« Pardonner l’impardonnable », publié ce mois-ci dans Sélection, est une tentative personnelle d’évacuer la haine que j’éprouvais envers les Turcs à cause du génocide arménien de 1915, au cours duquel un million cinq cent mille hommes, femmes et enfants ont été exterminés. Dans le texte qui suit, je parle de ce génocide avec des Turcs et des Arméniens connus.
La première conférence sur le massacre des Arméniens par les Turcs ottomans s’est tenue en 2005 à Istanbul. Alors que certaines voix commençaient à se faire entendre, d’autres voix essayaient de les réduire au silence. « Cette conférence a d’abord dû être reportée en raison de menaces. Lorsqu’elle a finalement eu lieu, des gens nous ont accusés d’être des traîtres et nous ont lancé des œufs », raconte la romancière Elif Shafak. « Pourtant, le fait que l’assemblée ait pu se dérouler est un signe indiquant que les mentalités sont en train d’évoluer en Turquie. Mais plus les changements sont marqués, plus profonde est la panique de ceux qui veulent préserver le statu quo. C’est pourquoi le pouvoir judiciaire turc nous traduit en justice les uns après les autres.
Les Turcs ont quatre approches concernant les atrocités de 1915, poursuit Elif Shafak. La plus courante est l’ignorance et l’amnésie collectives. La deuxième est le négationnisme, déni délibéré partagé par un groupe plus restreint, mais dont la voix est plus puissante en raison de la position d’influence de ses membres. La troisième est celle de jeunes, qui disent : ‘’Quel que soit le passé, pourquoi devrais-je être tenu pour responsable de ce que qu’a fait mon grand-père, s’il l’a fait ?’’ La quatrième est celle d’intellectuels et d’individus à l’esprit ouvert. Nous pensons que nous devons affronter le passé, parce que le passé vit dans notre présent. C’est à cette condition que notre pays pourra entrer dans la démocratie. Si nous avions jugé les responsables des massacres et des atrocités, il aurait été beaucoup plus difficile pour l’État d’opprimer d’autres minorités et des critiques du gouvernement. »
On dénombre aujourd’hui, devant les tribunaux turcs, une soixantaine d’écrivains et d’éditeurs, dont, tout récemment, Elif Shafak pour son livre Le Bâtard d’Istanbul, dans lequel elle dénonce les massacres. Pourquoi les Turcs ont-ils autant de difficulté à reconnaître le génocide ? « Ils croient que l’on n’a pas le droit de diffamer la nation turque en la mettant sur le même plan que les nazis », explique Taner Akçam, professeur d’histoire invité à l’Université du Minnesota. « Il y a aussi la peur des conséquences - autrement dit, que la Turquie se voie sommée d’offrir des compensations en terres et en argent. Mais je crois que la peur primordiale est psychologique. Les Arméniens rappellent aux Turcs ottomans l’événement le plus traumatisant de leur histoire : le déclin de leur Empire. La nation turque se voit comme un phénix qui a surgi des cendres des Arméniens. Quelques fondateurs de l’État appartenaient au parti qui a organisé le génocide. Les Turcs en ont fait des héros. Lorsque vous les traitez d’assassins et de voleurs, vous remettez en question l’existence même de l’État et son identité.
Mais la société turque veut savoir ce qui s’est réellement passé en 1915. Et pour la première fois, elle brise le silence afin de remettre en question l’historiographie officielle de l’État. »
Cette détermination est peut-être due aux livres qui circulent à propos du génocide. L’homme qui est à la base de la majorité de ces publications est Ragip Zarakoglu, qui est aujourd’hui en procès pour l’édition de deux ouvrages sur les massacres.
« C’est ma mère qui m’a révélé ce génocide, se souvient Zarakoglu. En 1915, les soldats turcs ont rassemblé ses voisins arméniens. Pendant que les Arméniens pleuraient dans les rues, sa famille et elle pleuraient dans leur maison. Sa grand-mère a sauvé deux filles arméniennes de la déportation, mais les soldats ont fini par les retrouver. Cette histoire m’a profondément marqué. »
En 1977, après avoir fondé la maison d’éditions Internationale Belge à Istanbul, Zarakoglu et feu son épouse, Ayse Nur, publient dix livres sur les Arméniens. « Le premier est celui d’Yves Ternon : Les Arméniens - Histoire d’un Génocide, paru en 1993. L’ouvrage a été interdit, les exemplaires ont été saisis, et nous avons été accusés de faire de la propagande terroriste. Ma femme a été condamnée à deux ans de prison. En 1994, notre bureau a été plastiqué. Je suis actuellement en procès. L’État craint que ces livres ne suscitent des discussions publiques en Turquie - mais celles-ci ont déjà commencé. Ces ouvrages ont contribué à changer la vision des intellectuels turcs, et il y a aujourd’hui une foule de gens beaucoup plus courageux dans ce pays. »
« C’est capital dans cette lutte pour la reconnaissance du génocide, dit Fatma Müge Goçek, professeur agrégée de sociologie à l’université Ann Arbor du Michigan. « Il est important que nous, les Turcs, nous exprimions nos convictions de façon directe, sans mâcher nos mots. C’est à cette condition que la société écoutera. Si nous resserrons les rangs avec les Arméniens, ce que verront les nationalistes ne sera pas l’Autre : ils verront le Turc et l’Arménien.
Les droits humains doivent rester essentiels pour le monde, mais je ne vois pas, pour l’instant, apparaître une reconnaissance du génocide, dit Fatma Goçek. C’est pour cela que nous luttons. Je ne sais pas si nous y arriverons de notre vivant, mais au moins nous laisserons ce monde en meilleur état que nous ne l’avons trouvé. »
Des Arméniens canadiens et américains ont également été touchés par le génocide. Voici ce que certains ont à dire :
Atom Egoyan, réalisateur canadien dont le film Ararat sur le génocide a obtenu un Génie pour le meilleur film :
« J’étais en train de faire la critique de Midnight Express pour un journal étudiant. Devant le cinéma, des étudiants turcs distribuaient des pamphlets réfutant certains passages du film. C’est ce qui a tout déclenché. Je me suis engagé politiquement et j’ai écrit le scénario d’Ararat. Mais je n’étais pas encore prêt à en faire un film : j’étais trop submergé par la rage. Je démonisais les Turcs parce qu’ils n’arrivaient pas à affronter cette situation, et j’ignorais que toute une génération ne savait rien du génocide. Pour qu’il y ait possibilité de dialogue, il faut d’abord comprendre l’effet écrasant que pourrait avoir cette reconnaissance sur un peuple qui n’y a pas été préparé par son gouvernement. On ne peut pas s’attendre à ce que des gens admettent qu’ils ont commis un génocide.
Une transgression des droits humains qui a eu lieu il y a si longtemps et a été systématiquement niée peut-elle être jugée devant les tribunaux ? La question perdure. Ces horreurs s’effacent-elles avec le temps ? Je ne le crois pas. »
Isabel Bayrakdarian, chanteuse arménienne canadienne :
« Le père de mon père a été forcé de marcher dans le désert. Il a survécu, mais sa femme et son fils de deux ans sont morts de faim. Les parents de ma mère ont survécu eux aussi. Les Turcs ont arrêté le grand-père de ma mère et l’ont marqué au fer rouge. Il a réussi à s’échapper, mais ils l’ont rattrapé, et plus tard il a été tué.
J’ai grandi dans cette loyauté féroce à ma culture et dans le besoin de savoir ce que mes grands-parents avaient subi pour que je puisse rester arménienne. C’est ce qui colore mes chansons. Quand je chante « Deleyaman », des musiciens qui ne sont pas arméniens me disent parfois : ‘’Je ne sais pas de quoi parle cette chanson, mais elle me brise le cœur’’. « Deleyaman » était une chanson d’amour, mais après le génocide, les paroles « mon bien-aimé me manque » ont pris un tout autre sens. Si « mon bien-aimé me manque », ce n’est pas parce qu’il est en retard après avoir fait paître les moutons dans la montagne, c’est parce qu’il a été massacré.
« C’est grâce à ma mère que je me suis identifiée si étroitement à mon peuple. S’il y a en elle une telle colère devant cette tragédie, c’est parce qu’elle n’a pas été reconnue. Mais tant que nous nous souviendrons, la justice sera à l’œuvre.
La souffrance ne s’atténuera jamais parce qu’il y a eu complot pour nous anéantir. Mais être ici et chanter des chansons arméniennes, c’est comme renaître de ses cendres et reconstruire. »
Serj Tankian, de System of a Down*** , groupe arménien qui est au cœur de Screamers, un documentaire sur la campagne mondiale de reconnaissance du génocide :
« Mon grand-père et ma grand-mère sont des survivants du génocide. Ma grand-mère est morte, mais mon grand-père est encore en vie. Il a 96 ans. Il en avait cinq au moment du massacre. Son père, ses oncles et son grand-père ont été internés dans un camp de travail, où ils ont été exterminés. Plus tard, des soldats turcs ont capturé mon grand-père et d’autres villageois. Ils les ont volés, violés, affamés. Certains ont été tués. Mon grand-père a perdu la vue pendant deux semaines.
« Quand on m’a raconté ces horreurs, mon cœur s’est déchiré et j’ai eu envie de pleurer. Comment des êtres humains ont-ils pu faire cela à d’autres êtres humains en plein XX e siècle ? Chaque fois que l’on permet à une injustice de se produire, on encourage des gens à croire qu’ils peuvent agir impunément. C’est ce qui s’est passé avec Hitler. Et il y a en ce moment un génocide au Darfour. C’est insensé ! Le passé ne nous a rien appris.
Quelques-unes de nos chansons, « Pluck » et « Holy Mountains », par exemple, évoquent le génocide et ses victimes. Elles leur rendent hommage. Cela fait partie de notre vie ; cela fait partie de ce que nous sommes.
Je suis sidéré quand j’entends des Turcs dire qu’ils ne sont pas seulement des fans de notre musique, mais qu’ils sont d’accord avec ce que nous dénonçons. Cela signifie que le vent tourne, que nous franchissons les barrières, et que le peuple est sur le point de connaître toute la vérité. »
Un tribunal d’Istanbul a récemment retiré l’inculpation portée contre Elif Shafak, accusée de dénigrer l’identité turque. Les poursuites avaient été engagées parce qu’un personnage arménien de son roman parlait des « bouchers turcs » qui avaient tué ses ancêtres, et parce qu’elle utilisait le terme « génocide ». La cour a décrété qu’il y avait absence de preuves.
*** Précisions (notes de la rédaction de TE) : System of a down sent le vent tourner mais sait, par contre, toujours aussi bien attiser les braises de la haine entre les peuples alors même que le groupe compte des fans turcs.
En 2004, System Of A Down avait fait la première partie des concerts du groupe de heavy metal Slayer, dans le cadre d’une tournée mondiale. A cette occasion, lors d’un concert donné en dehors des Etats-Unis, des billets avaient été imprimés et distribués à l’initiative du groupe arménien sur lesquels figurait la phrase : « Entrée interdite aux chiens et aux Turcs ».
PEN, organisation pour les droits humains dont font partie des écrivains et des partisans, défend la liberté d’expression et s’oppose à la censure. PEN Canada travaille au nom des écrivains du pays et de l’étranger « qui ont été forcés au silence pour avoir révélé la vérité telle qu’ils l’ont vue ». PEN Canada exerce des pressions internationales sur les gouvernements, œuvre pour la libération des auteurs persécutés et organise des campagnes de conscientisation sur la liberté d’expression.
Le PEN AMERICAN CENTRE a mis au point un « programme de liberté d’écriture ». Consultez leur site pour y recueillir des informations sur le procès d’Elif Shafak et sur les accusations qui ont été portées contre elle. Le centre patronne également une campagne de lettres de protestations en faveur d’auteurs et d’éditeurs turcs poursuivis en justice pour avoir parlé du génocide ou l’avoir simplement mentionné dans leurs livres. Si vous désirez vous joindre à cette campagne, lisez d’abord les lettres de soutien en faveur d’Elif Shafak et de Ragip Zarakoglu.