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Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (2)

mercredi 22 décembre 2010, par Baskın Oran, Elçin Aktoprak

Le parti de la Justice et du développement, l’AKP est au pouvoir en Turquie depuis plus de huit ans aujourd’hui. Il a été aux commandes d’un pays pour lequel la première décennie du XXIè siècle restera comme l’une des plus déterminantes de sa jeune histoire républicaine. Issu d’un islam politique au discours radical, l’AKP s’est voulu réformateur et a su se montrer pragmatique. D’où vient-il ? A-t-il évolué ? Dans quelle mesure ? Editée en 2006, cette analyse se révèle d’autant plus pertinente qu’elle permet d’interroger les évolutions encore en cours, à l’approche d’une année 2011 qui s’annonce d’ores et déjà riche en événements et en surprises politiques.

- Turquie : du Refah à l’AKP, un pays en mutation (1)

Le 28 février : le Refah s’en va ; arrive l’AKP

Front civil sous leadership militaire

Au cours de ce processus, l’état-major s’est trouvé trois importants alliés contre le Refah :

- La grande bourgeoisie : les patrons se sont rendu compte que le Refah était en train de porter gravement atteinte à leurs intérêts à l’exportation. C’est l’image de la Turquie qui se détériorait. “En Europe et aux Etats-Unis ne serait-ce que pour faire porter un T-shirt made in Turkey, on a besoin d’une bonne image du pays”, disait Bülen Atuk, le président de l’association des industriels turcs du textile.

Par ailleurs, juste avant l’ultimatum du 28 février 1997, la TÜSIAD [Association des Entrepreneurs et Industriels de Turquie, ndt] fit publier par le Professeur Bülent Tanör un rapport intitulé “les perspectives de démocratisation en Turquie”. Il préconisait de supprimer les trois premières années des écoles d’imams et de prédicateurs, de ne pas accueillir de filles dans ces établissements, de supprimer partout ailleurs les cours obligatoires de religion. (Ce document devait par ailleurs mécontenter les forces armées en conseillant de lever les interdictions frappant le Kurde, de permettre que cette langue puisse être enseignée comme langue maternelle, voire même de lier l’état-major au ministère de la défense)

- Le Président de la République : ce même Süleyman Demirel qui disait en 1974 “qu’on ne pourrait pas lui faire dire que les nationalistes sont des assassins”, déclarait alors : “ qui se met en tête d’user de la religion à des fins politiques, et de changer la nature du régime, celui-là se retrouve devant le procureur”.
En outre, sous le gouvernement Refah, il aurait confié la mission de former un gouvernement à Mesut Yilmaz en se disant qu’il allait donner son siège à Tansu Ciller (Mesut Yilmaz présida le parti de l’ancien préisdent Özal, parti de centre-droit. Tansu Ciller fut la première femme premier ministre en Turquie, présidente du DYP, ancien parti du président Demirel, également de centre-droit. Ces deux formations furent marginalisées, et un temps poussées à l’alliance, avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP qui en siphonna les électorats, Ndt)
Le cerveau du processus du 28 février, le groupe de travail Occident au sein de l’état-major était au courant de ces manœuvres depuis le début.

- La société civile : le 3 novembre 1996, une Mercedes noire a percuté un camion par l’arrière. Lorsque l’état profond fut éjecté du véhicule et qu’il se répandit de tout son long sur l’asphalte, l’évènement de Susurluk mit pour la première fois, sérieusement en branle la société civile. Le 1er février, l’action de “ 1 minute d’obscurité pour la lumière” fut lancée et très vite elle se retourna contre le Refah.

Les déclarations de Sükrü Kazan du style “ils éteignent les bougies” ou celles de Erbakan “ils font la danse de l’autruche” ont dû être conçues tout particulièrement pour énerver les Alevis pour la première [l’expression désignant traditionnellement les pratiques liturgiques des Alévis que les Sunnites ont tendance, sous ces mots, à assimiler à des sabbats licencieux, ndt] et tous les protestataires pour ce qui est de la seconde.

Suleyman Demirel

La goutte qui fit déborder le vase : « la nuit de Jérusalem »

Dans ce contexte c’est au maire de Sincan, Beki Yildiz, que revint l’honneur de porter la dernière touche attendue par le camp laïc. Le 31 janvier 1997, lors d’une “nuit de Jérusalem” pour laquelle il avait recouvert les murs de sa ville d’immenses posters du Hamas et du Hezbollah, il fit parler l’ambassadeur d’Iran et proclama Israël et les Etats-Unis, ennemis de la Turquie.

Le 4 février, la bourgade se réveillait au bruit des chenilles des chars. Les forces armées turques opéraient ce qu’elles appellent “un rééquilibrage dans le sens de la démocratie.”

Le 25 février, les syndicats Türk-İş, DİSK, TESK déclaraient que “laïcité et démocratie n’étaient pas sans soutien.” Quant au slogan des avocats du barreau d’Izmir, il faisait signe vers ceux à qui pouvait profiter la défense de la laïcité : “ni Charia, ni coup d’Etat ; une Turquie démocratique.”

Au cours du Conseil de Sécurité Nationale (Réunion des plus hautes autorités civiles et militaires du pays, instance de décision supérieure jusqu’en 2004 et la réforme de cette institution dans le cadre des paquets d’harmonisation avec les critères de gouvernance européenne, dits de Copenhague, Ndt) tenu trois jours après, le Premier ministre Erbakan devait signer sans broncher une déclaration selon laquelle “on reconnaissait que les groupes visant à l’instauration d’une République islamique fondée sur le droit de la charia constituaient une menace protéiforme à l’endroit de notre régime.”

La nouvelle coalition fondée sur les ruines d’un gouvernement tombé alors que Ciller pensait devenir premier ministre fit passer la loi des 8 ans d’éducation obligatoire en août 1997. Interdit en janvier 98, le Refah allait complètement disparaître de la scène politique.

L’armée qui avait rempli le vide laissé par la gauche balayée lors du coup d’Etat du 12 septembre avec sa synthèse turco-musulmane, avait réchappé (à l’instar de la TÜSIAD d’ailleurs) du souci en K ((K)ommunisme et Kurdisme) : cette fois, elle allait tenter de combler le vide laissé par le Refah grâce à “l’idéologie laïque”.

Conséquence du 28 février : 34 % de votes religieux

Mais, alors que la France n’avait pas réussi à se débarrasser du “moyen-âge” et de la religion, son idéologie structurante, même avec une révolution opérée dans les infrastructures, il est question ici d’une Turquie contrainte de s’en tenir à une révolution superstructurelle (en fait, culturelle), la révolution kémaliste.

Le remplissage du vide laissé par la disparition du Refah à l’aide d’une acception de la laïcité construite dans les années 20 ne put connaître de concrétisation que lors des élections d’avril 1999 (Remportées par le DSP, parti de gauche nationaliste, talonné par le MHP, l’extrême-droite, dans un contexte d’exacerbation des passions nationalistes suite à l’arrestation du leader kurde Öcalan, ndt)

Contre toutes les attentes du camp laïc, le vote de novembre 2002 donna encore toutes ses faveurs à un parti ayant choisi une ligne religieuse comme axe de son identité : l’AKP. Et ce avec une majorité de 34.24 % susceptible de lui permettre de modifier la constitution. Ce qui en fait constitue un double message :

  • Le premier étant que le peuple n’est pas favorable à la répétition de ce qui se pratiqua dans les années 20.
  • Le second, que le peuple n’est pas plus enclin à accorder sa préférence à un islam du type de celui du Refah : il a réduit le Saadet Partisi, successeur direct du Refah, à quelques 2.49% des voix.

Des islamistes “embourgeoisés”

Au fond, le Refah n’a rien voulu entendre. Ce processus a commencé du temps du Refah. Avant toute chose, la MÜSIAD [Association indépendante des Entrepreneurs et Industriels], cette même MÜSIAD qui est le financier des principales activités économiques islamiques et qui tient Israël pour le démon en chef, est devenue une abonnée des cocktails et autres vernissages donnés par le Consulat Général d’Israël, une fois lancée les activités d’exportation des “Tigres anatoliens”.

Son ancien président Erol Yarar (qui, pour pouvoir épouser un jeune mannequin bosniaque, divorcera d’une femme épousée 15 ans plus tôt) se rendant célèbre en déclarant, en plein contexte de crimes attribués au Hezbollah, que les “islamistes ne pourront jamais être des terroristes”, son successeur Ali Bayramoğlu interdira l’emploi du terme « islam » sur les marchés de titres. La MÜSIAD expulsera Fazil Akgündüz [ Homme d’affaire et escroc qui promet l’installation d’une usine de construction automobile à Siirt dans le Sud-Est ; lève des fonds en faisant appel à la générosité de tout un chacun sans pour autant tenir aucune de ses promesses. Il se fait élire député en 2002 pour bénéficier d’une immunité que ses collègues lui refuseront, ndt] et contraindra bien d’autres membres à la démission.

Il n’en va guère différemment en ce qui concerne le Refah lui-même. L’exercice du pouvoir l’a rendu méconnaissable en très peu de temps. Il a prolongé la durée de la force honnie peu avant son arrivée au pouvoir et en charge de la surveillance de l’espace aérien irakien. Il a signé un accord avec Israël. Il a dépêché Abdullah Gül [l’actuel président de la République,ndt] aux Etats-Unis pour faire preuve de sa modération.

Son héritier direct, le Fazilet (avant le Saadet) moquera son slogan de “l’ordre juste” en le qualifiant d’exercice mental. Erbakan porte des cravates Versace ; son fils qui eut un accident alors qu’il conduisait, sans permis, un coupé Mercedes et qui changea sa place avec celle de son garde-du-corps avant que la police n’arrive, porte des chaussettes Yves Saint-Laurent.

En 2000, on ouvre des salons de beauté où se rendent les dames voilées qui organisent des défilés de mode privés. Les enfants de ceux qui ne peuvent entendre la voix d’une femme en musique, sont toujours voilées, mais elles se rendent désormais à des concerts de “pop verte”, ou dans des émissions de télévision où on se met à chanter ou à danser depuis les gradins d’où on n’ose descendre. Elles remuent leurs petits ventres dans les concerts de Tarkan.
Les dirigeants de la fondation des affaires religieuses se rendent en pélerinage dans une Chevrolet Chevy One GMS de 120 000 dollars.

La seule chose que peuvent encore faire les islamistes qui refusent de comprendre que l’argent n’a ni nation ni religion, c’est-à-dire que tout cela est dans l’ordre des choses, c’est bien de marmonner : “ils s’amusent comme des capitalistes. Ils sont devenus de vrais capitalistes. Nous nous serions attendus à ce qu’ils deviennent des capitalistes islamiques.”
Et voilà que désormais, l’AKP est devenu le parti du changement des islamistes qui se retrouvent en plein cœur d’un impressionnant processus de métamorphose. Mais avant d’en venir là, on l’a oublié, nous en étions encore à l’attaque récemment perpétrée contre le Conseil d’Etat : voyons donc d’abord comment nous en sommes arrivés là.

[A suivre...]

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