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« Erdogan en leader de la Turquie, mais aussi de toute la région »

vendredi 17 juin 2011, par Guillaume Perrier

- Entretien en ligne avec Guillaume Perrier, correspondant du Monde à Istanbul.

- L’AKP est souvent qualifié de parti post-islamiste, comment définiriez-vous ce terme ? Un parti qui se revendique de l’islam mais renonce à appliquer la charia et tolère une certaine laïcité ?

Guillaume Perrier : L’AKP n’est pas un parti islamiste au sens propre, classique. Il est issu d’un mouvement islamiste. C’est un parti créé en 2001 par M. Erdogan de la scission d’un parti islamiste, le Parti de la vertu. Mais il rompt avec un islamisme traditionnel, et dès le départ se qualifie de démocrate conservateur.

L’AKP a adopté d’emblée le libéralisme économique, il a soutenu l’adhésion à l’Union européenne, alors que les partis islamistes turcs y étaient opposés. En ce sens, on peut dire que c’est un parti « post-islamiste ».

- Les classes moyennes turques sont-elles « converties » à l’AKP ? Ou bien restent-elles fidèles au kémalisme laïc et républicain ?

Guillaume Perrier : Les anciennes classes moyennes turques étaient plutôt composées de petits fonctionnaires laïques et kémalistes. Depuis que l’AKP est au pouvoir, on a vu l’émergence d’une nouvelle classe moyenne, beaucoup plus rurale, anatolienne et conservatrice. C’est d’ailleurs le principal soutien de l’AKP et son vivier électoral aujourd’hui. D’où le clientélisme systématique que M. Erdogan pratique à l’égard de cet électorat. On ne peut donc pas dire que l’AKP a « converti », mais plutôt qu’il a fait émerger de nouvelles classes moyennes.

- La question de l’adhésion à l’Europe est-elle toujours un enjeu électoral en Turquie ?

Guillaume Perrier : Clairement non. On n’a quasiment pas entendu parler de l’Europe pendant cette campagne. Pour la simple raison que les négociations sont au point mort après sept ans. La perspective européenne s’est donc éloignée. La question de l’adhésion à l’Europe n’est plus un enjeu électoral pour les Turcs.

-  Est-il pertinent d’identifier la réussite de l’AKP, de ses valeurs islamo-conservatrices associées à une orientation économique libérale, aux partis allemands démocrates-chrétiens, tels que la CDU et la CSU, dans le cadre du « miracle économique » de l’après-guerre ?

Guillaume Perrier : C’est le message que veut faire passer l’AKP depuis le départ, dans son entreprise de respectabilisation du mouvement. Dès 2002, cette comparaison a été faite par les fondateurs de l’AKP. Est-ce pertinent ? Dans une certaine mesure, mais on ne peut pas comparer le libéralisme économique de l’AKP à celui de l’Allemagne. Le conservatisme musulman de l’AKP est aussi particulier.

Il y a trois millions de Turcs en Allemagne, c’est un électorat dont l’AKP doit tenir compte. Mais je ne suis pas sûr que le modèle allemand soit un argument pour les Turcs qui vivent en Allemagne. Il semble qu’effectivement le modèle que veut promouvoir l’AKP est un cocktail de conservatisme religieux et de libéralisme économique. Mais la comparaison s’arrête là.

- Bonjour, je suis français d’origine turque, j’ai grandi dans un milieu très laïc et kémaliste même si ces derniers m’ont déçu par leur inefficacité sur le terrain économique ou pour instaurer un traité de paix avec le PKK. Je ne suis pas favorable à l’AKP mais je dois reconnaître que pas mal d’avancées ont été réalisées dans plusieurs domaines, notamment concernant le grand problème de l’inflation. Comment imaginez-vous la Turquie avec l’AKP au pouvoir dans les prochaines années ?

Guillaume Perrier : Au départ, l’AKP a réussi à rassembler autour de M. Erdogan un électorat assez large. Des gens qui venaient de la droite libérale, de la gauche, de milieux politiques complètement différents ont soutenu le parti de M. Erdogan, qui représentait à l’époque un élan réformiste. Dans ce sens, un certain nombre de déçus de partis traditionnels ont été séduits par l’AKP.

Aujourd’hui, depuis les dernières élections législatives, les tendances autoritaires du premier ministre ont pris le dessus, et l’opposition kémaliste a entamé sa rénovation. Du coup, on a un retour de son électorat.

- Si la Turquie est de plus en plus « made in AKP », elle le doit aussi à l’inconsistance de l’opposition, non ? Y a-t-il selon vous des raisons d’être optimiste à l’avenir pour l’actuelle opposition turque ?

Guillaume Perrier : Il y a au Parlement trois partis représentés, en dehors de l’AKP : le parti kurde, qui a peu de sièges, le parti nationaliste, qui est secoué pendant cette campagne par un scandale sexuel qui l’affaiblit considérablement, et le parti kémaliste CHP (Parti républicain du peuple), qui est en pleine phase de recomposition mais qui reste très limité. C’est un parti qui a encore du mal à proposer une alternative à l’AKP sur le plan économique ou diplomatique.

- Si l’AKP l’emporte avec une large majorité aux prochaines élections et qu’Erdogan change la Constitution comme il entend le faire, y aura-t-il une évolution du système de vote pour mieux refléter la réalité politique du pays avec la présence de partis pro-kurdes ou ultranationalistes chez les députés ?

Guillaume Perrier : C’est évidemment une des principales demandes de la part de tous les partis politiques : la suppression du seuil de 10 %, qui existe avant tout pour empêcher les Kurdes d’avoir une représentation parlementaire.

M. Erdogan, il y a quelques années avait promis de supprimer ce seuil de 10 %. Pendant cette campagne, il n’en a plus été question. Il n’est donc pas certain que cette réforme aboutisse. Réformer la Constitution, dans l’esprit du parti au pouvoir, c’est surtout réformer les institutions. Son chef a déjà fait savoir qu’il était favorable à un régime présidentiel – un régime présidentiel à l’américaine ou à la française.

- Quelle pourrait-être la réaction de la Turquie si les Balkans sont intégrés à l’UE ? Serait-ce un revers diplomatique et (potentiellement) électoral pour l’AKP ?

Guillaume Perrier : Les Balkans dans leur ensemble, oui. La Turquie prend ombrage du fait que la candidature de la Croatie avance beaucoup plus que la sienne. La Turquie stigmatise régulièrement un « deux poids-deux mesures » entre pays chrétiens et pays musulmans. L’intégration des Balkans dans l’UE risque de renforcer ce sentiment de frustration, déjà très palpable, et donc les discours nationalistes et le sentiment antieuropéen que l’on observe en Turquie.

- Quid de la question kurde ? Erdogan a semblé en difficulté sur ce dossier alors qu’il essaie de draguer cet électorat depuis son arrivée au pouvoir... Peut-il y avoir une évolution sur ce terrain ? Ou au contraire un retournement de l’AKP et un durcissement de sa politique à l’égard des Kurdes ?

Guillaume Perrier : Il est évident que la question kurde est le principal échec du parti. Erdogan avait fait un grand discours dans la région kurde, reconnaissant pour la première fois le problème. Pendant cette campagne, il a dit qu’il n’y avait « plus de problème kurde ». Mais il y a toujours un problème kurde : la Turquie compte treize millions de citoyens d’ascendance kurde, qui réclament, dans leur grande majorité, des droits culturels étendus, et la possibilité d’avoir un enseignement dans leur langue maternelle.

Le parti prokurde BDP (Parti pour la paix et la démocratie) réclame une autonomie politique pour les régions kurdes. Face à ces revendications, pour le moment, le gouvernement n’a pas su proposer grand-chose d’autre que des opérations militaires et une répression politique et militaire quotidienne.

Pour contourner la règle du seuil électoral de 10 %, les candidats kurdes ne se présentent pas sous l’étiquette de leur parti, mais en candidats indépendants. Une fois qu’ils seront élus au Parlement, ils pourront se regrouper et constituer un groupe parlementaire. Il devrait donc y avoir une trentaine de députés kurdes après les élections, pour un nombre total de députés de cinq cent cinquante.

- On a beaucoup cité le modèle turc comme pouvant constituer une nouvelle « alternative » dans les révolutions des pays arabes. Erdogan a-t-il surfé au cours de cette campagne, même ne serait-ce que durant « one minute », sur son « aura » internationale, réelle ou supposée ?

Guillaume Perrier : Oui, dans ses meetings, ses supporteurs l’appellent souvent le « nouveau leader du Moyen-Orient ». M. Erdogan se voit non seulement comme le leader de la Turquie, mais comme celui de toute une région. Sa popularité internationale est assez impressionnante, effectivement, mais la Turquie de l’AKP, pour les révolutions dans les pays arabes, est un modèle qui n’est pas achevé. Il me semble un peu excessif de parler de « modèle turc » pour les révolutions arabes d’aujourd’hui.

- Qui finance la campagne de l’AKP ? Est-il vrai que des produits de première nécessité ou électroménagers sont distribués aux votants ? Quelle est la situation des ruraux en Turquie ? Profitent-ils de la dynamique économique du pays ?

Guillaume Perrier : L’AKP bénéficie d’un vaste réseau de soutien économique dans les milieux confrériques islamiques. Donc il a un réseau de mécènes qui financent sa campagne, de manière pas toujours très transparente.

Y a-t-il des produits distribués aux votants ? Cette fois-ci, je ne sais pas, mais cela s’est fait dans le passé. L’AKP mène une campagne clientéliste, donc n’hésite jamais à utiliser ce type de pratique électorale.

Pour répondre à votre question sur les ruraux, depuis que l’AKP est au pouvoir, la Turquie s’est transformée, les populations rurales migrent en masse vers les villes aujourd’hui. Environ 25 % de la population vit encore de l’agriculture. Un secteur qui profite de l’embellie économique. Même s’il y a des problèmes avec les normes européennes, la Turquie exporte beaucoup de produits agricoles, notamment pour les agrumes, les tomates, etc.

- Concernant la candidature de la Turquie à l’UE, on a vu, le même jour, le président polonais apporter son soutien et Alain Juppé affirmer son opposition ! Une telle dichotomie des comportements européens ne pousse-t-elle pas la Turquie vers l’Orient ?

Guillaume Perrier : C’est un peu simpliste, mais c’est vrai que le refus répété de la France de voir adhérer leur pays à l’Union européenne agace profondément les Turcs. Ils se sentent victimes de préjugés, d’une islamophobie et d’un nationalisme rampant en Europe de l’Ouest.

Quant à la Pologne, c’est vrai que la partie orientale de l’Europe, qui est plus proche géographiquement de la Turquie, est beaucoup plus consciente de l’importance stratégique et économique de la Turquie.

- Quel est le risque de voir Erdogan s’engager sur un pouvoir personnel des lors qu’il envisage d’être encore longtemps au gouvernement ? Et du fait de la faiblesse de toute opposition...

Guillaume Perrier : Le risque est important, c’est même la principale ombre sur cette élection : la dérive autoritaire du premier ministre, qui, de plus en plus, concentre tous les pouvoirs. Des voix se font même entendre au sein de l’AKP, contre un chef qui écrase de son autorité tout l’appareil du parti.

Il existe une rivalité avec le président, qui devient difficile à dissimuler pour le premier ministre. Au début, les deux hommes ont créé le parti ensemble, formant un duo assez équilibré. Erdogan était le « sanguin », et Abdullah Gül le modérateur. Mais depuis que M. Gül a accédé à la présidence de la République, en 2007, la rivalité s’est creusée de plus en plus entre les deux hommes.

- La place des femmes dans la société est-elle abordée dans cette campagne ? Le militantisme sur la question de la polygamie est-il visible en Turquie ?

Guillaume Perrier : La place des femmes est abordée, oui. On notera cependant que c’est l’AKP qui aura le plus de femmes élues au Parlement. Cela étant, il est vrai que la vision qu’a le premier ministre de la femme dans la société turque est largement dépassée. Il dit aux femmes qu’il faut faire trois enfants, car les femmes turques n’en font plus que deux en moyenne.

Sur la question de la polygamie, une militante de l’AKP a fait récemment des déclarations en faveur de la polygamie, provoquant un petit scandale. Mais cela reste assez marginal.

- Pensez-vous que l’AKP sera toujours aussi fort dans l’avenir ? Il me semble que M. Erdogan commence à se mettre à dos certaines parties de la population (les jeunes, les artistes, les journalistes, les alevis...). Cela peut-il avoir une influence sur le paysage politique ?

Guillaume Perrier : Oui, bien sûr. Il s’est mis à dos une partie de la population, étudiants, artistes, avec cette polémique sur le monument célébrant l’amitié entre la Turquie et l’Arménie, dont Erdogan a ordonné la destruction.

Il y a également un gros problème avec la liberté de la presse. Une soixantaine de journalistes sont en prison, ce qui fait de la Turquie le champion en la matière, devant la Chine et l’Iran.

Quant aux minorités ethniques et religieuses, elles se sont aussi éloignées de l’AKP.

- On voit une opposition en Europe à l’entrée de la Turquie dans l’UE basée en grande partie sur l’opposition islam/chrétienté... Est-ce que cette dualité a aussi cours dans la prose politique de l’AKP ?

Guillaume Perrier : Effectivement, les racines chrétiennes de l’Europe sont de plus en plus évoquées dans les pays européens, et cela renforce le sentiment des Turcs d’être rejetés – même si la Turquie a aussi quelque part des racines chrétiennes, puisque c’est l’un des berceaux du christianisme.

L’AKP stigmatise régulièrement le « club chrétien ». De là à se revendiquer comme musulman contre les chrétiens... Ce serait s’exclure de fait de l’Europe.

-  Au sujet de Chypre, la réélection d’Erdogan facilitera-t-elle une éventuelle solution de ce problème ? Quelle est la position des autres parties sur le sujet ? Y a-t-il des avancées « communautaires » pour le nord de l’île ?

Guillaume Perrier : La question chypriote est totalement bloquée. C’est le principal problème entre la Turquie et l’UE aujourd’hui. La réélection d’Erdogan ne faciliterait pas une solution. Depuis 2004, il y a eu des tentatives de solution, qui ont échoué. Donc la perspective n’est pas très rose à Chypre. La position des autres partis sur le sujet n’est pas très claire : le parti nationaliste a bien sûr une position très peu ouverte à la négociation ; et le CHP, le parti kémaliste, n’a pas annoncé de position vraiment différente sur le sujet.

- J’ai lu sur le site internet du Monde qu’il existait un puissant mouvement religieux, le mouvement Gülen, sorte de « jésuites musulmans » : quelle est sa place dans la société turque notamment pour les questions de mœurs ?

Guillaume Perrier : Cette confrérie religieuse compte entre trois et cinq millions d’adeptes en Turquie, elle est effectivement une sorte de société secrète musulmane, très influente. Mais sur les questions de mœurs, elle ne me semble pas avoir d’influence particulière. Elle en a plutôt sur l’orientation politique de la Turquie, sur le système éducatif.

Le mouvement Gülen est de fait un lobby extrêmement puissant, qui soutient l’AKP de tout son poids – l’appareil, pas le chef. Les membres de la confrérie sont la principale force d’opposition à l’autocratie d’Erdogan. Du coup, c’est d’eux que peut venir un éventuel éclatement de l’AKP entre les proches d’Erdogan et les plus réformateurs.

- Et le génocide des Arméniens, la Turquie va rester encore longtemps dans le déni ?

Guillaume Perrier : La reconnaissance du génocide arménien de 1915 n’est pas prévue au programme. De ce point de vue, l’AKP mène une politique classique d’un parti au pouvoir en Turquie. Là où on peut être un peu plus optimiste, c’est que la société civile turque, les intellectuels, les associations, commencent à explorer leur histoire, et donc à s’interroger sur cette page sombre.

- Les positions de l’AKP sur le nucléaire civil ont déclenché l’hostilité de la population et des manifestations. La Turquie vient de confirmer sa volonté de développer cette technologie, ce choix a-t-il un impact électoral ?

Guillaume Perrier : La Turquie a un programme de réacteurs nucléaires. Il y a une opposition de certaines organisations environnementalistes, mais ce n’est en aucun cas un enjeu électoral, sauf de manière très localisée, dans les régions où le gouvernement projette de construire ces centrales.

- Quel est et sera le rôle politique de l’armée turque ?

Guillaume Perrier : Toutes les réformes de ces dernières années ont été faites dans le but que l’armée turque n’ait plus de rôle politique. Et on y est presque arrivé. Pour le moment, l’armée turque a encore son mot à dire sur la question kurde, sur Chypre, où elle est une force de blocage importante.

Mais sur le plan de la politique intérieure, elle est rentrée dans le rang. Elle n’a plus les moyens institutionnels de renverser des gouvernements ou de les menacer, comme c’était encore le cas en 2007 et en 2008.

- Ankara se veut un acteur régional incontournable au Proche-Orient, proche à la fois de la Syrie, du Hamas, de l’Iran. Jusqu’où ce « néo-ottomanisme » peut-il aller ? Cela suscite-t-il de la méfiance dans le monde arabe en révolution ?

Guillaume Perrier : L’alliance avec la Syrie aujourd’hui est en train de voler en éclats à cause des massacres qui sont commis à la frontière par le régime syrien. Avec l’Iran, les relations sont beaucoup moins proches que ce qu’on veut bien raconter en Occident. L’Iran est le grand rival régional de la Turquie aujourd’hui.

Ankara essaie de s’imposer comme un acteur incontournable, par exemple en favorisant le dialogue entre le Fatah et le Hamas pour régler le problème palestinien. Mais effectivement, la « génération de Tahrir », cette jeunesse arabe en révolte, observe avec une distance critique cette ascension de la Turquie. Les jeunes Egyptiens de la place Tahrir, qui étaient cette semaine en Turquie pour observer l’élection, ont parfaitement conscience du potentiel autoritaire de M. Erdogan.

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Sources

Source : Le Monde.fr, 10-06-2011

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