Le parti de la Justice et du développement, l’AKP est au pouvoir en Turquie depuis plus de huit ans aujourd’hui. Il a été aux commandes d’un pays pour lequel la première décennie du XXIè siècle restera comme l’une des plus déterminantes de sa jeune histoire républicaine.
Issu d’un islam politique au discours radical, l’AKP s’est voulu réformateur et a su se montrer pragmatique. D’où vient-il ? A-t-il évolué ? Dans quelle mesure ?
Editée en 2006, cette analyse se révèle d’autant plus pertinente qu’elle permet d’interroger les évolutions encore en cours, à l’approche d’une année 2011 qui s’annonce d’ores et déjà riche en événements et en surprises politiques.
Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (2)
Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (3)
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- Recep Tayyip Erdogan
Le 18 mai 2006, une personne - dont la profession, devait-on apprendre par la suite, est avocat - pénètre dans le bâtiment du Conseil d’Etat, trouve le bureau où se réunissent alors les membres du second bureau et ouvre le feu. Il en tue un, en blesse 4 autres.
Tout droit vers le coup d’Etat « postmoderne » du 28 février 1997
Ce bureau est celui qui a rendu des décisions sévères d’interdiction concernant le port du voile. “J’ai fait feu en me fiant à la photo publiée dans le journal Vakit,” déclare le tueur. Il est décrit comme un terroriste islamiste auprès de l’opinion publique. Dans les deux premiers jours qui suivent l’attentat, se lève le vent de l’attente d’un nouveau 28 février 1997 [Le Conseil de Sécurité Nationale composé des plus hauts responsables militaires et civiles du pays impose à la signature du Premier ministre islamiste de l’époque, M. Erbakan, un texte dénonçant les menaces, les atteintes et les manœuvres contre la laïcité et la République : cette date signifie la mise à pied du gouvernement ; on parle depuis de coup d’état « postmoderne » pour le 28 février, ndt]. Dans un journal à grand tirage, on évoque un “11 septembre turc” : le souvenir de l’atmosphère et des mesures prises au lendemain du 11 septembre aux Etats-Unis devrait suffire à faire prendre conscience de la portée d’un tel commentaire.
Islamistes ou mafio-fasco-services secrets ?
Mais lorsqu’on se rend compte que l’assassin n’a pas de rapport avec le foulard mais, bien au contraire, apparaît lié à Susurluk [Accident de la route survenu au Nord Ouest de la Turquie en 1996 et sortant au grand jour les relations interlopes de la politique, de la mafia et des services secrets, ce que l’on appelle en Turquie l’état profond, ndt] par le biais de militaires en retraite, l’attention se reporte alors sur l’Etat profond. Et si cette attaque avait été organisée pour faire passer et oublier l’affaire de Semdinli ?
On se souvient en effet que dans le contexte particulièrement tendu du fait des prises de position publiques ouvertement islamiques du parti du Refah (RP) [Parti de la Prospérité de Necmettin Erbakan dans la lignée du mouvement que celui-ci avait fondé 30 ans plus tôt, “Vision nationale” au positions islamistes jamais démenties, ndt] parvenu au pouvoir le 28 février 1996, après qu’eut éclaté le scandale de Susurluk (3 novembre 1996) au cours duquel, pour la première fois, furent pris sur le vif les relations entre l’Etat et la mafia, on s’évertua à la faire oublier en donnant le change avec la publication du mémorandum du 28 février 1997, véritable coup d’Etat faisant du Refah l’ennemi public n°1.
Aujourd’hui dans un climat tendu par la volonté de l’AKP [Parti de la Justice et du Développement de M. Erdoğan, ndt] de se mêler de la question du foulard, après que, pour la première fois, l’Etat profond ait été pris sur le fait dans le cadre de l’affaire de Semdinli [En 2005, deux sous-officiers sont surpris en flagrant délit de dynamitage d’une librairie dans la ville de Semdinli à la fonrtière irakienne. Un procureur ira pour la première fois jusqu’à mettre en cause les plus hauts chefs militaires dans un acte d’accusation qui lui vaudra une radiation de la profession, ndt], cette attaque du Conseil d’Etat survenant quelques mois après et considérée, dans ses deux premiers jours, comme une vengeance sur cette question du foulard, pourrait très bien avoir été conçue comme un moyen de couvrir toutes les accusations à l’encontre de l’Etat profond. Surtout lorsque l’on pense au reste : l’opération visant l’organisation dite du Sauna liée, elle aussi, à cet état profond (17 février 2006), et la mise en accusation du Général Büyükanit dans l’acte d’accusation de l’affaire de Semdinli (5 mars 2006).
L’objectif de cette série d’articles pourrait être de comparer les processus qui menèrent le Refah au “coup d’état postmoderne” du 28 février 1997 et l’AKP à cette attaque du Conseil d’Etat. Et puis de considérer, en partant de là, le point où nous sommes parvenus aujourd’hui sur la question de la laïcité en Turquie ; et, dans ce cadre de la question des rapports religieux-laïque, de soumettre enfin la Turquie à une évaluation générale délestée des approches par trop partisanes et sentimentales.
- Necmettin Erbakan
Le gouvernement Refah (RP)
Dans les pays comme la Turquie dont la dynamique sociale interne est faible du fait d’une bourgeoisie constituée trop tardivement, les changements n’interviennent qu’à la faveur de “révolutions par le haut”. Un groupe d’intellectuels issus de la petite bourgeoisie parvient au pouvoir et, à l’instar de la révolution laïcisante menée par les Kémalistes dans les années 1920, proclame que la base de l’autorité passe d’un concept spirituel (Dieu) à un concept séculier (la patrie).
C’est-à-dire qu’il se lance dans une entreprise de sécularisation de la société par une politique laïque mise en œuvre par l’Etat.
Mais le fait de prendre un tel raccourci a aussi un coût : les urnes sont souvent le terme du chemin entamé. Ainsi les réactions successives : celle du Parti Démocrate au CHP (Parti Républicain du Peuple, parti unique fondé par Atatürk) dans les années 50 ; celle au coup d’état du 27 mai 1960 survenue sous les couleurs de l’AP (Parti de la justice) en 1965 ; puis au 28 février 1997 avec la victoire de l’AKP en 2002.
Cependant la venue au pouvoir du Refah (RP) sous le titre de la coalition dite RefahYol [coalition Refah, Parti de la Juste Voie (Dogru Yol Partisi) de Mme Tansu Ciller] alors qu’il avait remporté les élections du 28 février 1996 en cumulant 22% des suffrages diffère de ce schéma-là. S’il ne s’agit pas d’une réaction “génétique” suscitée par l’habitude des masses de voir les militaires comme des “laïcistes”, elle est la conséquence de deux choses :
la paupérisation des masses opérée par les décisions économiques du 24 janvier 1980, en fait par ce qu’on appelera, par la suite, l’özalisme [du nom de l’ancien premier ministre turc, Turgut Özal, initiateur, au lendemain du coup d’Etat de 1980 d’une vaste libéralisation et du processus d’industrialisation de la Turquie] ;
l’effet islamisant de la synthèse turco-musulmane apportée dans ses valises par le coup d’état du 12 septembre 1980 [Montage idéologique tenant l’Islam pour l’élément fondamentale de l’identité turque et censé favoriser la fusion des conservatismes islamiste et nationaliste dans un bloc opposé à une gauche dont le coup d’état avait fait sa principale cible. Elle fut également à partir de 1986 à l’origine d’une véritable politique culturelle définie par les vestiges de la junte, ndt]
- Tansu Çiller
Réaction ou effet, l’important demeure cependant dans le fait que, pour la première fois de son histoire, la Turquie est gouvernée par un parti “religieux” sorti en tête des urnes. Après les laïcs, les nouveaux venus ont dû perdre le nord : cette prise de pouvoir devait les conduire à s’obstiner dans des caprices et des décisions hérissant nombre de personnes ; un peu comme s’ils vivaient dans un pays n’ayant jamais entendu parler du kémalisme et où ils auraient remporté les élections avec plus de 90 % des voix.
Les poils hérissés
En voici quelques exemples :
Les premières visites à l’étranger d’Erbakan (chef du gouvernement et président du Refah) sont réservées à l’Iran en août 1996 et à la Lybie en octobre de la même année (c’est sous la tente de Khaddafi qu’il est humilié et traité de valet des Etats-Unis).
En janvier 1997, il invite officiellement à sa résidence de Premier ministre des chefs de confrérie religieuse tous enturbannés et drapés. On commence d’interdire la consommation d’alcool dans les municipalités.
En 1991, à Sivas, Erbakan déclare : “travailler pour le parti signifie œuvrer à l’établissement de l’ordre coranique.”
Erdoğan, alors maire Refah d’Istanbul en 1994 : “Dieu est détenteur de l’absolue souveraineté. La souveraineté est l’inaliénable attribut du peuple. Regardez-moi donc ce mensonge, ce gros mensonge.”
Puis Erbakan alors que tout est fini avec un discours sonnant comme un programme : “le problème maintenant est de savoir comment viendra l’Islam : par le sang ou par la douceur.”
Le maire de Rize, puis député Refah, Sevki Yilmaz : “Que vous l’admettiez ou non, je suis du Hezbollah. Et 98% de la Turquie de même. Celui qui n’est pas du Hezbollah (parti de Dieu) est du parti du démon.”
Le maire de Kayseri, Sükrü Karatepe le 10 novembre 1996 : “Nous avons patienté. Nous attendrons bien encore un peu. [Mais qu’entre-temps] L’ambition et la haine ne quittent pas le cœur des musulmans.”
Le ministre Refah Esengün, “résoudre la question du foulard et ouvrir des écoles d’Imams et de prédicateurs sont nos missions les plus nobles. En permettant de se rendre en pèlerinage par la grand route, nous nous interposerons entre la victime et les mains qui se tendent vers elles.”
Sans oublier bien sûr, celui qui, porté aux nues bien avant que son parti ne parvienne au pouvoir, devait proclamer par la suite et très officiellement sa vocation au Messie, le député Hasan Mezarci : “Un homme issu de Salonique [Atatürk est né à Salonique en 1881,ndt] ne peut pas être mon ancêtre. Je ne suis pas enfant d’adultère.”
Puis il y a l’au-delà des discours. La question de la mosquée à Taksim [Grande place à Istanbul sur laquelle Erdogan envisageait de faire ériger une mosquée, ndt]. L’organisation des horaires de travail selon les heures du Ramadan dans les institutions publiques. Les convocations des procureurs généraux par le ministre de la Justice dans le but d’interdire aux mannequins de monter sur des podiums en maillot de bain.
Et comme si tout cela ne suffisait pas, le souhait du Refah d’opérer des coupes claires dans le budget de l’armée comme de privatiser certaines caisses sociales des forces armées.
Puis vient le temps de fouiller dans les vieux registres. Comme le discours tenu par le député Refah Hüseyin Ceylan à Kirikkale et découvert par les journalistes de l’émission télé “Teke-Tek” : “Ce pays est le nôtre, pas ce régime, mes frères... La Turquie va s’effondrer, messieurs.” Dans les journaux sont publiés des séries consacrés aux confréries. A commencer bien sûr par les frasques du leader de la plus miséreuse et la plus marginale confrérie islamique du monde, la confrérie Aczmendi, Müslüm Gündüz avec Fatima Sahin.
[A suivre...]