La forme du problème
L’analogie globale des termes du problème dans les deux contextes devrait permettre d’adopter une approche critique, au sens kantien du terme, c’est à dire de montrer en quoi le problème, ici et là, réside dans l’obligation de répondre en même temps à deux questions irréductibles, et qu’il faut tenter de distinguer.
Aujourd’hui, le monde est en gros dominé par deux logiques. Une logique d’uniformisation technique, dont le vecteur est le Marché, qui introduit le « libéralisme universel » contre les forteresses autoritaires, mais qui écrase la diversité des cultures et des modes de vie. Et une logique de balkanisation ethnique, dont le vecteur est l’Etat, ou parfois la religion, qui entrave le bulldozer du Marché par les frontières nationales, mais qui incarcère les individus dans des communautés contraignantes. Ces deux logiques sont complices de plusieurs manières. D’abord par leurs excès elles se renforcent l’une l’autre, chacune prétendant réparer les désastres causés par l’autre.
Ensuite, cette opposition apparaît géographiquement comme une complémentarité entre un centre capitaliste et une périphérie nationaliste ; car le libéralisme des pays développés a bien besoin de l’autoritarisme des pays de la périphérie, pour tenir les frontières, empêcher les flux migratoires massifs, réprimer les troubles, etc. Tout se passe comme si les démocraties occidentales avaient besoin d’une périphérie non-démocratique. Comme si les échanges se nourrissaient de toutes les différences inscrites par l’histoire et les cultures, pour ne laisser derrière eux que l’inégalité économique brute.
Si on expose ce problème en termes anthropologiques, on peut noter avec Lévi-Strauss que toute culture vit d’échange, et que « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puisse affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul ». Mais il est non moins sûr, et c’est cela qui fait tout le paradoxe et tout le problème, que si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au-delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer : « ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur »(ibid.).
Il y a donc une forme de seuil optimal entre échanges et isolement, dont on réalise après coup qu’il a peut-être été dépassé. Car « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité » [1]. Au-delà de ce seuil, ni le développement irrésistible des échanges, ni l’isolement forcé des populations, concomitants, ne permettent plus la diversité, ni l’égalité [2].
En ce sens la crise actuelle apparaît comme plus grave, plus radicale, et beaucoup plus révélatrice de la condition anthropologique que l’ancien conflit entre capitalisme et communisme. En définissant ainsi un seuil optimal des échanges, Lévi-Strauss pose clairement le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui tous confrontés.
Or l’écartèlement entre ces deux logiques apporte un certain éclairage au problème de la laïcité. Car on peut dire que celui-ci réside dans l’obligation de tenir dans la même équation les réponses à deux questions : 1) réponse à la question de l’identité et de la légitimation du lien civil dans une société bouleversée par la révolution industrielle et la mondialisation des techniques ; 2) mais aussi réponse à la question de la coexistence dans le même espace politique et social de plusieurs identités et de plusieurs formes de société, qui doivent renoncer ensemble à la prétention hégémonique [3].
L’invention de la laïcité s’est faite à la conjonction entre deux tendances. D’une part celle du politique à construire sa légitimité en solidifiant l’une par l’autre une domination territoriale et un système de croyance [4]. D’autre part l’incroyable complexification, sous la pression des guerres, du commerce et des mouvements de population (et en Europe surtout depuis l’éclatement de la Réforme et de la Contre-Réforme), de la carte des identités [5] ; ainsi les cartes des Etats, celle des nations, des langues, et celle des religions ne peuvent plus coïncider.
La laïcité apparaît à la rencontre de ces deux facteurs : c’est cet éclatement, cette division à l’infini de l’identité ou de la légitimité dans un espace où tout s’échange et communique, alors que cette légitimité était conçue comme exclusive et que cet espace était pensé unifié et homogène, qui obligea nos sociétés à ce passage à la limite qu’est l’invention de la laïcité [6].
L’une des plus fameuses formules de cette invention fut l’idée moderne d’« Etat-Nation », qui est bien à sa manière une équation subtile entre tradition et modernité. Mais si la laïcité pouvait alors définir à peu près une surface de légitimité en faisant tenir ensemble appartenance à une mémoire nationale et modernisation rationnelle, ce n’est plus le cas : l’écart entre les deux exigences est actuellement trop grand. L’Etat-Nation est un cadre trop large pour l’identification et trop étroit pour la modernisation. Le compromis qu’il représentait est déchiré par les deux logiques rivales et complémentaires qu’il ne parvient plus à contenir. La première chose à faire semble donc de dissocier l’idée de « laïcité » de celle d’« Etat-Nation », qui en fut peut-être la gangue primitive, mais qui maintenant l’étouffe.
Si la laïcité est partout en crise, c’est que le noyau de notre culture est en train d’éclater entre deux principes autrefois compromis dans le même fragile équilibre, et aujourd’hui antagonistes : un principe d’appartenance à des mondes de langage et de tradition, et un principe de critique universelle et sans entrave. Il y a dans le même temps un sentiment de déficit d’identité, et un sentiment de déficit d’humanité : le premier sentiment voudrait le respect de la diversité des « formes de vie » et de communautés, le second, pour lequel « l’identité n’est pas ce qui importe », voudrait un minimum commun d’humanisme. Dans tous les cas, la « forme » du problème dont la laïcité cherchait la solution demeure plus que jamais la nôtre.
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Après avoir enseigné à Istanbul, Olivier Abel est professeur de philosophie éthique à la Faculté Libre de Théologie Protestante de Paris, depuis 1984. Il est également président du Conseil scientifique du « Fonds Ricœur », collaborateur à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris et à la revue « Esprit ». Il a notamment beaucoup travaillé la pensée, l’œuvre et le geste de Pierre Bayle. Publications principales : « Le pardon. Briser la dette et l’oubli », Paris, Autrement, 1991 ; « L’éthique interrogative », Paris, Presses Universitaires de France, 2000 ; « Le mariage a-t-il encore un avenir ? », Paris, Bayard, 2005.