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Etat de droit et démocratie en Turquie

Une conférence de M. Ibrahim Kaboglu

mercredi 4 avril 2007, par Ovipot

Source : OVIPOT

« L’État de droit est absolument inséparable de la démocratie qui l’abrite ! » déclare le Professeur Ibrahim Kaboglu, lors d’un séminaire à l’IFEA.

Le Professeur Ibrahim Kaboglu était, jeudi 22 février, l’invité d’un séminaire de l’IFEA pour parler de l’Etat de droit en Turquie. Et lorsqu’il aborde cette question, le Professeur Kaboglu sait de quoi il parle ! Cela, pas seulement parce qu’il est un juriste et, en particulier, un constitutionnaliste réputé, mais aussi parce qu’il a lui-même pu éprouver ce concept dans sa réalité contemporaine, au cours des derniers mois. En effet, alors qu’en 2004, il présidait le Conseil consultatif des droits de l’Homme (une structure officielle créée afin de promouvoir le développement de la garantie des droits dans le contexte d’une accélération des relations turco-européennes), il a été poursuivi, avec son collègue Baskin Oran, sur la base, entre autres, des articles 301 et 216 du nouveau code pénal, pour avoir un publié un rapport critique sur les minorités. Comble de cette affaire à peine croyable, le rapport en question répondait à une commande du gouvernement ! « J’ai vécu dans les années 80 à Diyarbakir dans un contexte qui, vous pouvez l’imaginer, était difficile pour les droits et libertés mais jamais je ne me serais imaginé que, revenu à Istanbul, comme Professeur dans une grande université, je pourrais être traité de la sorte alors même que j’exerçais des fonctions officielles ! », explique le Professeur Kaboglu sans se départir de son sourire et de sa courtoisie qui emportent rapidement l’adhésion de ceux qui l’écoutent.

Pour lui, « l’Etat de droit est absolument inséparable de la démocratie qui l’abrite » et pour comprendre ce qu’il représente dans la Turquie contemporaine, il pense qu’on ne peut faire l’économie d’une analyse historique. En effet, les éléments qui constituent cet Etat de droit turc, comme par exemple la laïcité, sont le plus souvent le produit d’une lente accumulation d’expériences qui remontent aux « Tanzimat ». En la matière, pourtant, le véritable tournant est survenu avec la Constitution de 1961. Ce constat est un paradoxe parce que cette Constitution, connue pour être la plus émancipatrice de l’Histoire turque, est en réalité le produit du coup d’Etat du 27 mai 1960. L’alliance des militaires et des intellectuels réalisée alors a permis à la Turquie de se convertir à la séparation des pouvoirs et de se doter d’une cour constitutionnelle dans le sillage des pays européens qui venaient de le faire (l’Autriche, l’Italie, l’Allemagne, la France…). Mais l’illusion ne fut que de courte durée. En 1971, l’armée est revenue dans le système en congédiant le gouvernement Demirel avant de s’y installer solidement après un nouveau coup d’Etat, en 1980.

Pour le Professeur Kaboglu, chacun a sa part de responsabilité dans cette évolution mais si l’on peut blâmer l’immaturité de la société turque, il ne faut pas oublier aussi l’irresponsabilité de la classe politique et en particulier celle de ce Parlement qui échoua pendant les 6 mois qui précédèrent l’intervention militaire de 1980, à élire un Président de la République !

Il n’en reste pas moins que la Constitution actuelle de la Turquie est à l’origine le résultat d’une intervention militaire qui remit en cause les fondements constitutionnels universalistes du régime mis en place en 1961. En dépit des révisions importantes qui sont intervenues depuis 20 ans, il est indubitable que la restauration de l’Etat de droit est encore inachevée dans ce pays. Cette situation est étroitement liée au déficit démocratique que connaît actuellement la Turquie. Ce constat incite le Professeur Ibrahim Kaboglu à pointer du doigt les tares du système électoral turc et à revenir sur la décision récente rendue par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (« Yumak et Sadak contre Turquie », CEDH, 30 janvier 2007, v. notre édition du 31 janvier 2007). Le fait que la Cour de Strasbourg ait estimé que ce système électoral n’était pas contraire au premier protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’Homme est surprenant car l’obligation d’obtenir au moins 10% des suffrages au niveau national pour avoir une représentation au Parlement remet en cause la nature même du régime représentatif pluraliste que l’on prétend instaurer, sans pour autant en garantir la stabilité politique, puisqu’à trois reprises, depuis 1983, le mode de scrutin employé n’a pas permis de dégager une majorité et a contraint à la formation de coalitions gouvernementales hasardeuses.

« L’Europe n’aide pas toujours à la démocratisation… » estime le Professeur Kaboglu non sans un brin d’amertume… même s’il reconnaît que constitutionnalisation et européanisation sont souvent allées de paire au cours de la décennie qui vient de s’écouler, en particulier lors de la dernière révision constitutionnelle de 2004 qui a vu la reconnaissance de la suprématie du droit international sur le droit national consacrer enfin un système moniste qui, en Turquie, restait virtuel.

Comment expliquer alors que des dispositions comme l’article 301 aient pu être adoptées sans provoquer de réactions européennes et qu’il ait fallu attendre que cet article tue pour se poser la question de sa modification ou de sa suppression pure et simple ? Le Professeur Ibrahim Kaboglu, qui estime que le contenu de l’article en question est pire que celui de son prédécesseur (l’article 159 de l’ancien code pénal), rappelle la précipitation qui a prévalu lors de l’élaboration du nouveau code.

«  On nous dit aujourd’hui que de nombreuses ONG n’ont à l’époque rien trouvé à redire à cet article 301 mais personnellement j’avais demandé à ce que notre Conseil des droits de l’Homme soit consulté sur le nouveau code pénal et on ne m’a jamais répondu ! » rappelle-t-il. Par ailleurs, explique-t-il encore, lors de son procès, il a soulevé l’exception d’inconstitutionnalité contre l’article 301 mais le juge n’a malheureusement pas voulu le suivre…

Pour le constitutionnaliste, la révolution silencieuse, qui a commencé à la fin des années 90 s’est donc tarie brutalement dans le courant de l’année 2004. L’attitude qu’a eue l’Union européenne lorsqu’elle a accepté d’ouvrir des négociations avec la Turquie est sans doute l’une des raisons de ce revirement. « Lorsque l’Europe a expliqué aux Turcs que sa porte leur était ouverte mais qu’il n’était pas sûr du tout qu’ils parviennent à la franchir, ils se sont sentis humiliés et dupés au moment même où ils pensaient toucher au but ! ».

Comment s’étonner ensuite de l’impact du nationalisme, de la montée de l’euroscepticisme et de l’immobilisme du gouvernement qui s’en est ensuivi ? Comment auraient régi des pays comme l’Espagne, la Grèce ou le Portugal si, au début des années 80, alors même qu’ils s’employaient à confirmer des démocratisations encore fragiles, l’Europe leur avait tenu un tel langage.

Cela n’excuse pas bien sûr, pour le Professeur Kaboglu, les causes nationales de cette situation, en particulier, l’absence d’une vraie alternative démocratique due à la domination trop exclusive du parti majoritaire et le manque de détermination de la classe politique dans le processus de démocratisation. Ce constat sans complaisance n’entame pourtant pas l’optimisme de cet inlassable défenseur des droits de l’homme et sa confiance dans la maturité de plus en plus affirmée de la société civile de son pays, car, conclut-il non sans humour, « pour ce qui est de la construction d’un l’Etat de droit, nous sommes condamnés… à réussir ! »

- OVIPOT

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