Le sentiment d’une fragilité de la laïcité est un bon point de départ pour notre réflexion, parce que cette fragilité atteste dans le même temps que la laïcité est dans une situation critique, qu’elle désigne moins la plénitude d’une réponse que la forme d’un problème ; et que pourtant elle doit être préservée, placée sous notre commune responsabilité, parce qu’elle est aujourd’hui une condition indépassable de l’existence sociale. Les propos qui suivent se répartiront selon ces deux orientations, entre un pôle critique et un pôle éthique.
Le problème de la laïcité
Remarquons d’abord que le problème de la laïcité est aggravé par diverses circonstances. En France, c’est la rencontre avec l’Islam, désormais seconde religion du pays, qui fait vaciller un équilibre délicat ; et la réticence à intégrer tout pays de tradition musulmane à l’Europe laisse un goût amer à ceux qui croyaient être sortis de la Chrétienté. En Turquie, paradoxalement, c’est l’orientation vers l’Europe, avec l’obligation de pluralisme religieux qui s’y rattache plus ou moins, l’obligation aussi pour l’Etat de se désinvestir du religieux, qui prend la laïcité comme à contre-pied.
Mais plus fondamentalement, ce qui est désormais difficile pour la laïcité, c’est de répondre à l’inquiétude de ceux qui déplorent l’absence d’identité, l’amnésie d’une société incapable de se souvenir d’elle-même (et, d’ailleurs, non moins incapable d’oublier [1]), et de répondre en même temps à l’inquiétude de ceux qui redoutent le retour de traditions intégristes et exclusives, et qui demandent un peu plus d’humanisme, c’est-à-dire de république ou de libéralisme, selon les réponses préconisées.
Crise de la laïcité en France et en Turquie
Suivons ce programme de questions et revenons un moment sur la crise de la laïcité en France. Faut-il « laïciser » la laïcité, c’est à dire la désacraliser, la rendre plus ouverte et pluraliste, plus pragmatique ; ou bien faut-il la renforcer pour définir un espace d’égalité et de cohésion nationale homogène [2] ? L’« affaire des foulards » peut être considérée comme l’emblème de cette crise, qui révèle la difficulté à intégrer les « nouveaux français » musulmans dans les termes d’un contrat qui faisait de la séparation du religieux et du politique la base de la possible coexistence entre le droit civil et la sincérité religieuse. Ce qui se trouve ainsi déstabilisé sous le nom même de laïcité c’est un compromis établi non sans peine, au terme de longues guerres de religions et d’une longue conquête de l’autonomie du politique : compromis [3] entre un principe républicain, par lequel l’Etat voudrait en quelque sorte obliger chacun à exercer sa liberté de penser, en laissant au vestiaire ses allégeances religieuses ou communautaristes diverses dès lors qu’il accède à l’espace public, à l’espace de la délibération républicaine ; et un principe plus démocratique, qui voudrait davantage laisser faire le jeu des divers processus sociaux, cette sécularisation spontanée par laquelle la sphère religieuse se différencie du non-religieux, se privatise, se subjectivise, se pluralise, etc. [4]
C’est encore cette équivoque qui semble avoir marché à l’occasion de la récente révision des lois Falloux [5], avec le double langage du gouvernement : en faveur des écoles privées catholiques on invoquera une laïcité flexible, souple à leur culture et à leurs intérêts ; en se tournant vers les musulmans, on invoquera une laïcité inflexible, moniste et rigide. On peut alors dire tantôt : « voyez comme je suis pluraliste », et tantôt : « voyez comme je suis républicain ».
Mais au-delà du double-langage, l’équivoque est si profonde que le camp dit laïc lui-même en est déchiré. Car l’ambivalence est réelle. Historiquement, il n’est pas possible de réduire la laïcité au seul pôle républicain : d’abord parce qu’on ne peut pas avancer très loin en direction de la laïcité républicaine si la sécularisation démocratique est restée stagnante, et réciproquement sans doute [6]. Ensuite parce que concrètement les lois laïques ont moins été édictées au rythme des victoires du camp laïc que composées par les « compromis », au sens constructif du terme, qui ont permis à cette laïcité de rentrer dans les moeurs. Dans bien des écoles publiques, on l’a oublié aujourd’hui, les crucifix ont mis du temps à disparaître : il fallait laisser faire le temps. Peut-être en est-il de même pour les « foulards » de certaines écolières musulmanes ? Dans tous les cas c’est ce compromis délicat qui est fragilisé, déstabilisé par l’obligation d’intégrer une population musulmane non-négligeable.
Cette difficulté est augmentée par une seconde, issue du préjugé très répandu que la France a inventé la laïcité, et que les sociétés musulmanes en sont incapables. Mais en islam un sujet doit être jugé selon l’école de droit islamique dont il relève, et plusieurs écoles peuvent exister sur le même territoire ; il y a là en germe un pluralisme juridique dont Mohamed Arkoun a raison de penser que, repris et développé, il a beaucoup à enseigner à l’Occident [7]. Or ce préjugé rend la société française incapable d’imaginer à quel point elle peut être perçue de l’extérieur comme une société de « chrétienté » : jusque dans ses média les moins chrétiens, c’est au Pape qu’on demande son mot sur la Morale, la Paix, Noël, ou éventuellement la Nature. Le grand discours d’émancipation universelle et d’humanisme (quasi théologique ! [8]) qui anime ses intellectuels les plus anti-cléricaux, peut aussi être entendu (et non sans quelque raison) comme un discours « missionnaire ». Le mode de vie français, pour autant qu’il existe, est également une sécularisation de la culture chrétienne : il n’y a ni langue ni territoire sacrés, ni véritable interdit alimentaire, et le vin reste la boisson nationale. Plus précisément encore, attachés à l’unité du corps social plus qu’à la séparation des pouvoirs, les athées français sont le plus souvent des athées du catholicisme (plus souvent que du judaïsme ou du protestantisme), d’autant plus prisonniers de leur culture d’origine qu’ils la nient et n’ont jamais réglé leur dette : la possibilité de la nier et de s’en rendre indépendant est encore une modalité de cette dette. Plutôt que la dénégation, mieux vaudrait faire de ce passif de traditions le lieu d’une remémoration libératrice ; mais l’on craint de déchaîner des traditions encore trop puissantes.
Au fond la plupart des questions soulevées par cette crise française de la laïcité pourraient être transposées dans le contexte turc, et tout particulièrement la dernière série de remarques : la laïcité turque aussi ne perçoit pas bien à quel point elle n’est que la forme sécularisée d’un islam sunnite et hanéfite officiel, en situation de quasi-monopole, alors que cet islam n’avait pas par lui-même développé une structure théologique qui le rende capable de supporter la sécularisation. Peut-être en ce sens Mustapha Kemal a-t-il été trop vite : il a imposé un modèle juridique, une tenue vestimentaire, une réforme de l’écriture, etc, qui manquaient de bases sociales. Bref, il s’est attaqué aux aspects « superficiels » de la question alors que la réussite de la « greffe laïque » aurait nécessité des points d’ancrage dans une infrastructure sociale mieux assise.
Le problème se pose donc une première fois, dans la mesure où une part de plus en plus importante des intellectuels et des responsables turcs se disent qu’on ne peut pas imposer la laïcité de l’extérieur, sans qu’il y ait une structure d’accueil interne aux religions qui rende la greffe laïque possible. Cette structure théologique suppose une critique interne des religions qui n’est possible que dans un contexte de pluralisme religieux. Or ce pluralisme, et par là cette critique théologique interne, sont bloqués par la structure même de la laïcité turque [9]. L’interventionnisme de l’Etat en matière religieuse (la nomination et l’envoi d’imams dans les communautés turques immigrées, par exemple [10]) a fait de l’Islam sunnite une sorte d’appareil idéologique d’Etat, à l’exclusion des tendances plus hétérodoxes : les alévis, les chafi’ites kurdes, certaines confréries plus mystiques mais moins ritualistes, qui insistent davantage sur la conversion du cœur ou sur la nécessité de penser ensemble la foi et la science, à l’exclusion aussi des mouvements islamistes qui sont en train de bricoler dans les banlieues d’Istanbul ou de Francfort un nouvel islam semi-politique [11].
Le problème se repose une seconde fois, parce qu’en se tournant vers l’Europe, l’argumentation de la diplomatie turque (nous vous sommes un rempart contre l’islamisme, et notre intégration à l’Europe est à la fois le salaire et la garantie de notre attachement à la laïcité) est prise à contre-pied. D’abord à l’inverse de la France, bien des pays européens sont plus sécularisés que laïcs, et pour eux ce qui compte d’abord c’est le pluralisme et le libéralisme religieux réels. Bref, l’intégration à l’espace européen, à ses alliances multiples, à sa forme réticulaire même, exigerait un peu moins de monisme républicain et un plus de pluralisme démocratique.
Ensuite le modèle laïc français exige une séparation étroite, un désinvestissement de l’Etat par rapport au religieux. De ce point de vue, le modèle turc lui paraît incohérent : l’inscription de la religion sur la carte d’identité, issue du vieux système des « millet » et des obligations du traité de Lausanne, est anti-laïque au possible, et porte un germe d’apartheid qui est le contraire de l’esprit de la laïcité, sauf si cette dernière n’est que le paravent pour imposer l’unité religieuse et politique nationale, c’est à dire pour exclure ou assimiler les diverses « minorités ».
Enfin la laïcité turque, qui se voulait héritière d’une moralité débarrassée des superstitions religieuses, se retrouve perçue en Turquie comme corrompue, cheval de Troie de la débauche et du matérialisme de l’Europe. Pour notre part, attachés à la laïcité française, nous ne laisserons pas dire ce genre de choses, pas plus aux musulmans qu’aux orthodoxes ni aux papistes : précisément parce que notre laïcité tient à la sécularisation même qui fut permise par nos religions, nous voyons au lieu de la débauche une passion pour l’énigme du corps (sous toutes ses faces, certes !), une véritable mystique de la singularité des corps ; et au lieu du matérialisme des sciences nous voyons une mystique du doute, la volonté de replacer sans cesse l’interrogation au milieu, la plus totale « désorientation ». Mais cette anamnèse de la culture française, qui suppose qu’une laïcité vivante n’est pas une amnésie quant aux sources religieuses diverses de nos cultures [12], et y puise ses forces vives, est inaccessible à nos dévots censeurs ; elle ne l’est pas moins à la laïcité turque, issue d’une autre histoire, condamnée à y puiser sa propre justification, à en faire sa propre anamnèse.
A suivre...