaire mobilisé et déterminé.
Réactions vives
Face à lui, les réactions du pôle gouvernemental ont été particulièrement dures. « Viol du droit », « Atteinte à la souveraineté nationale » ont clamé divers responsables politiques et journalistes pro-gouvernementaux, le député AKP de Diyarbakir, Abdurrahman Kurt évoquant même « un coup d’Etat des toges » ! C’est sur la légitimité du juge constitutionnel à annuler des amendements adoptés par le Parlement, à une majorité renforcée, que s’interrogent des commentateurs, qui ne sont pas toujours issus d’ailleurs de la formation politique gouvernante. Ainsi s’installe un débat « a la Turca » sur les prétentions qu’aurait le juge constitutionnel turc à gouverner. Critiques, les nationalistes du MHP, qui, on le sait, sont à l’origine des amendements contestés, puisque ce sont eux qui ont pressé l’AKP de les faire adopter, se montrent plus nuancés. Pour eux, la décision est politique, mais elle doit être respectée. Le MHP, au-delà de considérations liées à l’affaire, s’inquiètent surtout des divisions qu’elle a provoquées, en se posant une fois de plus en réconciliateur de la nation turque.
Alors même que le parti kémaliste CHP se réjouit de la décision en estimant qu’elle pourrait remettre en cause la présence du voile de Madame Gül à Çankaya, on assiste en fait, en Turquie, à une exacerbation du conflit latent depuis plus d’un an, entre la légitimité d’un gouvernement issu des urnes et celle d’une élite étatique qui se considère propriétaire de la République. Pour une telle élite, c’est l’atteinte portée par l’AKP à des principes républicains intangibles, qui justifie les pouvoirs élargie que s’est arrogée la Cour. Il reste à savoir si le système actuel à encore les moyens de contenir les tensions qui sont en train de s’aiguiser et qui menacent de sortir des cadres de la constitutionnalité et de la légalité encore en vigueur.