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La condition laïque : réflexions sur le problème de la laïcité en Turquie et en France (1)

vendredi 26 novembre 2010, par Olivier Abel

Le sentiment d’une fragilité de la laïcité est un bon point de départ pour notre réflexion, parce que cette fragilité atteste dans le même temps que la laïcité est dans une situa­tion critique, qu’elle désigne moins la plénitude d’une réponse que la forme d’un problème ; et que pourtant elle doit être préservée, placée sous notre commune respon­sabi­lité, parce qu’elle est aujourd’hui une condition indépassable de l’existence so­ciale. Les propos qui suivent se répartiront selon ces deux orientations, entre un pôle critique et un pôle éthique.

Le problème de la laïcité

Remarquons d’abord que le problème de la laïcité est aggravé par diverses cir­cons­tances. En France, c’est la rencontre avec l’Islam, désormais se­conde religion du pays, qui fait vaciller un équilibre délicat ; et la réticence à intégrer tout pays de tradi­tion musul­mane à l’Europe laisse un goût amer à ceux qui croyaient être sortis de la Chrétienté. En Turquie, paradoxalement, c’est l’orientation vers l’Euro­pe, avec l’obligation de pluralisme religieux qui s’y rattache plus ou moins, l’obligation aussi pour l’Etat de se désinvestir du reli­gieux, qui prend la laïcité comme à contre-pied.

Mais plus fondamentalement, ce qui est désormais difficile pour la laïcité, c’est de répondre à l’inquié­tude de ceux qui déplo­rent l’ab­sence d’i­dentité, l’amnésie d’une société incapable de se souvenir d’elle-même (et, d’ail­leurs, non moins incapable d’oubli­er [1]), et de répon­dre en même temps à l’inquiétude de ceux qui redoutent le retour de traditions intégristes et exclusives, et qui demandent un peu plus d’humanisme, c’est-à-dire de république ou de libéralisme, selon les réponses préconisées.

Crise de la laïcité en France et en Turquie

Suivons ce programme de questions et revenons un moment sur la crise de la laïcité en France. Faut-il « laïciser » la laïcité, c’est à dire la désacraliser, la rendre plus ouverte et pluraliste, plus pragmatique ; ou bien faut-il la renforcer pour définir un espace d’égalité et de cohésion nationale homogène [2] ? L’« affaire des foulards » peut être con­sidé­rée comme l’emblème de cette crise, qui révèle la difficulté à intégrer les « nou­veaux français » musulmans dans les termes d’un contrat qui faisait de la séparation du reli­gieux et du politique la base de la possible coexis­tence entre le droit civil et la sincérité religieuse. Ce qui se trouve ainsi déstabilisé sous le nom même de laïcité c’est un compromis établi non sans peine, au terme de longues guerres de reli­gions et d’une longue conquête de l’autonomie du poli­tique : compromis [3] entre un prin­cipe républicain, par lequel l’Etat voudrait en quelque sorte obliger chacun à exercer sa liberté de penser, en laissant au vestiaire ses allégeances religieuses ou communautaristes diverses dès lors qu’il accède à l’es­pace public, à l’espace de la délibération républicaine ; et un principe plus démocra­tique, qui voudrait davantage laisser faire le jeu des divers processus sociaux, cette sécularisation spontanée par laquelle la sphère religieuse se différencie du non-religieux, se privatise, se subjectivise, se pluralise, etc. [4]

C’est encore cette équivoque qui semble avoir marché à l’occasion de la récente révision des lois Falloux [5], avec le double langage du gouver­nement : en faveur des écoles privées catholi­ques on invoquera une laïcité flexi­ble, souple à leur culture et à leurs intérêts ; en se tournant vers les musul­mans, on invoquera une laïcité inflexible, mo­niste et rigide. On peut alors dire tantôt : « voyez comme je suis plura­liste », et tantôt : « voyez comme je suis républicain ».

Mais au-delà du double-langage, l’équivoque est si profonde que le camp dit laïc lui-même en est déchiré. Car l’ambivalence est réelle. Historiquement, il n’est pas possible de réduire la laï­cité au seul pôle républicain : d’abord parce qu’on ne peut pas avancer très loin en direction de la laïcité républicaine si la sécula­risation démocratique est restée stagnante, et réciproquement sans doute [6]. Ensuite parce que concrètement les lois laïques ont moins été édictées au rythme des victoires du camp laïc que composées par les « compromis », au sens cons­tructif du terme, qui ont permis à cette laï­cité de rentrer dans les moeurs. Dans bien des écoles publi­ques, on l’a oublié aujourd­’hui, les crucifix ont mis du temps à dispa­raître : il fallait laisser faire le temps. Peut-être en est-il de même pour les « foulards » de certaines écolières musulmanes ? Dans tous les cas c’est ce compromis délicat qui est fragilisé, déstabilisé par l’obligation d’in­tégrer une population musulmane non-négligeable.

Cette difficulté est augmentée par une seconde, issue du préjugé très répandu que la France a inventé la laïcité, et que les sociétés musulma­nes en sont incapables. Mais en islam un sujet doit être jugé selon l’école de droit isla­mique dont il relève, et plusieurs écoles peuvent exister sur le même terri­toire ; il y a là en germe un plura­lisme juri­dique dont Mohamed Arkoun a raison de penser que, repris et développé, il a beaucoup à enseigner à l’Occident [7]. Or ce préjugé rend la société française incapable d’imaginer à quel point elle peut être perçue de l’extérieur comme une société de « chrétienté » : jusque dans ses média les moins chrétiens, c’est au Pape qu’on demande son mot sur la Morale, la Paix, Noël, ou éventuellement la Nature. Le grand discours d’émanci­pation universelle et d’humanisme (quasi théologique ! [8]) qui anime ses intel­lectuels les plus anti-cléricaux, peut aussi être entendu (et non sans quelque rai­son) comme un discours « missionnaire ». Le mode de vie fran­çais, pour autant qu’il existe, est également une sécularisa­tion de la culture chrétien­ne : il n’y a ni langue ni terri­toire sacrés, ni vérita­ble interdit alimen­taire, et le vin reste la boisson nationale. Plus précisément encore, attachés à l’unité du corps social plus qu’à la sépa­ration des pouvoirs, les athées français sont le plus souvent des athées du ca­tholi­cisme (plus souvent que du judaïsme ou du protestantis­me), d’au­tant plus prison­niers de leur culture d’origine qu’ils la nient et n’ont ja­mais réglé leur dette : la possibilité de la nier et de s’en rendre indépen­dant est encore une modalité de cette dette. P­lutôt que la dé­négation, mieux vaudrait faire de ce pas­sif de tradi­tions le lieu d’une remémora­tion libéra­trice ; mais l’on craint de déchaîner des traditions encore trop puissantes.

Au fond la plupart des questions soulevées par cette crise française de la laïcité pourraient être transposées dans le contexte turc, et tout particulièrement la dernière série de remarques : la laïcité turque aussi ne perçoit pas bien à quel point elle n’est que la forme séculari­sée d’un islam sunnite et hanéfite officiel, en situation de quasi-monopole, alors que cet islam n’avait pas par lui-même développé une structure théologique qui le rende capable de supporter la sécularisa­tion. Peut-être en ce sens Mustapha Kemal a-t-il été trop vite : il a imposé un modèle juridique, une tenue vestimentai­re, une réforme de l’écriture, etc, qui manquaient de bases sociales. Bref, il s’est atta­qué aux as­pects « superficiels » de la question alors que la réussite de la « greffe laïque » aurait nécessité des points d’an­crage dans une infra­structure sociale mieux assise.

Le problème se pose donc une première fois, dans la mesure où une part de plus en plus importante des intellectuels et des responsables turcs se disent qu’on ne peut pas imposer la laïcité de l’exté­rieur, sans qu’il y ait une structure d’ac­cueil interne aux reli­gions qui rende la greffe laïque possible. Cette structure théologique suppose une critique interne des religions qui n’est possible que dans un contexte de pluralisme religieux. Or ce pluralisme, et par là cette critique théologique interne, sont bloqués par la structure même de la laïcité turque [9]. L’interventionnisme de l’Etat en matière religieuse (la nomina­tion et l’envoi d’imams dans les communautés turques immi­grées, par exemple [10]) a fait de l’Islam sunnite une sorte d’appareil idéologique d’Etat, à l’exclusion des tendances plus hétéro­doxes : les alévis, les chafi’ites kurdes, certaines confréries plus mystiques mais moins ritu­alistes, qui insis­tent davan­tage sur la con­version du cœur ou sur la nécessité de penser ensemble la foi et la science, à l’exclusion aussi des mouvements isla­mistes qui sont en train de bricoler dans les ban­lieues d’Istanbul ou de Francfort un nouvel islam semi-politique [11].

Le problème se repose une seconde fois, parce qu’en se tournant vers l’Europe, l’argumentation de la diplomatie turque (nous vous sommes un rempart contre l’islamisme, et notre intégration à l’Europe est à la fois le salaire et la garantie de notre attachement à la laïcité) est prise à contre-pied. D’abord à l’inverse de la France, bien des pays européens sont plus sécularisés que laïcs, et pour eux ce qui compte d’abord c’est le pluralisme et le libéralisme religieux réels. Bref, l’intégration à l’espace européen, à ses alliances multiples, à sa forme réticulaire même, exigerait un peu moins de monisme républicain et un plus de plura­lisme démocratique.

Ensuite le modèle laïc français exige une séparation étroite, un désin­vestissement de l’Etat par rapport au reli­gieux. De ce point de vue, le modèle turc lui paraît incohérent : l’inscription de la reli­gion sur la carte d’identité, issue du vieux système des « millet » et des obligations du traité de Lausanne, est anti-laïque au possible, et porte un germe d’apart­heid qui est le contraire de l’esprit de la laïci­té, sauf si cette dernière n’est que le paravent pour imposer l’unité reli­gieuse et politique nationale, c’est à dire pour exclure ou assi­miler les diverses « minorités ».

Enfin la laïcité turque, qui se voulait héritière d’une moralité débarrassée des superstitions religieuses, se retrouve perçue en Turquie comme corrompue, cheval de Troie de la débauche et du matérialisme de l’Europe. Pour notre part, attachés à la laïcité française, nous ne laisserons pas dire ce genre de choses, pas plus aux musulmans qu’aux orthodoxes ni aux papistes : précisément parce que notre laïcité tient à la sécularisation même qui fut permise par nos religions, nous voyons au lieu de la débauche une passion pour l’é­nigme du corps (sous toutes ses faces, certes !), une véritable mystique de la singularité des corps ; et au lieu du matéria­lisme des sciences nous voyons une mystique du doute, la volonté de replacer sans cesse l’interrogation au milieu, la plus totale « désorientation ». Mais cette anamnèse de la culture fran­çaise, qui suppose qu’une laïcité vivante n’est pas une amnésie quant aux sources reli­gieu­ses diverses de nos cultures [12], et y puise ses forces vives, est inaccessible à nos dévots censeurs ; elle ne l’est pas moins à la laïcité turque, issue d’une autre histoire, condamnée à y puiser sa propre justification, à en faire sa propre anamnèse.

- A suivre...

- Volet 2

- Volet 3


- Le site d’Olivier Abel

Source : Olivier ABEL, « La condition laïque : réflexions sur le problème de la laïcité en Turquie et en France », in Cemoti, n° 19 - Laïcité(s) en France et en Turquie, [En ligne], mis en ligne le 14 mai 2006.

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Voir en ligne : http://cemoti.revues.org/document16...

Notes

[1Voir à ce sujet le n° d’Esprit, Juillet 1993, consacré au poids de la mémoire.

[2Voir le remarquable dossier sur ces controverses, de Pierre Ognier « Ancienne ou nouvelle laïcité ? Après dix ans de débat », dans Esprit, Août-Septembre 1993. Voir également, pour la genèse des idées proposées ici, mon article sur « Que veut dire la laïcité ? » dans le CEMOTI n°10-1990.

[3Compromis est ici entendu au sens proposé par Luc Boltanski et Lau¬rent Thévenot, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 : alors qu’un consensus résoud un litige, dans une sphère de justification homogène, un compromis termine un différend, à l’inter¬section de sphères de justifications hétérogènes. Dans le cas de la laïcité, voir l’équilibre triangulaire proposé par le rapport de Jean Baubé¬rot sur la chaire d’« Histoire et so¬ciolo¬gie de la laïcité », dans l’An¬nuaire de la Ve section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, l’an dernier (p.459-466).

[4Voir Olivier Tschannen, Les théories de la sécularisation, Genève, Droz, 1992 (notamment les p.62 sq.).

[5L’école, comme la médecine et la santé publique, fut longtemps le vecteur d’une sécularisation de la morale (on pense àl’obsession de l’hygiène et à la pasteurisation généralisée, sorte de religion « blan-chie »). C’est pourquoi le retour des religions àl’école ou dans la méde¬cine à l’occasion des questions bioéthiques, est perçue comme une menace ou une revanche. Comme si certaines options fondamentales échap¬paient au débat, ne pouvaient être affirmées que de « dehors ».

[6Historiquement, il n’est pas davantage possible de réduire la laïcité à la sécularisation libérale : les lois laïques fondamentales sont celles du mariage civil, d’une souveraineté politique et juridique non gagée sur la religion (ce n’est pas le cas aux Etats-Unis), la garantie de totale liberté des cultes tant que ceux-ci ne cherchent pas à empiéter sur la souveraineté nationale (ce n’est pas le cas en Turquie). Dans la proportion où une religion place l’obéissance à Dieu au-dessus des lois du pays (ce que d’une certaine manière font toutes les religions), elle peut le faire éthiquement, comme une exigence supérieure ou une objection de conscience (souscrire à l’interdit de l’avortement par exemple). Mais elle peut être placée dans des situations-limites de transgression des lois ; c’est ce qui fait que toute religion comporte une part non seulement de morale ou de conviction privée, mais de clandestinité et d’illégalité (voir l’histoire de la Cimade, cette ONG créée pendant la dernière guerre et qui continue à établir des filières d’insertion pour des réfugiés et apatrides) ; cette transgression ne peut être autorisée à présenter ses justifications que si elle sont pesées par une extrême conscience du respect des lois, et non si elles se drapent dans un mépris général de celles-ci (voir pour ce débat, à propos de l’objection de conscience non-violente, l’argumentation de Paul Ricœur dans « Etat et Violence », Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1964).

[7L’Empire ottoman avait inventé des techniques juridiques pour faire coexister des langues, des religions et même des droits différents : la différence entre le droit coutumier, « la » loi islamique et la législation impériale est un des rythmes fondamentaux du monde ottoman, et c’est un des arguments de Pierre Bayle dans sa polémique pour la tolérance civile contre « La France toute catholique » de Louis XIV. Plus tard, les « tanzimat » ont été très loin dans l’invention d’un modèle de laïcité assez original. Enfin les réformes de Mustapha Kemal étaient très avancées dans la voie de la laïcisation : le fait que les femmes turques aient eu droit de vote avant les Françaises en est l’indice.

[8L’anthropocentrisme de Luc Ferry dans Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992 est probablement un excès de ce genre, où l’humanisme devient d’autant plus dogmatique qu’il n’y a plus de Dieu.

[9Ce serait au contraire une condition politique pour la laïcité que de renoncer à vouloir solidifier sur la même frontière un territoire poli¬tique par celui d’une croyance, d’une langue, d’une nation, etc. Car le fondement de la laïcité, c’est d’abord l’existence concrète dans un pays de plusieurs communautés ou confessions sensiblement égales en force ou en prestige. Le laïcisme, en réduisant cette diversité au simple rituel de l’unité nationale, a scié la branche sur laquelle la laïcité pouvait être assise ! La laïcité a du mal à s’établir dans un pays mono-religieux, d’une part parce qu’en endossant la fonction sociale de la religion adverse, elle devient alors elle-même une quasi-religion (ce que le kémalisme est bien devenu dans l’esprit de certains, ou le pantouranisme, ou le socialisme chez d’autres, comme le montrerait un inventaire des « Turquies idéales » chez les Turcs émigrés). D’autre part, parce qu’elle structure en face d’elle une religion qui ne cherche plus qu’à prendre sa place.

[10L’argument plausible, et en tous les cas judicieux, qui couvre cette pratique, est que si l’Etat turc ne fai¬sait pas cela, s’il reconnaissait ou laissait reconnaître par l’Etat français les imams « spontanés », on verrait bientôt partout des imams islamistes déve¬lopper une idéologie anti-laïque.

[11La réaction contre le Marché et l’Empire démocratique occidental levée par ces « jeunes turcs » islamistes, invente un Islam très pur mais imaginaire, souvent bien plus occidentalisé que celui qu’abandonnent des « vieux » Turcs dotés d’une culture musulmane réelle, mais effrayés par l’islamisme ; il ne faut pas négliger les effets de cette onde de sécularisation dans des milieux profondément religieux. Par ailleurs, lorsque la conviction et l’espérance qui animent ces théologies rencontreront l’obligation de responsabilité et de compromis qui est le propre de tout vécu éthique, l’islam ainsi « réinventé » pourra avoir recours à une gigantesque mémoire dormante des sociétés islami-ques.

[12Dans la mystique du corps on aura reconnu la passion catholique de l’Incarnation, et dans celle du doute le geste calviniste de remise de tous les fidèles à équidistance des Ecritures seules, de Dieu seul.

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