Si la laïcité est partout en crise, c’est que le noyau de notre culture est en train d’éclater entre deux principes autrefois compromis dans le même fragile équilibre, et aujourd’hui antagonistes : un principe d’appartenance à des mondes de langage et de tradition, et un principe de critique universelle et sans entrave. Il y a dans le même temps un sentiment de déficit d’identité, et un sentiment de déficit d’humanité : le premier sentiment voudrait le respect de la diversité des « formes de vie » et de communautés, le second, pour lequel « l’identité n’est pas ce qui importe », voudrait un minimum commun d’humanisme. Dans tous les cas, la « forme » du problème dont la laïcité cherchait la solution demeure plus que jamais la nôtre.
Pour une éthique de la laïcité
Nous chercherons maintenant à définir les conditions sous lesquelles une éthique laïque peut répondre à cette double-question. Le maître-mot de cette éthique pourrait être la civilité. Celle-ci intégrerait une dimension de civisme, au sens républicain, mais serait irréductible au civisme, au sens où celui-ci définit une sphère de légitimité homogène, où les acteurs parlent le même langage et adhèrent aux mêmes valeurs d’intérêt général, de solidarité et de participation. La civilité suppose l’acceptation que dans la cité tout le monde ne parle pas le même langage, qu’il y a une pluralité de sphères de légitimité hétérogènes [1], et elle suppose la capacité chez les acteurs à passer d’une sphère à une autre. Mais la civilité suppose également que dans cette diversité les acteurs jouent fair-play, soient à ce qu’il font et respectent les règles respectives des différentes sphères où ils évoluent, ne mangent pas à tous les râteliers et construisent un minimum de cohérence. Pour mieux faire sentir la différence de cette civilité avec l’éthique du civisme qui avait jusque là constitué le fond de l’éthique laïque, nous lui préfèrerons le nom d’« urbanité ».
L’urbanité et le dialogue des universalités
L’urbanité, à y bien réfléchir, décrit mieux l’éthique laïque de notre temps, contemporaine d’une révolution urbaine sans précédent. Jadis les villes étaient au carrefour de plusieurs territoires, comme un espace public où l’individu n’était plus obligé de s’identifier par rapport aux seules traditions : un principe supérieur tenait celles-ci à distance, qui faisait fonction d’universel. Chaque ville avait son « universel » dominant. Mais les urbanisations contemporaines sont à l’intersection de plusieurs cultures citadines ; elles portent en elles plusieurs villes concurrentes, plusieurs principes supérieurs : la cité industrielle, la capitale universitaire, la ville marchande, le centre politique et administratif, se trouvent superposées avec les « universaux urbains » mêlés de Cologne, de Vérone, de Chicago ou du Caire. Dans toute grande ville aujourd’hui il y a une pluralité de « villes invisibles » dont chacune cherche à se réaliser.
Or dans ces grandes urbanisations contemporaines, le manque d’« espace intermédiaire » entre le brassage anonyme et la chaleur communautaire conduit les individus solitaires à rechercher leur « tribu » en oubliant leurs villes respectives, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture. En ce sens-là ce ne sont pas les singularités des cultures qui sont menacées, ce sont leurs universaux. Car d’un côté les différences inconvertibles survivront et se renforceront, précisément parce qu’elles sont intraduisibles. De l’autre côté tout ce qui peut être converti à l’universel marché, à Disneyworld, accèdera à cette universalité-là. Mais ce qu’il y a de visée universelle, ce qu’il y a de teneur vraiment universelle dans chaque culture, ses universaux, voilà ce qui disparaît.
Pour sortir de ce piège il nous faut accepter qu’il n’y a que des universaux en contexte. Nous n’avons pas accès à l’universel autrement que dans un long débat, à peine ébauché, entre ces « universaux en contexte ». C’est une erreur de croire que l’on peut accéder à l’universalité des Droits de l’Homme ou des sciences, ou à l’urbanité, ou à la laïcité (selon les termes du débat), en niant ou en reniant toute appartenance, tout fondement dans une tradition particulière. Qu’elle le veuille ou non toute culture comporte, pour reprendre l’expression de P.Ricœur un « noyau éthico-mythique » [2] formé d’un mélange particulier. Et ce noyau est souvent d’autant plus influent qu’il est nié et non plus critiqué. Autrement dit, notre accès à l’universel reste métaphorique [3], pris dans l’« univers » du langage chrétien, ou musulman, ou bouddhiste, etc. Et nos laïcités sont des laïcités en contexte.
L’urbanité est possible, parce que, et dans la mesure où, les diverses cultures, religions ou langues, savent que leurs universaux restent métaphoriques, et qu’il n’y a d’accès à l’universalité qu’au travers des métaphores propres à cette langue, à cette culture, à son histoire, à son contexte. Seule une longue conversation entre les cultures permettrait d’établir, prudemment, les écarts et les correspondances entre ces « universaux en contexte ». Or il faut avouer que la rencontre des cultures se fait difficilement par ce qu’elles ont chacune de plus universel, car la confrontation des universaux est toujours ce qu’il y a de plus dur, et nécessite de longues et complexes médiations. Celui qui opère de telles médiations ne peut s’installer au-dessus de ces universaux, un pied sur chacun, et la tête dans les étoiles de la transcendance ! Il doit accepter son contexte d’origine, pour se dépayser peu à peu, en sachant que le dépaysement est un déchirement.
Dans la formation de cette vertu d’urbanité, « l’avantage » des religions pourrait être de se savoir porteuses d’un rapport à l’universel à chaque fois enraciné dans les particularismes d’une langue ou d’une tradition, dans l’obligation d’interpréter, d’avoir à traduire. Comme des arts vivants, les religions en ce sens sont d’excellents « opérateurs » de contextualisation des universaux, ou de passage des cultures à leur universabilité. D’un savoir intime et non pas théorique, les « cultes » sont bien la mise en scène du noyau de leurs « cultures », de leurs scénarios fondamentaux. Et ces cultes, précisément parce que tous comportent une visée universelle, témoignent que nos universaux sont toujours encore régionaux. Enoncer cet avantage des religions n’est pas abdiquer toute approche critique des préjugés religieux. Au contraire, c’est aussi exiger des religions, si elles veulent accéder au privilège que nous venons de leur accorder, qu’elles acceptent de n’être (à cet égard) que des langues, et qu’il ne saurait pas plus y avoir une religion universelle et unique qu’il n’y a de langue universelle [4].
Mais cette condition est-elle exigible des religions ? N’est-il pas contradictoire pour elles d’accepter le pluralisme théologique, c’est-à-dire de renoncer à leur Révélation et à l’unicité de leur Vérité. C’est d’un point de vue proprement théologique d’abord qu’il faut réfuter cette objection. Au nom de quoi des « usurpateurs » revendiqueraient-ils pour eux le monopole de la langue de Dieu, ou de sa légitime interprétation ?! Par quelle présomption réduiraient-ils leur Dieu à se tenir entièrement dans leurs formes de cérémonies et de société ? La religion n’a pas pour seul but l’identification de soi ni la légitimation d’une société. Il est essentiel à la greffe laïque que les diverses confessions religieuses acceptent que le « Dieu » qu’elles honorent est plus grand que l’honneur qu’elles lui rendent.
Ce que nous devons exiger des religions est donc le pluralisme civil, car il y a désormais plusieurs « langues de Dieu » mêlées dans nos villes et nos sociétés. Mais ce n’est pas forcément le pluralisme religieux que nous demandons : en elle-même, chaque religion, comme toute création véritable, et dans cette mesure-là, « implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation » [5]. L’urbanité ne consiste pas à changer de discours ou de confession comme de chemise, mais à accepter leur pluralité même s’il y a un point où je fais corps avec l’un d’eux, pour moi inéchangeable. Il existe d’ailleurs une connivence de création singulière à création singulière [6]. C’est en effet dans ce qu’une culture ou une confession ont de plus créateur, là où l’attestation est la plus vive et singulière, là où elle est le plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la culture ou la confession des autres.
Condition de l’éthique laïque
La demande d’éthique s’inscrit dans la « condition laïque » décrite plus haut dans la mesure elle peut à son tour être caractérisée comme double. D’une part, dans un monde où la division du travail et la spécialisation technique s’augmentent des conséquences lointaines (planétaires et pour les générations à venir) de nos choix, il faut une éthique qui ne s’embarrasse pas de bonnes intentions, mais réponde à la hauteur des nouvelles responsabilités ; d’où l’éclatement en éthiques spécialisées et une pluralisation de l’éthique selon les sphères d’activité, chacune ayant à développer une déontologie propre. D’autre part nous rencontrons une demande de cohérence, de non-contradiction entre les différentes valeurs qui déchirent notre vie [7]. Cette demande de solidité, éventuellement de solidarité, bref de conviction, se comprend dans un monde où l’on a le sentiment que le sol est oublié, que l’on a perdu la surface invariante ou saisonnière des travaux et des jours. Cela suppose que notre agir et notre vie trouvent un sens, une finalité.
Il faudrait donc une éthique qui comporte ce respect des pluralités et des discontinuités, en même temps que le sens de la cohérence et de la solidarité interne de chacun et de nos sociétés : comment vivre ensemble la pluralité des limites, et les limites de la pluralité ? Ce qu’il faut ici, c’est bien une autre structure du comportement, qui d’une part soit capable de rencontrer une pluralité de régimes éthiques, une éthique pluralisée qui permettrait au sujet de sentir la pluralité des mondes (styles culturels ou religieux, sphères d’activité, types de responsabilité, ou échelles de décision [8]), mais d’autre part qui soit capable de donner au sujet et à la société ce minimum de non-contradiction qui fait que je suis moi-même et non pas un autre, que je ne peux pas vouloir en même temps une chose et son contraire, que je ne peux pas davantage exiger d’autrui ce que je n’exigerais pas de moi-même, ou me justifier par un argument que je refuserais à mon adversaire [9].
Le plus souvent, la première demande a souvent pris le nom d’éthique, et la seconde plutôt le nom de morale. Entre ces deux mots (l’un grec et l’autre latin) et leurs diverses connotations, nous allons privilégier une autre différence, proposée par Paul Ricoeur [10], probablement plus utile pour mettre en ordre la diversité des réponses. Cet auteur distingue entre la « visée éthique » (dont le modèle téléologique insiste sur les vertus comme finalité et excellence) et la « norme morale » (dont le modèle plus déontologique insiste sur les devoirs comme règle et limite) ; il introduit même dans ce débat déjà classique un troisième terme, celui de la « sagesse pratique ». Si on reprend librement ces trois orientations pour situer les diverses morales concurrentes dans nos sociétés, sans bien sûr chercher à être exhaustif, on remarque tout de suite que chacune bifurque selon qu’on lui fait plutôt répondre à la demande de pluralisme, ou plutôt à la demande de cohérence [11].
La « visée éthique », d’abord, correspond au sentiment que toute vie, toute action, mais aussi tout art et toute technique humaines sont traversées par une visée du bien ou du bon. Cette orientation positive, qui fait crédit au désir en tant que désir de ce qui est bon, est le cœur de l’éthique aristotélicienne. On peut supposer une communauté de ces visées, concourant à un bien commun, ce désir d’être ensemble qui fait le lien social. On peut aussi insister sur l’extrême diversité, l’extrême pluralité des visées du bien, des expériences du bon : tout le monde n’aime ni ne souhaite la même chose. On peut enfin soutenir que nos visées éthiques ne sont enracinées dans des formes de vie et de désir qu’à travers différents langages, traditions ou narrations. La prudence consiste ici à reconnaître que la morale ne pousse pas sur du vide, mais sur un sol de moeurs que l’on doit respecter et cultiver sans cesse, nourrir et rouvrir à la vie.
La « règle morale », plus directement orientée vers la justice, vers le respect de la dignité de chacun, tiendrait à l’accès équitable de tous aux mêmes biens, ou mieux encore à la protection équitable de tous contre les mêmes maux. Cet équivalent moral de l’égalité devant la loi souscrit à un « impératif catégorique » [12] d’universalité, fondé sur un principe de stricte réciprocité, c’est à dire de « substituabilité » des points de vue : traiter semblablement tous les cas semblables. Mais la quête éperdue d’une justice vraiment universelle, par pessimisme quant à la définition commune de la justice ou quant à la possibilité de trouver des cas semblables, peut aussi montrer, avec un sens shakespearien du tragique, combien ces injustices sont hétéroclites, irréductibles à une injustice ou à un malheur général, et intraitables, impossibles à combattre ensemble. Le tort éprouvé par l’un pourra être tenu pour négligeable par un autre, qui estimera pour sa part que les vrais torts sont ailleurs.
La « sagesse pratique » consiste d’abord à pointer ces « différends » incommensurables, non pour s’abîmer tragiquement en eux, mais par une démarche comique [13] qui montre l’universel malentendu où nous plonge la diversité de nos désirs, de nos peurs, de nos langages, de nos règles. Le comique réside dans la relativisation, une manière de retournement où l’on propose en modèle ce qui est petit, ce qui ne prétend plus être bon ni juste. Ici on ne cherche plus à justifier ni à généraliser, on sait que tout est complexe, éventuellement on bricole des compromis provisoires. Mais on peut aussi sortir de la volonté de justice en se disant simplement que chacun est unique, et doit être aimé et traité dans sa pure singularité, à chaque fois incomparable. Cette pure sollicitude, ce dévouement silencieux à l’autre que soi, cette abnégation, peut être appelé pardon ou charité : ce n’est pas forcément une « aliénation religieuse » et cela peut être une forme extrême de lucidité.
Vis-à-vis de la demande initiale, on voit que les réponses, recours ou ressources morales, sont diverses. On peut tenter d’en prolonger la typologie rapide que nous venons de parcourir, en les situant par rapport à trois grandes requêtes auxquelles doivent plus ou moins satisfaire toute morale. Pour la première requête, celle-ci doit être enracinée dans les moeurs, trouver ses motifs dans la mémoire, le vécu et le rêve que partage la société à laquelle elle est proposée : le législateur s’aperçoit sans cesse qu’on copie plus facilement les lois d’un autre pays que l’on n’importe les moeurs correspondantes ! Pour la seconde requête, une morale doit être universalisable, car la morale n’est pas là pour assurer l’identité culturelle d’une population mais pour permettre la coexistence de tout le monde selon un principe d’équité et de réciprocité : tout le problème résidera alors dans la règle d’équité choisie. Pour la troisième requête, une morale doit très modestement être praticable, elle doit pouvoir s’interpréter dans l’existence et jusque dans les situations les plus singulières, là où ni l’habitude ni les principes généraux ne servent à rien.
Si l’urbanité semble la condition éthique de la laïcité, c’est parce que celle-ci suppose la cohabitation dans la même société de plusieurs morales. Toutes d’ailleurs pourraient tour à tour raconter leur propre tradition, argumenter leur prétention à l’universalité, et interpréter (par la déconstruction ou par la reconstruction) leur traduction dans les contextes les plus insolites [14] : mais l’hypothèse conductrice est ici qu’aucune morale ne peut prétendre satisfaire complètement aux diverses requêtes de l’éthicité que nous venons de décrire. Telle morale sera bien enracinée dans les traditions françaises, qui sera mal universalisable (sauf à faire passer pour une anthropologie « naturelle » des habitudes tout à fait culturelles) ; telle autre sera très universalisable, qui négligera son inscription dans la finitude des contextes concrets (où l’échange des arguments ne parvient jamais à tout expliciter) ; telle autre (nourrie de charité, par exemple) pourra illuminer la singularité des situations, qui ne parviendra pas à entraîner un consensus stable pour une communauté.
Ou, pour le dire autrement, les diverses « morales » doivent accepter chacune qu’elles ne peuvent pas avoir « d’effet vertueux » sans avoir aussi des effets pervers. Une morale qui dénie ces effets pervers, du point de vue de l’urbanité, est d’une certaine manière immorale. C’est pourquoi une société vivante a besoin du débat éthique, du débat entre plusieurs éthiques ; et ne pas se contenter d’une réponse, même bonne, à chaque problème, ni à tous. Les morales aussi ont des limites.
Pour finir sur l’espace proprement politique qui nous manque, l’éthique de l’urbanité et le droit laïc s’étayent réciproquement. L’urbanité demande un droit laïque au sens où, comme chaque citoyen doit être considéré dans le même temps comme « laïque et ... » (relevant d’un style de traditionalité ou d’universalité morale particulier), le compromis laïque suppose dans le même temps un droit public et social plus cohérent (il s’agit d’organiser la justice, de fonder la cohésion sociale en corrigeant les inégalités par l’équité du projet ou du contrat que ce droit exprime), et un droit civil plus différentiel et pluraliste (il s’agit de résister à une intégration juridique purement gestionnaire, et d’assurer la coexistence de diverses formes de convictions ou de vie dans la même société). Telle est la forme du droit laïque que suppose l’urbanité que nous cherchons.
Cette urbanité, en retour, favorise un tel droit, si elle devient l’éthique d’un sujet capable de respecter la pluralité des sphères tout en gardant un souci de cohérence. C’est parce qu’il y a cette exigence de non-contradiction qu’un sujet éthique peut se « tenir », se conduire de manière responsable au milieu d’une diversité des règles du jeu. En retour, c’est parce qu’il y a cette pluralité des sphères de la responsabilité que le sujet éprouve la finitude et la singularité de sa « manière de répondre », et en désire la cohérence, avec toute la solidarité intérieure dont il est capable [15]. Il faut faire crédit à la capacité de pluralisme et crédit au besoin de cohérence des citoyens. C’est ainsi que la laïcité peut être placée sous notre commune responsabilité, comme la condition indépassable de l’existence sociale aujourd’hui.
FIN
***
Après avoir enseigné à Istanbul, Olivier Abel est professeur de philosophie éthique à la Faculté Libre de Théologie Protestante de Paris, depuis 1984. Il est également président du Conseil scientifique du « Fonds Ricœur », collaborateur à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris et à la revue « Esprit ». Il a notamment beaucoup travaillé la pensée, l’œuvre et le geste de Pierre Bayle. Publications principales : « Le pardon. Briser la dette et l’oubli », Paris, Autrement, 1991 ; « L’éthique interrogative », Paris, Presses Universitaires de France, 2000 ; « Le mariage a-t-il encore un avenir ? », Paris, Bayard, 2005.